HISTOIRE DE LA SEMAINE


Depuis lundi la chambre discute le budget, mais c’est du côté du Tonkin qu’elle regarde.
Et la préoccupation en est si grande qu’on a laissé passer presque inaperçue la discussion du projet de loi sur le cumul.
En d’autres temps ce débat eût passionné l’une et l’autre Chambre dont il mettait en jeu les rivalités et les jalousies réciproques, le Sénat suppor
tant impatiemment la prérogative budgétaire de
la Chambre, la Chambre jalousant avec amertume le privilège du cumul que possède le Sénat.
Il est probable que, même samedi dernier, malgré les préoccupations du Tonkin, la discussion eut
été vive si la commission n’avait découragé par son insuffisance toute discussion sérieuse.
La jalousie de la Chambre, en effet, ne manque pas d’âpreté: d’autant qu’elle est justifiée parde nombreux griefs. La prérogative budgétaire est certainement glorieuse ; mais elle n’est point pra
tique ni lucrative. Encore, si elle est en honneur, est-elle inférieure au droit de cumul qui permet au Sénat d’accaparer les honneurs... et les traitements. Être ambassadeur ou premier président de la Cour de Cassation, cela flatte davantage et rapporte plus que le droit de prendre seul — avec la majorité de la Chambre — l’initiative d’une dépense ou d’un impôt. Et le Sénat a vraiment abusé de sa supério
rité puisqu’il compte une quarantaine de fonctionnaires-sénateurs.
Mais la commission, dont M. Roques de Filhol était le rapporteur et dans laquelle ne brillait pas M. Raspail, avait si bien fait sa besogne que tout
le monde dans la Chambre — y compris même la minorité de la commission, -— déclarait n’y rien comprendre et se refusait à discuter un texte dont on ne parvenait pas à reconnaître le sens.
Il faut espérer que le Sénat — non sans un malin plaisir — fera subir un redressement ortho
pédique à cette malheureuse loi votée par raccroc et, pour employer un terme bizarre mais juste, votée « au juger » par la Chambre.
Il fallait tout autre chose pour empêcher la Chambre de penser au Tonkin.
Depuis que la demande de crédits est soumise aux délibérations d une commission, la question fermente, pour ainsi dire, dans la Chambre. Ce qu’on apprend irrite ; et ce qu’on ne sait pas irrite encore davantage et le silence du gouvernement inquiète encore plus que ne pourrait le faire une mauvaise nouvelle.
C’est qu’en effet, depuis quelques jours, on est dans une angoisse qui tourne à l’exaspération. Personne n’ignore que M. Ferry ne veut — et il ne peut vraiment pas — solliciter ou même ac
cepter l’arbitrage de l’Angleterre ou sa médiation, avant qu’un succès au Tonkin n’ait ramené la Chine à de plus justes appréciations de nos forces. Il faut que Bac-Ninh et Son-Tay soient pris pour que M. Ferry puisse négocier, et d’autre part, M. Ferry n’ose point tout dire à la Chambre avant le fait accompli, de peur que cette discussion, d’une part n’encourage la Chine dans ses résistances et, d’autre part, ne compromette, par cela même, la position du gouvernement.
On le sait et, tout naturellement, sachant que M. Ferry se trouve dans le cas d’avoir absolument besoin d une victoire, on craint que, malgré les dif
ficultés et les dangers, malgré l’insuffisance de nos forces au Tonkin peut-être même malgré les représentations de l’amiral Courbet, M. Ferry n’ait « commandé une victoire ».
On croit savoir que, depuis quatre ou cinq jours, les opérations militaires contre Bac-Ninh sont — ou devraient être — commencées. Et l’absence de toute nouvelle, le défaut de toute communication
de dépêches dans la commission, jettent la Chambre — et avec elle bien d’autres encore — dans une anxiété profonde. Malgré soi l’on se rappelle 1a. catastrophe de mai dernier et la triste fin du commandant Rivière. Si par malheur un échec survenait, je ne sais trop où s’arrêterait la colère de la Chambre.
A l’heure où j’écris ces lignes, le gouvernement est dans la commission et l’explication certainement est chaude. A tout moment une interpellation peut surgir. Au dernier moment, à la der
nière minute, avant de mettre sous presse, s’il y a un événement je vous le dirai.
Entre temps, la discussion du budget va son train, non sans quelques cahots. Les petits budgets par lesquels, — en attendant le rapport général qui n’était pas prêt, — on a ouvert la marche, ont été
soumis à des intermittences étranges de douceur et de sévérité. Le budget des cultes surtout a subi le plus bizarre va-et-vient de rigueur et d’indul
gence. On a sabré les bourses des séminaires et fait grâce aux édifices diocésains; on a rogné jusqu’au vif le traitement de M. l’archevêque de Paris et on a épargné les desservants. Mais il est certain que le flot monte et que la séparation des églises et de l’Etat pourrait bien être faite par la législature prochaine, à moins que le Sénat, si toutefois quelque « révision » plus ou moins générale ne l’a pas emporté, ne se mette en travers de cette expérience.
