COURRIER DE PARIS
Une femme ailée tenant deux écussons et des couronnes et des lauriers dans ses mains — d’un côté les armes de la ville de Paris, de l’autre celles du royaume d’Italie et du haut d’un nuage, faisant pleuvoir des palmes sur des violons, harpes, contre
basses, cahiers et partitions entassés sur le parterre : telle est la gravure de Chauvel qui illustrait l’invi
tation adressée par le Théâtre-Italien aux diverses célébrités de Paris pour cette représentation de gala qui a été l’éblouissement de la semaine.
Gala! Le nom même est italien, comme il est, du reste, espagnol et portugais, et il sonne gaiement la réjouissance. N’insistons pas trop d’ail
leurs sur l’origine car il se trouverait des savants pour nous prouver que le mot vient du germain et notre gala nous semblerait subitement moins brillant.
— Gala, monsieur, dérive de l’anglo-saxon gai, gai : — d’où gaillard, galant, etc.
D’où il résulterait, si les pédants avaient raison, que la galanterie française aurait pour origine un mot germanique. Je ne le croirais pas quand on me le prouverait, textes en mains.
Le Théâtre-Italien a donc offert son gala à Paris. Les esprits moroses qui crient à la déca
dence du goût et à la dégénérescence des races auraient pu lorgner, au hasard, dans la salle remise à neuf : leurs yeux eussent pu se reposer à l’aise sur des toilettes exquises et des beautés éclatantes. On me dira que la plupart de ces jolies specta
trices portent des noms exotiques, mais il me semble que Paris a affiné leur charme et qu’elles lui ont pris je ne sais quoi de parisien que nous pouvons revendiquer. La belle Mme Bernadacki,
pour n’en citer qu’une, serait peut-être en Russie une admirable statue de neige; à Paris elle a pris comme une grâce nouvelle qui ajoute un peu de piquant à sa sculpturale beauté. Et ainsi de toutes. Paris, ce n’est rien mais c’est le grain noir qui relève tout le visage, c’est la mouche assassine col
lée au coin d’une lèvre. C’est ce point lumineux qui n’est rien et qui est tout pour un tableau.
Goncourt a ou ont dit : « La Parisienne c’est la femme pâte tendre. » Eh! bien Paris attendrit la pâte des belles faïences anglaises aux décors roses et des porcelaines un peu lourdes des pays du Nord.
Il y avait donc du plaisir pour les lorgnettes, au gala de mardi dernier, et du plaisir pour les oreilles après les prunelles. Maurel est décidément un baryton de premier ordre, c’est un maître artiste et on n’a pas plus de charme et de talent réunis que Mme Fidès-Devriès.
Seulement, il est bien certain que l’Italie nous envahit. Severo Torelli à l’Odéon, Simon Boccanegra, place du Châtelet. Gênes ici, Pise là, nous voilà en pleine Italie du temps passé. Qu’on reprenne la Haine à la Gaîté et qu’on nous transporte à Sienne et ce sera complet et parfait.
François Coppée risquait gros jeu en donnant un drame nouveau à la veille d’une élection académique. Il remettait en question tous ses ti
tres, depuis le Passant jusqu’aux Humbles. On lui sait gré de cet acte de bravoure artistique et la partie a par lui été gagnée, à l’Odéon, haut la main. On peut dire qu’il est désormais académicien, sinon pour cette fois, du moins pour l’élec
tion qui suivra. Il serait d’ailleurs peu humain de souhaiter qu’elle soit prochaine.
On ne réfléchit pas à ceci que lorsqu’on fait des vœux pour une semblable élection d’un ami, on en fait, en même temps, pour le trépas d’une autre personne. On ne tue pas le mandarin, mais on tue l’académicien.
Ce sont nos soldats qui tuent, là-bas, le mandarin. Pauvres gens qui n’ont pour gala que la ca
nonnade et la marche meurtrière à travers les rizières ! Nous avons toujours beaucoup trop tard de leurs nouvelles, la Chambre ayant trouvé trop dispendieux l’établissement d’un télégraphe cor
respondant directement avec le Tonkin. Jolie économie, soit dit en passant.
Il en est d’elle comme de celle qui consiste à marchander les téléphones mettant en communi
cation entr’eux les services divers de la préfecture de police. Quand on pense que le téléphone rap
procherait les commissaires et leur permettrait de signaler rapidement les malfaiteurs à découvrir, les expéditions à entreprendre. Mais l’Administration laisse des téléphones aux banquiers, aux
agents d’affaires, à quelques journaux et se soucie bien d’un tel progrès.
