Mais la manie de cette exhibition ornithologique passera, n’en doutez point. Nous avons présentement l’exposition des volailles grasses. L’exposi
tion des oiseaux de paradis et des pigeonneaux conservés par les naturalistes ne peut pas durer plus longtemps qu’une fantaisie. Souvent femme varie !
Pourvu que la variété ne pousse pas les filles d’Eve à arborer les légumes nature après les tourtereaux empaillés !
Le comte de Lagrange, qui vient de mourir, était un des rois du turf, mais rien ne l’irritait comme de voir les courses transformées en tapis vert de trente et quarante.
Il rencontre le marquis de B... connu pour sa passion pour le jeu et qu’il n’avait pas vu au Jockey depuis deux mois.
— Eh ! mon Dieu ! qu’êtes-vous devenu depuis si longtemps ?
— Ne m’en parlez pas, mon cher ami, j’ai perdu ma femme !
— A quel jeu ? dit le sportsman. J’espère bien que ce n’est pas aux courses !
Perdican.
CÉLINE
Suite.
— Tiens, voilà Prosper, un habitué de Paris dit-elle. Il décidera.
— Qui ça, Prosper ?
— Eh ! Prosper Eynard, notre voisin de Lagor, qui jouait toujours avec nous. Il habite Paris depuis plusieurs années. Il étudie la médecine, et je crois que sous peu il pourra remplacer son père qui a toujours été bon pour nous. Il doit tout con
naître. C’est l’homme qu’il nous faut pour nous piloter, et il nous pilotera bien.
Tant de paroles n’étaient pas nécessaires pour porter la conviction dans l’esprit d’un père comme on en voit peu. Du moment que sa fille aînée avait parlé avec cette autorité, tout était dit.
Prosper fut hêlé par la jeune fille qui, debout à la fenêtre, n’avait aucune des timidités de la Parisienne.
Le jeune homme ne connaissait guère plus le père de ses compagnes d’enfance. Mais l’intimité fut bientôt établie. Le coureur d’aventures avait dans les manières la rondeur que donne la satis
faction. Quant à Prosper, il était déjà tel que nous l’avons connu, de nature très ouverte. Il fut char
mant. Il ne se fit pas tirer l’oreille pour planter là son école et ses cours, et donner toute sa journée à cette famille de désœuvrés avides de plaisir. Il les promena de tous côtés, leur fit voir Paris dans ses grandes lignes et dans quelques unes de ses intimités luxueuses, les conduisit aux bons endroits pour les repas fins dont il dressa lui-même le menu avec le soin extrême d’un connaisseur, et termina en choisissant une représentation. dramatique à laquelle les jeunes filles ne comprirent pas grand chose ; mais elle s’amusèrent beaucoup au spectacle de toutes les nouveautés qui défilaient devant leurs yeux éblouis.
La journée passa délicieusement. On ne se sépara qu’après minuit. Mais avec promesse impérieusement exigée de l’aimable Prosper de se revoir et de recommencer le lendemain.
Le lendemain devait être un jour mémorable pour toute cette famille.
Avant que le père fût sorti du lit, sa fille aînée était devant lui, l’allure décidée et la parole brève.
— Mon père, lui dit-elle sans autre préambule, vous nous avez dit que notre fortune nous permet
tait de prendre un mari de notre choix, de ne subir aucune contrainte, de n’être arrêtées par aucune considération. Eh bien ! J’ai choisi le mien.
— Déjà?... Et quel est l’heureux mortel?...
— Prosper Eynard... Il est charmant, et je ne veux entendre parler d’aucun autre.
— Est-ce qu’il y a eu quelque chose d’échangé entre vous ?
— Rien, mon père. Seulement nous le connais
sons depuis le berceau, et il a toujours été tel que vous l’avez vu hier, bon, aimable et gracieux. Au
jourd’hui, je sens que je l’aime... Et, si je ne l’épouse pas, je ne me marierai jamais.
— Ne tournons pas au tragique, ma fillette... Pour moi, je n’ai qu’une parole. Ce que j’ai dit dès la première heure de mon retour a été bien dit. Je ne mettrai donc aucun empêchement à ton mariage. Mais encore faudrait-il savoir si Prosper est libre...
