Céline avait toujours beaucoup à dire. La carrière était belle et vaste pour son esprit mordant et railleur. Elle racontait tout ce qui se passait autour d’elle, tout ce que pouvait attraper son œil et son observation, et surtout elle s’égayait fort en dépeignant les nombreux prétendants qui la pourchas
saient. Plus d’un des traits que lançait en courant la plume de la jeune fille aurait fait honneur à un
satirique de profession. Dans ses lettres, Bosquet se montrait beaucoup plus retenu. Lorsque, dans un style rapide et enflammé, il ne parlait pas de l’amour qui remplissait de plus en plus son cœur tout entier, il se trouvait bien vite au bout de ce qu’il avait à dire. Il revenait alors sur les projets qu’on avait si délicieusement formés pour l’avenir; il montrait que chaque jour les rapprochait du but qui avait été fixé pour qu’ils puissent être libre
ment, honorablement, absolument l’un à l’autre.
Ce qui ne l’empêchait pas de compter les heures espérant toujours que la prochaine, celle qui allait sonner, porterait enfin le brevet qui mettrait un terme à des angoisses trop cruelles et trop poi
gnantes pour durer plus longtemps. Il y a des bornes à tout, même aux souffrances des cœurs énamourés.
C’était en effet son brevet de capitaine qu’attendait Bosquet pour faire connaître publiquement sa passion pour Céline et demander régulièrement la main de la jeune fille. La chose avait été con
venue entre eux. S’aimant comme ils s aimaient depuis l’enfance, ils auraient bien pu mettre un peu plus de hâte et de précipitation pour arriver à cet acte dernier. Mais ils avaient si souvent entendu dire au colonel Myrril qu’un bon militaire ne doit pas songer au mariage avant d’avoir conquis la double épaulette qu’ils ne voulaient pas le froisser sans utilité aucune en contrariant des opinions faites et fermement arrêtées. Quand on attend patiemment depuis plus de huit années, on peut tou
jours attendre quelques semaines ou quelques mois de plus.
Mais les événements contraires n’attendent pas toujours. La déception guette, et laisse l’espérance morfondue.
Bosquet allait fournir une preuve nouvelle de cette grosse vérité qui domine sans cesse notre vie.
Prosper venait d’entrer chez lui et achevait de lui conter l’aventure conjugale qui a iait bientôt le conduire devant M. le maire et M. le curé.
Vous savez combien ils étaient camarades et que leur vieille amitié ne s’est pas démentie un seul jour. Prosper donc ne se tint pas pour content parce que le futur maréchal de France lui adres
sait les plus chaudes félicitations du monde. Il ajouta qu’il comptait sur lui pour être son premier témoin, et que la noce ne serait pas complète si l’artillerie française n’y était pas représentée par un de ses plus brillants officiers. Et là-dessus, les deux amis se mirent à rire, de ce bon rire franc et joyeux de la jeunesse qu’on ne retrouve plus quand les soucis et les ambitions de la vie mettent une sourdine à toutes vos joies. Bosquet promit tout ce que demandait Prosper.
Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement, et une lettre fut remise à Bosquet. Il la lut d’un œil rapide.
— Décidément tu es né coiffé, mon cher Prosper, dit-il enfin, et tu portes bonheur partout où tu passes. Je tiendrai plus que je n’ai promis. Tu voulais que l’épaulette d’un lieutenant d’artillerie figurât à la cérémonie de ton mariage. Il y aura mieux que cela. Je te promets les épaulettes d’un capitaine, et tu en auras l étrenne.
— Que veux-tu dire? Aurais-tu l’avancement que tu mérites si bien et que tu attends depuis si ongtemps ?
— Tiens ! lis la lettre que m’écrit un camarade de promotion qui est attaché à l’état-major du mi
nistre de la guerre. Ma nomination est signée, et sous deux ou trois jours, elle recevra la publicité officielle.
— Je voudrais avoir à te féliciter d’une faveur. Mais dans tout cela, il y a uniquement la reconnaissance d’un mérite que personne ne dénie.
— Je n’en suis pas moins heureux dans ce qui m’arrive, et je sais quelqu’un qui ferait brûler un cierge si la dévotion était son fait.