A Londres, tout bureau de police est organisé comme un bureau télégraphique et fonctionne comme un office de commerce. Mais je dois dire que la politique ne se mêle jamais des rapports, généralement tendus, entre messieurs les assassins et messieurs les détectives.
Chez nous, c’est précisément le contraire. Il y a, sur le bureau du Sénat, une loi qui dort d’un doux sommeil. C’est cette fameuse loi sur les récidivistes qui doit, depuis des années, nous débarrasser, si faire se peut, des 72,000 récidivistes qui appor
tent à Paris l’ornement de leur présence et l’attrait de leur dévorante activité.
Dès qu’on parle de chasser les récidivistes, il se trouve des avocats du diable pour s’écrier :
— Que faites-vous de la liberté individuelle ?
— Eh ! parbleu, la liberté individuelle de l’honnête homme, je tâche de la protéger ; mais la liberté individuelle du coquin, je m’efforce de la restreindre : — c’est assez naturel.
Pas si naturel puisqu’on proteste, puisqu’on crie et qu’on réclame pour les rôdeurs de barrières le
Droit à la Récidive, comme Nadar autrefois réclamait le Droit au Vol. Du moins ne s’agissait-il que du vol des ballons.
Ah ! la politique ! On a déterré, à la fin de la semaine passée, du coin du cimetière Montmartre où il reposait depuis près de treize ans, le cadavre du vieux Charles Delescluze qui sut mourir aux journées de mai 1871 et mourut même après avoir témoigné d’un certain mépris personnel pour bien des gens avec lesquels il venait de se fourvoyer au milieu de la plus sinistre bagarre de notre histoire. Delescluze avait été enseveli entre un sergent major de la ligne et un soldat du 51e régi
ment, dans une fosse où Versaillais, comme on disait, et fédérés dorment côte à côte depuis des années, leur dernier sommeil après s’être entretués effroyablement.
Un journal, qui raconte l’exhumation des restes de Delescluze nous donne, à propos de cette lugubre cérémonie, ce détail tragique qu’il appelle « un fait curieux : »
« Quand on procéda à l’enlèvement des squelettes qui se trouvaient autour des ossements de Delescluze, des balles tombèrent des crânes fracassés. Balles de chassepots si l’ossature était celle du ca
davre d’un fédéré ; balles de fusil à tabatière si le crâne était celui d’un soldat de la ligne. »
Et peut-être le hardi radical qui notait ce petit fait à la Stendhal ne se doutait-il point qu’il portait là, sans phrase aucune, la plus cruelle accusa
tion qu’on puisse formuler contre la guerre civile, cela par la seule constatation de cette pluie ma
cabre de vieilles balles s’échappant, après treize ans, des têtes trouées et terreuses.
A quoi bon, en effet, entre les pauvres gens qui gisent, anonymes, dans la glaise du cimetière Mont
martre cet échange de balles de chassepots et de balles de fusil à tabatière ? En quoi la balle du chas
sepot logée dans la tête d’un ouvrier parisien qui avait sans doute femme et enfants et la balle du fusil à tabatière cassant la figure à un malheureux soldat revenant des forts d’Allemagne et aspirant à retrouver son coin de ferme, mère, sœur, fiancée
— en quoi ces morceaux de plomb ont-ils servi une cause quelconque? Et pourquoi des êtres d’un même pays, revêtus d’uniformes qui variaient à peine parla couleur des collets de la capote ont-ils accompli cette belle besogne de se jeter par milliers aux fossés des cimetières?
Pourquoi ? Parce que des rêveurs de cafés avaient à appliquer leurs idées personnelles sur le gouver
ment, parce que des mécontents voulaient faire payer leurs propres déceptions à une société mal équilibrée à leur avis et parce que les amateurs du pittoresque tenaient à se passer des écharpes autour du ventre et à traverser les rues avec des galons d’argent sur leurs manches.
Et voilà pourquoi, treize ans après, on entend, lorqu’on remue les vieux crânes, tomber les balles de plomb des ossements des morts ou des fusillés.
Peuple-ouvrier ou peuple-soldat, lignard ou fédéré, c’était pourtant le peuple seul qui payait, argent comptant, - je veux dire plomb comptant — les expériences de ses amis les réformateurs.
En sera-t-il donc ainsi, tant que le monde sera monde ?