La discussion générale a interrompu ces petits chipotages de chiffres qui composent le fond de la discussion quand on arrive aux chapitres. Cette fois, le tournoi s’est engagé par une passe d’ar
mes qui ne manquait pas d’intérêt : M. Ribot, le rapporteur-général de l’an dernier contre M. Rouvier, rapporteur-général de cette année. Et l’abordage a été plus dur qu’on n’eût pu le croire au premier aspect.
C est que M. Ribot représente l’attaque orléaniste contre le budget de la République. Qu’il le
veuille ou non, M. Ribot est à la Chambre le chef des Orléanistes, et « l’Orléaniste malgré lui ». C’est autour de lui que se serrent tous ceux qui,
libéraux d’opinion mais modérément républicains, ne s’effarouchent point, tant s’en faut, d’une restauration orléaniste.
Or, à cette heure, l’orléanisme n’a point de terrain « positif » dans le parlement. Il ne peut pas « s’affirmer », comme on dit de nos jours; et il ne peut jouer son jeu que par des actes « négatifs », c’est-à-dire, en critiquant et attaquant la répu
blique. Et c’est plus spécialement sur les finances que porte, quant à présent, cette attaque.
La joute d’ailleurs a ce caractère bizarre que les coups s’échangent par dessus la tête du ministre des finances auquel personne ne fait l’honneur de s’occuper de lui. Depuis quatre jours qu’on dis
cute, il n’est pas plus question de lui que s’il n’existait pas. C’est que, réellement, on le tient pour mort et même pour enterré. Le budjet qu’on vote est son cercueil et la promulgation du budget sera la notification de ses funérailles. Voilà pourquoi les attaques de M. Ribot sont adressées direc
tement à M. Rouvier, c’est-à-dire au ministre de demain, par dessus ce pauvre M. Tirard qui, vivant encore, n’est cependant déjà plus qu’un ministre posthume.
Sénat. — Séance du 22 : Adoption en deuxième lecture de la proposition de loi relative à l’abrogation des dispositions concernant les livrets d’ouvriers. La créa
tion du livret facultatif, proposée par la commission, est adoptée.
*
* *
Chambre des députés. — Séance du 22 : Suite de la discussion des budgets des ministères. Les budgets du ministère de la justice, de l’imprimerie nationale et de la Légion d’honneur sont adoptés. Le budget des cultes est ensuite l’objet d’un long débat, au cours du
quel M. Goblet combat les mesures que l’on propose contre le clergé, par la raison que le Concordat doit être strictement appliqué. Il demande que l’on étudie sérieu
sement la question de la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Le président du Conseil répond que le moment n’est pas favorable à la solution de ce problème. Après une discussion à laquelle prennent part MM. Roche, Clémenceau, Paul Bert et Freppel, le chapitre i‘r est adopté.
Séance du 23 : Suite de la discussion du budget des cultes. Adoption de deux amendements de M. Jules Roche, l’un proposant de réduire le traitement de M. l’archevêque de Paris de 45,000 fr. à 15,000 fr.; l’autre tendant à supprimer les bourses dans les sémi
naires. Les autres chapitres du budget des cultes sont adoptés sans changement.
Séance du 24 : Discussion des projets et propositions de loi relatifs au cumul. Après avoir ajourné ce qui con
cerne le cumul proprement dit, la Chambre examine les dispositions concernant les incompatibilités parlementaires. Le contre-projet présenté par M. Le
lièvre, sur les incompatibilités est en partie adopté. L’exercice des fonctions publiques rétribuées par l’Etat, ou dont les titulaires sont nommés parle gouvernement est incompatible avec le mandat de sénateur ou de dé
puté. En conséquence tout fonctionnaire élu sénateur ou député, sera remplacé dans ses fonctions, si dans les huit jours qui suivra la vérification des pouvoirs, il n’a pas fait connaître qu’il n’accepte pas le mandat à lui confié par les électeurs. Les ministres des différents cultes seront déchus du même mandat si dans les mêmes délais ils n’ont pa; résigné leurs fontions. Sont exceptées de ces dispositions les fonctions de ministre ou sous
secrétaire d’Etat ; professeur titulaire et agrégé de Faculté nommés au concours ou sur la présentation du corps où la vacance s’est produite; ambassadeur ou ministre plénipotentiaire. De plus, tout sénateur ou député qui, au cours de son mandat, aura accepté une fonction dans une Administration, Compagnie ou So
ciété subventionnée par l’Etat, ou qui se sera rendu concessionnaire d’une entreprise de travaux ou de four
nitures pour le compte de l’Etat, sera considéré, par le seul fait de son acceptation, comme ayant renoncé à son mandat ; mais ce sénateur ou ce député, quoique restant en possession de sa fonction ou en jouissance de son marché, pourra se représenter devant ses électeurs, juges en dernier ressort.