— Puis-je, sans indiscrétion, demander à qui tu envoies ainsi cette bonne pensée ?
— Certainement. C’est à Céline Myrril, mon amie d’enfance.
— Comment ! cela tient donc toujours vos relations et vos promesses d’autrefois ?
— Sans doute, et j’espère bien qu’avant peu elle sera ma femme. Maintenant rien ne s’oppose plus à mon bonheur. Rien !... Cependant, à cause de toi, je vais manquer à une de mes vieilles pro
messes. C’était Céline qui devait étrenner mes épaulettes de capitaine, comme elleaétrenné mon épaulette de lieutenant. Mais je ne puis faire moins que de les arborer le jour de ton mariage. Elle me pardonnera ce petit manquement en raison des cir
constances exceptionnelles. Aussi, pourquoi diable vas-tu t’aviser de te marier si vite?
— Parce que les millions de dot ne se rencontrent pas tous les jours, et il faut s’empresser de les saisir quand ils passent à portée de la main, et surtout quand ils accompagnent une jolie fille qui
d’avance vous a donné son cœur, ce qui est une première garantie de bonheur domestique.
— Bien dit, mon cher Prosper. Je te retrouve là tel que je t’ai toujours connu. Sans doute tu ne dédaignes pas la fortune quand elle vient s’offrir à toi. Mais tu fais passer le cœur avant tout. Et tu
as bien raison : ii n’y a rien de solide dans la vie que ce qui repose sur le cœur.
Ainsi devisant, les deux amis oubliaient les heures. Les exigences du métier militaire se chargè
rent de rappeler à Bosquet qu’il n’était pas le maître de prolonger outre mesure un entretien amical, quelque agréable qu’il fût. On se sépara en se donnant rendez-vous pour les jours de la signature du contrat et de la célébration du mariage.
Bosquet fut exact comme feu Bréguet. Jusqu’au dernier jour il a conservé cette qualité qui est l’in
dice certain d’une grande rectitude d’esprit. La noce n’était pas nombreuse. Mais on n’y voyait que des compatriotes, et partant des amis. Il n’en fallait pas davantage pour que la plus cordiale gaieté fût la compagne obligée de la fête. Bosquet, il l’a avoué depuis, passa là une des plus agréables, et à peu près la dernière des joyeuses journées de sa jeunesse. Il se montra là tel qu’il était en réalité, bon enfant et bon vivant,
Quatre jours après, il prenait un masque de sévérité et de hauteur qui ne devait plus le quitter,
surtout quand il se trouvait en contact avec des compatriotes auxquels il ne croyait pas pouvoir tolérer sans péril la moindre familiarité. Ce mas
que était imposé par des circonstances de sa vie intime qui sont restées peu et mal connues. Aussi le maréchal a-t-il été généralement mal jugé.
Vous avez deviné sans doute que Céline fut la cause de ce revirement rapide.
Bosquet n’avait eu rien de plus pressé que d’annoncer à la jeune fille sa promotion au grade de capitaine. Sa lettre — je l’ai vue — était chaude, vibrante d’amour et d’enthousiasme. Les plus beaux horizons s’ouvraient devant cet ambitieux qui n’a­
vait pas trente ans. Mais s’il les regardait, c’était pour y conduire la femme remarquée et aimée entre toutes, pour lui donner à la fois la gloire er
la fortune. Le cœur débordait et rencontrait à chaque ligne des expressions d’une éloquence pé
nétrante. Toute la puissante et généreuse nature de Bosquet était là. Même après bien des années,
tout un monde bouleversé et renouvelé, quand cette lettre a passé sous mes yeux, je n’ai pu la lire sans me sentir remué jusqu’au plus profond des entrailles. Malgré mes cheveux blanchis par
toutes les luttes d’une vie fort accidentée, je fus pris comme on l’est à vingt ans. C’étaient toutes les effluves de la jeunesse avec ses vastes espéran
ces qui repassaient sur mon front. Je regrette de ne pouvoir vous faire mieux connaître ce chefd’œuvre. Mais il n’est pas perdu. Un jour peutêtre sortira-t-il du reliquaire où on le tient soi
gneusement, précieusement et pieusement enfermé. Alors vous apprécierez et jugerez.