On a publié, cette semaine, le catalogue d’une vente d’autographes débités à l’Hôtel Drouot,
comme de coutume. Il s’y trouvait une soixantaine de lettres adressées àVictorHugo vers 1850 parun certain nombre de notabilités diverses, hommes politiques et gens de lettres.
Victor Hugo a protesté dans le Rappel, disant qu’il ignorait d’où pouvait provenir cette collection.
Le fait est que la vente des autographes devient un commerce tout à fait curieux. Il y a peu d’an
nées, un docteur, ami de Dumas fils, mettait en vente, le plus tranquillement du monde, toute une correspondance à lui adressée par l’auteur de la Dame aux Camélias.
Confidences intimes, bavardages familiers,lettres d’amour, lettres de rupture, tout s’en va sous le marteau du commissaire-priseur comme des bibe
lots ordinaires, des lambeaux de tapis de Karamanie ou des collections de tabatières.
C’est la halle aux souvenirs, c’est le passé des plus glorieux et des plus belles, poètes ou comé
diennes, mis à l’encan ainsi que de vieilles nippes. Et le dimanche, il est de bon ton d’aller lorgner, dans les salles, les pattes de mouche des illustres en même temps que la garde-robes des cocottes liquidées.
Et les ventes de ces billets doux sont précédées de catalogues, rédigés par des érudits, des délicats, des curieux qui ont bien soin de faire ressortir le côté piquant ou précieux de chaque autographe soumis aux enchères et, passe pour les morts,— mais les vivants sont exposés à lire dans les brochures qui analysent les missives des annotations comme celles-ci :
« Musset (Alfred de). — Célèbre poète français. Lettre piquante, où il demande à X** pédicure, de venir lui faire les cors. »
Rachel. — La Muse de la tragédie classique. L. a. s. (ce qui signifie Lettre autographe signée).
1 p. in. 81. « Elle a l’estomac gonflé. Elle écrit à
son pharmacien. Elle voudrait un sel purgatif quelconquequi ne l’empêchât pas de jouer le soir.»
O poésie, que deviens-tu après des révélations pareilles! Il a des cors, le chantre des Nuits ! Et la sœur des Horace a de pareils soucis gastriques !
Les catalogues d’autographes sont des tombeaux d’illusions.
Et encore n est-ce rien que cela! Mais si, par hasard, on trouvait imprimé (ce qui est possible) ces indications :
Fadinard (Adolphe). Peintre ou romancier ou homme politique célèbre. — L. a. s. 2 p. in. 81. Très curieux démêlés avec sa femme. Il lui repro
che l’acrimonie de son caractère. « Je ne suis pas Socrate, hélas, et pourtant vous avez trouvé le moyen d’être Xantippe. » Jolie pièce.
Car, dans toutes les choses humaines, douleurs, joies, querelles, amours, l’expert en autographe, comme l’expert en tableaux ne voit que ce qui in
téresse l’amateur : Pièce rare. Jolie pièce. Belle lettre.
Le reste, les sels anglais que sollicite Mlle Rachel ou les querelles de ménage de M. et Mme Fadinard « un de nos plus gracieux écrivains » lui importent peu.
A l’encan! A l’encan! les confidences de l’amour et les bavardages de la gloire !
Vous savez que nos élégantes continuent à porter des oiseaux entiers sur leurs chapeaux. En fêtant Sainte-Catherine on a porté, dans les ateliers de modistes, des toasts aux oiseaux empaillés qui font florès.
Quand la mode est un peu ridicule ne pourraiton pas trouver la mode démodée ?
Il y a sur les feutres nouveaux des perdrix entières, des pigeons complets et des tourterelles avec bec, pied et pattes. On m’affirme même avoir vu figurer sur un de ces chapeaux une bécasse. Une bécasse! c’est imprudent. Quelle enseigne pour Mlle X... des Variétés ! Ses camarades lui demanderaient évidemment si c’est une arme parlante.
Cet empaillement d’oiseaux sur les feutres féminins rappelle le temps où les femmes à la mode portaient des navires pavoisés et des frégates com
plètes sur leurs iolies têtes. Les colombes et les pintades de 1883 sont plus agréables à voir au-des
sus des cheveux bruns ou blonds que les galèresrégates au-dessus des perruques du xviii6 siècle mais elles sont presque aussi risibles. Au lieu d’une flotte, on a une volière, voilà tout.
Si j’étais femme, je ne consentirais jamais, — jamais — à m’exposer à entendre dire, lorsqu’on me verrait :
— O la belle caille !... Dieu ! la jolie perruche !