— Oh! pour cela, mon père, j’en réponds. Si Prosper avaE eu le cœur pris, je l’aurais vu dans ses yeux.
— Alors tant mieux. Tout pourra s’arranger promptement. Mais, je te le répète, il faudra voir... — C’est tout vu... Ou Prosper, ou personne.
La conversation en était là, lorsque la sœur cadette ouvrit discrètement la porte de son père. Elle aussi aurait bien eu quelque chose à dire. Mais, en présence de sa sœur, elle se contint et se contenta d’annoncer que Prosper Eynard, exact au rendez-vous qu’on lui avait assigné, venait d’arriver et attendait.
Les jeunes filles allèrent à lui pendant que le père s’habillait à la hâte.
Le brave homme ne revenait pas de l’esprit décidé que montrait sa fille aînée dans une affaire qu’il considérait comme la plus grave et la plus sé
rieuse de la vie d’une femme. Il est vrai qu’il n’avait pas pris le temps d’étudier le cœur féminin pen
dant qu’il pourchassait la fortune. Mais il n’en était pas moins perplexe et ne savait trop comment aborder Prosper.
Ce fut encore sa fille qui le tira d’embarras. Il n’y a rien de tel que les Agnès de campagne pour aller droit au but.
— Je viens de tout conter à Prosper, dit-elle à son père dès que celui-ci parut sur le seuil du salon. Et nous sommes d’accord. Prosper accepte. Il ajoute même qu’il accepte avec reconnaissance. Nous nous marierons quand vous voudrez.
Il n’y avait rien à dire de plus. Un père tel que nous l’avons fait connaître ne pouvait que donner son acquiescement plein et entier à des arrangements conclus aussi prestement.
Cette seconde journée de Paris se passa tout aussi joyeusement que la précédente. Désormais la situation de Prosper était nette. Ce n’était plus un hôte ou un invité. Il pouvait donner un libre cours à sa charmante humeur, sans croire acquitter par là une dette quelconque, et vous savez tous ce qu’était Prosper quand il s’en mêlait. Ses fiançailles avec les millions récoltés dans l’Inde ne lui avaient rien ajouté, mais ne lui avaient rien enlevé non plus. Il se permettait seulement avec une liberté entière les mêmes familiarités qu’autrefois dans ses relations avec ses anciennes compagnes d’en
fance. Et le père n’était pas le moins heureux des quatre au milieu de cette douce intimité.
Je ne m’arrêterai pas à vous dépeindre ce bonheur domestique. Qu’il vous suffise de savoir que le mariage fut fixé au plus près. On ne voulut même pas attendre que Prosper eut passé sa thèse et conquis son grade et son titre de docteur en médecine. Le père était pressé d’assurer l’avenir de ses filles. On aurait dit qu’il tenait plus que jamais à réparer le temps perdu. Mais le bonheur de l’aînée ne lui faisait pas oublier la cadette, et le jour de la noce il dit à celle-ci :
— Eh bien ! et toi, fillette, quand songes-tu à me donner des petits enfants?
-— Oh ! moi, mon père, n’y comptez pas. Comme il n y a pas deux Prospers au monde, je ne me marierai jamais. Ma sœur a pris l’homme qui m’aurait convenu, qu’elle le garde ; elle est l’aînée.
Qu’elle ait tous les honneurs et toutes les corvées du mariage. Moi, je me réserve les bonheurs les plus intimes et les joies les plus douces de la famille; j’élèverai et je soignerai les enfants.
Par le fait, elle a tenu parole. Elle est restée vieille fille, et nous a permis de connaître la plus délicieuse petite tante que puissent rêver des neveux dans une maison où les gâteries n’ont jamais manqué aux enfants.
Après cet hommage rendu à l’abnégation et au dévouement domestiques, Jacques fit une pause
comme un narrateur heureux d’être arrivé au milieu de sa course.