Mais je puis vous dire la réponse qui fut faite à cette lettre. Elle fit tomber Bosquet du haut de son empyrée amoureuse, et détermina tous les gros évènements de cette belle vie militaire. La voici telle que ma mémoire l’a fidèlement retenue :
Ami chéri de mon cœur,
Préparez vos forces. Faites appel à votre courage. Le coup que je vais frapper sera rude. Je ne me marierai pas avec vous. Je ne puis plus être votre femme. Je n’ai plus de dot. Ainsi s’évanouit notre rêve si longtemps caressé. Le réveil est terrible. Mais les cœurs vaillants ne se laissent pas abattre pour si peu. Ce peu est tout cependant quand on n’est pas poursuivi par un malheur incurable. Je connais votre âme. Elle est haute. Elle saura faire dignement ce que lui commande le devoir.
Céline Myrril.
Ce que ne disait pas Céline, c’était les détails d’une catastrophe dont elle se contentait de dé
duire les conséquences. Bosquet les apprit par une lettre de sa mère qui arrivait en même temps que la lettre de Céline.
Emporté par sa passion horticole, le colonel Myrril s’était, depuis plusieurs années, livré à des expériences et des spéculations qui dépassaient de beaucoup ses ressources. En outre, il se montrait d’une négligence extrême dans la gestion d’une fortune qui se composait entièrement de valeurs
mobilières. Pourvu qu’on lui fournît l’argent qu’il réclamait, il ne s’inquiétait guère de savoir com
ment son banquier faisait les fonds dont il usait le plus largement et le plus libéralement du monde.
Il en résulta qu’on n’eut pas de peine à abuser de signatures données avec une facilité qui frisait la complaisance. Sur cette pente glissante, le colonel arriva bien vite non seulement à la ruine, mais à la porte du déshonneur. Quand on l’avertit, le mal était fait. Il était irréparable à moins qu’on ne pût jeter immédiatement dans le gouffre une grosse somme d’argent.
Le colonel n’avait plus comme dernière ressource que sa maigre pension de retraite. Mais l’eût-il aliénée pour le restant de ses jours qu’il ne serait point parvenu à combler honorablement le déficit. Dans cette triste conjoncture, une main amie fut tendue au colonel Myrril, et elle tenait la clef d’une caisse bien et amplement garnie. Est-ce bien amie, qu’il faudrait dire ?... Vous l’avez deviné, cette main était celle du banquier qui déjà avait affiché ses prétentions sur Céline. Il se montra d’autant plus généreux que l’argent lui coûtait peu. Ses employés le gagnaient pour lui, et la maison fonctionnait régulièrement et activement pendant que le maître donnait libre carrière à ses passions.
En acceptant le service, le colonel ne se rendit pas un compte bien exact de la rémunération qu’on pouvait lui demander et peut-être exiger de lui. Cette catastrophe l’avait complètement démonté, et, l’affaiblissement de l’âge aidant, il ne restait plus en lui que le sentiment du vieil honneur mili
taire qui voulait que le nom fûi intact et ne fût point souillé par une banqueroute. De pareils hom
mes ne seront jamais que des jouets entre les mains de certaines habiletés.
Le colonel Myrril allait en fournir une preuve nouvelle.
Tant qu’il ne fut question que de dégager la signature du vieux soldat et d’apurer une situation difficile, le banquier se montra d’une discrétion absolue dans ses relations avec le colonel Myrril. Il se permit à peine deux ou trois visites fort courtes et toujours motivées sur des renseiguements à prendre ou des explications qu’on avait oublié de lui fournir. Rien n’était plus légitime et plus correct. Mais quand l’affaire de finances fut entière
ment réglée et conduite à bonne fin, les visites du banquier devinrent beaucoup plus fréquentes. Il n’hésita pas à démasquer une à une toutes ses batteries et à laisser voir le but qu’il poursuivait.
Enfin, il demanda officiellement la main de Céline au moment même oî. Bosquet inaugurait ses épaulettes de capitaine.