Une femme ailée tenant deux écussons et des couronnes et des lauriers dans ses mains — d’un côté les armes de la ville de Paris, de l’autre celles du royaume d’Italie et du haut d’un nuage, faisant pleuvoir des palmes sur des violons, harpes, contre
basses, cahiers et partitions entassés sur le parterre : telle est la gravure de Chauvel qui illustrait l’invi
tation adressée par le Théâtre-Italien aux diverses célébrités de Paris pour cette représentation de gala qui a été l’éblouissement de la semaine.
Gala! Le nom même est italien, comme il est, du reste, espagnol et portugais, et il sonne gaiement la réjouissance. N’insistons pas trop d’ail
leurs sur l’origine car il se trouverait des savants pour nous prouver que le mot vient du germain et notre gala nous semblerait subitement moins brillant.
— Gala, monsieur, dérive de l’anglo-saxon gai, gai : — d’où gaillard, galant, etc.
D’où il résulterait, si les pédants avaient raison, que la galanterie française aurait pour origine un mot germanique. Je ne le croirais pas quand on me le prouverait, textes en mains.
Le Théâtre-Italien a donc offert son gala à Paris. Les esprits moroses qui crient à la déca
dence du goût et à la dégénérescence des races auraient pu lorgner, au hasard, dans la salle remise à neuf : leurs yeux eussent pu se reposer à l’aise sur des toilettes exquises et des beautés éclatantes. On me dira que la plupart de ces jolies specta
trices portent des noms exotiques, mais il me semble que Paris a affiné leur charme et qu’elles lui ont pris je ne sais quoi de parisien que nous pouvons revendiquer. La belle Mme Bernadacki,
pour n’en citer qu’une, serait peut-être en Russie une admirable statue de neige; à Paris elle a pris comme une grâce nouvelle qui ajoute un peu de piquant à sa sculpturale beauté. Et ainsi de toutes. Paris, ce n’est rien mais c’est le grain noir qui relève tout le visage, c’est la mouche assassine col
lée au coin d’une lèvre. C’est ce point lumineux qui n’est rien et qui est tout pour un tableau.
Goncourt a ou ont dit : « La Parisienne c’est la femme pâte tendre. » Eh! bien Paris attendrit la pâte des belles faïences anglaises aux décors roses et des porcelaines un peu lourdes des pays du Nord.
Il y avait donc du plaisir pour les lorgnettes, au gala de mardi dernier, et du plaisir pour les oreilles après les prunelles. Maurel est décidément un baryton de premier ordre, c’est un maître artiste et on n’a pas plus de charme et de talent réunis que Mme Fidès-Devriès.
Seulement, il est bien certain que l’Italie nous envahit. Severo Torelli à l’Odéon, Simon Boccanegra, place du Châtelet. Gênes ici, Pise là, nous voilà en pleine Italie du temps passé. Qu’on reprenne la Haine à la Gaîté et qu’on nous transporte à Sienne et ce sera complet et parfait.
François Coppée risquait gros jeu en donnant un drame nouveau à la veille d’une élection académique. Il remettait en question tous ses ti
tres, depuis le Passant jusqu’aux Humbles. On lui sait gré de cet acte de bravoure artistique et la partie a par lui été gagnée, à l’Odéon, haut la main. On peut dire qu’il est désormais académicien, sinon pour cette fois, du moins pour l’élec
tion qui suivra. Il serait d’ailleurs peu humain de souhaiter qu’elle soit prochaine.
On ne réfléchit pas à ceci que lorsqu’on fait des vœux pour une semblable élection d’un ami, on en fait, en même temps, pour le trépas d’une autre personne. On ne tue pas le mandarin, mais on tue l’académicien.
Ce sont nos soldats qui tuent, là-bas, le mandarin. Pauvres gens qui n’ont pour gala que la ca
nonnade et la marche meurtrière à travers les rizières ! Nous avons toujours beaucoup trop tard de leurs nouvelles, la Chambre ayant trouvé trop dispendieux l’établissement d’un télégraphe cor
respondant directement avec le Tonkin. Jolie économie, soit dit en passant.
Il en est d’elle comme de celle qui consiste à marchander les téléphones mettant en communi
cation entr’eux les services divers de la préfecture de police. Quand on pense que le téléphone rap
procherait les commissaires et leur permettrait de signaler rapidement les malfaiteurs à découvrir, les expéditions à entreprendre. Mais l’Administration laisse des téléphones aux banquiers, aux
agents d’affaires, à quelques journaux et se soucie bien d’un tel progrès.