Séance du 26 : Commencement de la discussion générale du budget. M. Ribot prononce un important discours, dans lequel il critique principalement le budget extraordinaire. Après une réponse de M. Rouvier, rap
porteur général, la suite de la discussion est renvoyée au lendemain.
* *
Réception par M. le président de la République, en audience solennelle, le 24 novembre, de M. le maréchal Serrano, ambassadeur d’Espagne à Paris, qui lui remet ses lettres de créance.
*
* *
élections.— Législatives. Département de l’Ain,circonscription de Belley. M. Gigeet, républicain, nuance Union républicaine. Il s’agissait de remplacer M. Roselli-Mollet, décédé. — Département de l’Hérault, cir
conscription de Lodève : ballottage entre MM. Paul- Leroy-Beaulieu, conservateur, et M. Galtier, radical. Il s’agissait de remplacer M. Arrazat, décédé.
* *
décrets. Le territoire connu sous le nom de Malakoff, faisant partie de la commune de Vanves (Seine), est détaché de cette commune. Il formera une commune nouvelle sous la dénomination de commune deMalakoff. Par suite de ce décret, le nombre des communes du dé
partement de la Seine, compris Paris, est actuehement de soixante-treize.
*
En vertu d’une décision ministérielle, l’aumônier du monument expiatoire de la rued’Anjou-St-Honoré, étant mort, ne sera pas remplacé. De plus aucun service reli
gieux ne sera plus désormais célébré dans cet édifice. *
Nouvelles du Tonkin. — Des avis d’Haï-Phong annoncent que 3,000 hommes de troupes chinoises ont attaqué Haï-Dzuong, le 17 novembre. La garnison fran
çaise, appuyée par la chaloupe-canonnière La Carabine, a tenu bon depuis neuf heures du matin jusqu’à quatre heures du soir. Les Chinois se sont retirés à l’arrivée de la canonnière Le Lynx. Nous avons eu douze moris ou blessés. La Carabine a été percée en douze endroits, et huit matelots de son bord ont été blessés.
* *
Egypte. — Le corps expéditionnaire commandé par le général anglais Hicks et envoyé contre le Mahdi est anéanti. Nouvelle officielle du Caire. Cette armée, com
posée de 10,500 hommes a été cernée le 3 novembre par des masses ennemies évaluées à trois cent mille hommes. Elle se forma en carré et soutint une lutte qui dura trois jours. D’après la dépêche une seule personne aurait échappé au massacre.
* *
Nécrologie. — Le général de biigade Pelletier de Montmarie. Né en 1813, il sortit de Saint-Cyr dans l’in
fanterie en 1835, et servit longtemps en Algérie. Il y était encore, lorsqu’il fut appelé en Crimée où il assista à la prise de Malakof et fut promu au grade de lieutenant-colonel. Nommé général en février 1869, il com
manda une brigade dans l’armée du Rhin et prit part aux batailles de Wissembourg, de Frœschwiller et de Sedan; grièvement blessé dans cette dernière action, il fut fait prisonnier et conduit en Allemagne. Il avait été promu grand officier de la Légion d’honneur, en mars 1875, lors de son admission dans le cadre de réserve. Le gé
néral de Montmarie avait été admis à la retraite sur sa demande en 1879.
*
M. le vice-amiral Pierre-Gustave Roze. Entré dans la marine en 1826, il avait le grade de capitaine de vais
seau, lorsqu’il fut chargé du commandement de la Vera- Cruz pendant la période la plus critique de la guerre du Mexique : il s’acquitta de ces fonctions avec un dé
vouement qui lui valut sa nomination au grade de contreamiral, le 19 juillet 1862. Il commandait en 1865 l’escadre des mers de la Chine, lorsque le massacre de plu
sieurs missionnaires français en Corée le décida à se porter sur les côtes de ce pays et à s’emparer de Kang
Hoa, ville et arsenal militaire, sur le fleuve qui conduit à Séoul, capitale de la Corée. L’insuffisance des forces dont il disposait ne lui permit pas de prolonger l’occupation de cette ville, dont il détruisit les immenses ap
provisionnements avant de se retirer. Promu vice-amiral en 1869, il fut nommé préfet maritime de Cherbourg. Il commanda plus tard l’escadre de la Méditerranée, à bord du Magenta, qui fut détruit parle feu le 31 octobre 1875. Le vice-amiral Roze était né le 28 novembre 1812 ; il était grand-croix de la Légion d’honneur depuis le 4 dé
cembre 1877, date de son admission dans le cadre de réserve.