— Ne croyez pas, reprit-il au bout de deux minutes, qu’en vous disant ainsi par le menu le mariage de Prosper, j’oublie un seul instant que j’ai entrepris de vous raconter l’histoire de la première et peut-être de l’unique folie amoureuse du futur maréchal Bosquet. Je ne le perds pas de vue. Mais les deux équipées sont intimement liées. Pour
vous faire bien comprendre l’une, il fallait que je vous dise d’abord l’autre jusqu’au dénouement. Et c’est fait.
Pendant que Bosquet remplissait ses devoirs d’officier avec une ponctualité exemplaire, Céline avançait en âge, et autour d’elle, parmi nous, on commençait à se demander pourquoi une si belle fille ne se mariait pas. Non pas qu’elle montât encore en graine ; mais elle arrivait à son plein épanouissement. Ce n’étaient pas non plus les pré
tendants qui manquaient. Il en sortait de tous les pavés. Il y en avait de toutes les couleurs, de toutes les fortunes, de toutes les professions. Céline était proclamée la reine de toutes les fêtes, de toutes les réunions où elle daignait se montrer. Et chaque fois elle en sortait avec un cortège d’amoureux qui allait sans cesse grossissant.
Quant à Céline, elle ne témoignait pas la moindre préférence. Elle dansait, riait, causait, jouait, folâ
trait, s’amusait avec toute cette folle jeunesse qui l’entourait, mais jamais elle n’avait donné à pas un le droit de croire qu’il était devenu l’objet d’une attention particulière. C’était au point qu’on com
mençait à dire en sourdine qu’elle était aussi insensible que belle. Les plus avisés même se reti
raient prudemment, et renonçaient au siège de cette beauté qui ne présentait aucun point faible par où elle pût être entamée. C’étaient surtout ceux qui, par leur âge et leur position, étaient avertis chaque jour qu’il était grand temps de cons
tituer une famille. D’autres au contraire tenaient bon avec d’autant plus d’acharnement que la résis
tance paraissait plus tenace et plus solide. Céline riait de tout, et laissait passer les jours comme ils se présentaient.
Parmi les prétendants de la dernière catégorie se faisait remarquer au premier rang certain ban
quier dont la famille a longtemps joui d’une grande considération au pied des Pyrénées. Libertin éhonté, courtisan de la dame de pique jusqu’à la fureur, il faisait servir à la satisfaction de ses pas
sions, — et quelques unes n’étaient pas des plus délicates, — une grosse fortune patrimoniale, fruit des épargnes accumulées par plusieurs générations pour lesquelles l’esprit d’ordre et d’économie était devenu tradition de famille. Le dernier de la race n’avait rien de tel dans le sang. Ce qui ne l’em
pêchait pas de vouloir faire grande et belle figure dans le monde. Il n’y parvenait qu’en jetant l’argent par les fenêtres.
L’homme de finance n’avait pu voir Céline sans se sentir mordu par un de ces désirs lubriques qui l’aiguillonnaient chaque fois qu’il se trouvait auprès d’une femme jeune et belle. Ce n était pas de l’amour, ce n’était même pas de la passion. C’était la sensualité spéciale aux libertins. Seulement, quand un semblable désir le tenait, le finan
cier n’en voulait jamais avoir le démenti, et aucun
sacrifice ne lui paraissait trop lourd pourvu qu’il arrivât à ses fins. Il comptait avant tout sur la puissance de l’argent. Et il faut bien convenir qu’à notre époque, avec l’extension et le développement que prend chaque jour le luxe, l’argent est devenu un des plus forts éléments de notre mécanisme social.
Les choses en étaient donc là lorsque Bosquet attendait avec une vive impatience ses épaulettes de capitaine d’artillerie et faisait tout ce qu’il fal
lait pour les mériter par utj tour de faveur. Ce qu’on ignorait à Pau, c’est qu il fut en correspon
dance régulière et suivie avec Céline. Ce petit commerce s’était établi d’un commun accord à la suite du dernier voyage qu’avait fait le jeune officier pour voir sa mère. Les lettres suppléent à la causerie lorsqu’on n’a pas d’autre moyen d’alimenter la passion.