A Londres, tout bureau de police est organisé comme un bureau télégraphique et fonctionne comme un office de commerce. Mais je dois dire que la politique ne se mêle jamais des rapports, généralement tendus, entre messieurs les assassins et messieurs les détectives.
Chez nous, c’est précisément le contraire. Il y a, sur le bureau du Sénat, une loi qui dort d’un doux sommeil. C’est cette fameuse loi sur les récidivistes qui doit, depuis des années, nous débarrasser, si faire se peut, des 72,000 récidivistes qui appor
tent à Paris l’ornement de leur présence et l’attrait de leur dévorante activité.
Dès qu’on parle de chasser les récidivistes, il se trouve des avocats du diable pour s’écrier :
— Que faites-vous de la liberté individuelle ?
— Eh ! parbleu, la liberté individuelle de l’honnête homme, je tâche de la protéger ; mais la liberté individuelle du coquin, je m’efforce de la restreindre : — c’est assez naturel.
Pas si naturel puisqu’on proteste, puisqu’on crie et qu’on réclame pour les rôdeurs de barrières le
Droit à la Récidive, comme Nadar autrefois réclamait le Droit au Vol. Du moins ne s’agissait-il que du vol des ballons.
Ah ! la politique ! On a déterré, à la fin de la semaine passée, du coin du cimetière Montmartre où il reposait depuis près de treize ans, le cadavre du vieux Charles Delescluze qui sut mourir aux journées de mai 1871 et mourut même après avoir témoigné d’un certain mépris personnel pour bien des gens avec lesquels il venait de se fourvoyer au milieu de la plus sinistre bagarre de notre histoire. Delescluze avait été enseveli entre un sergent major de la ligne et un soldat du 51e régi
ment, dans une fosse où Versaillais, comme on disait, et fédérés dorment côte à côte depuis des années, leur dernier sommeil après s’être entretués effroyablement.
Un journal, qui raconte l’exhumation des restes de Delescluze nous donne, à propos de cette lugubre cérémonie, ce détail tragique qu’il appelle « un fait curieux : »
« Quand on procéda à l’enlèvement des squelettes qui se trouvaient autour des ossements de Delescluze, des balles tombèrent des crânes fracassés. Balles de chassepots si l’ossature était celle du ca
davre d’un fédéré ; balles de fusil à tabatière si le crâne était celui d’un soldat de la ligne. »
Et peut-être le hardi radical qui notait ce petit fait à la Stendhal ne se doutait-il point qu’il portait là, sans phrase aucune, la plus cruelle accusa
tion qu’on puisse formuler contre la guerre civile, cela par la seule constatation de cette pluie ma
cabre de vieilles balles s’échappant, après treize ans, des têtes trouées et terreuses.
A quoi bon, en effet, entre les pauvres gens qui gisent, anonymes, dans la glaise du cimetière Mont
martre cet échange de balles de chassepots et de balles de fusil à tabatière ? En quoi la balle du chas
sepot logée dans la tête d’un ouvrier parisien qui avait sans doute femme et enfants et la balle du fusil à tabatière cassant la figure à un malheureux soldat revenant des forts d’Allemagne et aspirant à retrouver son coin de ferme, mère, sœur, fiancée
— en quoi ces morceaux de plomb ont-ils servi une cause quelconque? Et pourquoi des êtres d’un même pays, revêtus d’uniformes qui variaient à peine parla couleur des collets de la capote ont-ils accompli cette belle besogne de se jeter par milliers aux fossés des cimetières?
Pourquoi ? Parce que des rêveurs de cafés avaient à appliquer leurs idées personnelles sur le gouver
ment, parce que des mécontents voulaient faire payer leurs propres déceptions à une société mal équilibrée à leur avis et parce que les amateurs du pittoresque tenaient à se passer des écharpes autour du ventre et à traverser les rues avec des galons d’argent sur leurs manches.
Et voilà pourquoi, treize ans après, on entend, lorqu’on remue les vieux crânes, tomber les balles de plomb des ossements des morts ou des fusillés.
Peuple-ouvrier ou peuple-soldat, lignard ou fédéré, c’était pourtant le peuple seul qui payait, argent comptant, - je veux dire plomb comptant — les expériences de ses amis les réformateurs.
En sera-t-il donc ainsi, tant que le monde sera monde ?
On a publié, cette semaine, le catalogue d’une vente d’autographes débités à l’Hôtel Drouot,
comme de coutume. Il s’y trouvait une soixantaine de lettres adressées àVictorHugo vers 1850 parun certain nombre de notabilités diverses, hommes politiques et gens de lettres.
Victor Hugo a protesté dans le Rappel, disant qu’il ignorait d’où pouvait provenir cette collection.
Le fait est que la vente des autographes devient un commerce tout à fait curieux. Il y a peu d’an
nées, un docteur, ami de Dumas fils, mettait en vente, le plus tranquillement du monde, toute une correspondance à lui adressée par l’auteur de la Dame aux Camélias.
Confidences intimes, bavardages familiers,lettres d’amour, lettres de rupture, tout s’en va sous le marteau du commissaire-priseur comme des bibe
lots ordinaires, des lambeaux de tapis de Karamanie ou des collections de tabatières.
C’est la halle aux souvenirs, c’est le passé des plus glorieux et des plus belles, poètes ou comé
diennes, mis à l’encan ainsi que de vieilles nippes. Et le dimanche, il est de bon ton d’aller lorgner, dans les salles, les pattes de mouche des illustres en même temps que la garde-robes des cocottes liquidées.
Et les ventes de ces billets doux sont précédées de catalogues, rédigés par des érudits, des délicats, des curieux qui ont bien soin de faire ressortir le côté piquant ou précieux de chaque autographe soumis aux enchères et, passe pour les morts,— mais les vivants sont exposés à lire dans les brochures qui analysent les missives des annotations comme celles-ci :
« Musset (Alfred de). — Célèbre poète français. Lettre piquante, où il demande à X** pédicure, de venir lui faire les cors. »
Rachel. — La Muse de la tragédie classique. L. a. s. (ce qui signifie Lettre autographe signée).
1 p. in. 81. « Elle a l’estomac gonflé. Elle écrit à
son pharmacien. Elle voudrait un sel purgatif quelconquequi ne l’empêchât pas de jouer le soir.»
O poésie, que deviens-tu après des révélations pareilles! Il a des cors, le chantre des Nuits ! Et la sœur des Horace a de pareils soucis gastriques !
Les catalogues d’autographes sont des tombeaux d’illusions.
Et encore n est-ce rien que cela! Mais si, par hasard, on trouvait imprimé (ce qui est possible) ces indications :
Fadinard (Adolphe). Peintre ou romancier ou homme politique célèbre. — L. a. s. 2 p. in. 81. Très curieux démêlés avec sa femme. Il lui repro
che l’acrimonie de son caractère. « Je ne suis pas Socrate, hélas, et pourtant vous avez trouvé le moyen d’être Xantippe. » Jolie pièce.
Car, dans toutes les choses humaines, douleurs, joies, querelles, amours, l’expert en autographe, comme l’expert en tableaux ne voit que ce qui in
téresse l’amateur : Pièce rare. Jolie pièce. Belle lettre.
Le reste, les sels anglais que sollicite Mlle Rachel ou les querelles de ménage de M. et Mme Fadinard « un de nos plus gracieux écrivains » lui importent peu.
A l’encan! A l’encan! les confidences de l’amour et les bavardages de la gloire !
Vous savez que nos élégantes continuent à porter des oiseaux entiers sur leurs chapeaux. En fêtant Sainte-Catherine on a porté, dans les ateliers de modistes, des toasts aux oiseaux empaillés qui font florès.
Quand la mode est un peu ridicule ne pourraiton pas trouver la mode démodée ?
Il y a sur les feutres nouveaux des perdrix entières, des pigeons complets et des tourterelles avec bec, pied et pattes. On m’affirme même avoir vu figurer sur un de ces chapeaux une bécasse. Une bécasse! c’est imprudent. Quelle enseigne pour Mlle X... des Variétés ! Ses camarades lui demanderaient évidemment si c’est une arme parlante.
Cet empaillement d’oiseaux sur les feutres féminins rappelle le temps où les femmes à la mode portaient des navires pavoisés et des frégates com
plètes sur leurs iolies têtes. Les colombes et les pintades de 1883 sont plus agréables à voir au-des
sus des cheveux bruns ou blonds que les galèresrégates au-dessus des perruques du xviii6 siècle mais elles sont presque aussi risibles. Au lieu d’une flotte, on a une volière, voilà tout.
Si j’étais femme, je ne consentirais jamais, — jamais — à m’exposer à entendre dire, lorsqu’on me verrait :
— O la belle caille !... Dieu ! la jolie perruche !