COURRIER DE PARIS
Cette semaine aura vu une réception académique. M. Charles de Mazade, qui est un écrivain d’un vrai talent, se sera assis à sa place et M. Mézièrts l’aura reçu. Malgré toute l’autorité des deux orateurs, c’est, à l Institut, la petite pièce avant la grande.
La grande pièce aura sa première — et unique — le mois prochain lorsqu’on recevra M. Edouard Pailleron.
Le public s’intéresse plus qu’on ne croit à ces duels académiques. C’est même le dernier respect qu’il ait : l’Académie française reste debout, avec sa tradition et sa renommée, en dépit de toutes les attaques dont elle est l’objet. Plus de choses s’é­ croulent autour d’elle et plus sa vieille autorité grandit. C’est comme le refuge de certaines qualités quise meurent en France. On y penseencore et l’on n’y parle pas argot, ce qui suffira bientôt à consti
tuer une qualité pour un écrivain ou pour un corps littéraire.
D’ailleurs l’Académie se rajeunit. Un académicien de la vieille roche eût épelé avec effarement les mots imprimés surl’affichedu ttuâtre des Variétés :
Pschutt et V ian ! M. Patin et M. Viennet eussent poussé les hauts cris devant la barbarie de ces vo
cables, et je ne sais pas s’ils auraient eu tout à fait tort. Mais jesais des académiciens qui en rient vo
lontiers et qui trouvent que les revues de fin d’année ne sont pas un plaisir damnable.
Les revues sont les hirondelles d’hiver et elles annoncent la fin de l an plus sûrement que les al
manachs. Mais ce qui l’annonce officiellement, ce sont les affiches qui s’étalent déjà sur les murs de Paris. Arlequin et Polichinelle ont pris possession des murailles. C’est une note gaie, qui repose des imageries représentant le pape faisant torturer des femmes demi-nues. Polichinelle gambade, les mains pleines de joujoux. Arlequin s’ébat, comme le demi-dieu du jour de l’an au milieu des étrennes. En apercevant sur les murailles tous ces arlequins multicolores et ces polichinelles en belle hu
meur, on pourrait croire que la période électorale est ouverte et qu’il s’agit de professions de foi
politiques, avec portraits en chromolithographie des candidats. Non. C’est tout bonnement la sai
son des cadeaux du jour de l’an qui commence et Polichinelle qui est chargé de les distribuer.
Voyez-vous ces petits enfants qui tendent vers Arlequin et Polichinelle leurs petites mains avides ? Ce sont les babys qui ont soif d’étrennes. On pour
rait, il est vrai, les prendre aussi pour des électeurs qui demandent des faveurs à leurs députés. Un de nos honorables m’a montré naguère, cette lettre à lui adres:ée par un électeur influent :
« Je n’ai plus de bon fusil pour faire l’ouverture de la chasse. Vous seiieztout à fait aimable de m’en offrir un. Il me rappellera le représentant que j’ai eu tant de plaisir à faire nommer, et vous pouvez être certain que je n’oublierai ni vous ni votre dame lorsque j’aurai fait bonne chasse. Comptez sur ma reconnaissance, je vous prie, et agréez, etc. »
On n’a pas plus d’aimable enjouement.
L’hiver ne s’affirme pas seulement par des affiches, des étrennes et des revues ; il lui faut son stock d’expositions. Nous allons en avoir pour tous les goûts : exhibition des dessins de maîtres au profit de l’œuvre de l’Hospitalité de nuit. Ce sera là une exhibition pschutt. A ne faire que parcourir la liste des dames patronesses, on est frappé par la dou
ble puissance de la noblesse et de l’argent, deux forces dont l’une n’a pas détruit l’autre.
Puis les amis du peintre Sellier, de Nancy, auront réuni dans quelques jours les œuvres choisies de l’artiste mort trop tôt et ceux de Manet expose
ront les toiles du chef de l’intransigeance, après les compositions de l’ancien élève de l’Ecole de Rome.
Avec les ventes à sensation, vente Borniche, vente d’autographes de M. Bayle, vente des por
celaines de la Chine de M. Vapereau, ce seront les attractions artistiques du moment. J’ai été surpris, agréablement surpris, d’apprendre que M. Vapereau, l’homme le plus cité de France,
l’auteur dont le livre populaire, le Dictionnaire des Contemporains est le plus constamment pillé par les journalistes à l’affût d’un renseignement — j’ai été étonné de savoir que M. Vape
reau, qui est un parfait lettré, était aussi un fin collectionneur. Mais on m’a dit bien vite que le collectionneur était M. Vapereau fils, qui a vécu de longues années en Chine. M. Vapereau collec
tionnait les anciennes porcelaines de la Chine et il a réuni, en particulier, une collection de flacons-tabatières tout à fait précieuse. Il n’est pas
une des pièces qu’il possédait qui n’ait été achetée en Chine même, à Pékin ou aux environs.
Cette vente, à coup sûr, va faire tapage. Le Japon et le japonisme, qui ont trouvé en M. Louis Gonse unsi admirable historien, avaient un peu fait oublier la Chine aux amateurs. Mais en voyant ces jades, ces bois sculptés, ces cristaux de roche, ces étoffes, ces porcelaines, toute la passion de la chinoiserie chinoisante remonterait bien vite au cerveau du plus calme des amateurs.
On se disputera les assiettes de la famille rose et celles de la famille verte et la vue de cette collection exposée à l’Hôtel Drouot et vendue lundi pro
chain serait capable de surexciter les esprits au point de décider plus d’un enrôlement volontaire.
Flacons orbiculaires ! Flacons turbinés ! Flacons fuselés ! Vases décorés au clair-de-lune ! Cette exhibition me rappelle ce décor de féerie — le Pays de la Porcelaine où, dans la Poudre de Perlinpinpin, le gros Lebel était changé en potiche et sa fille, la princesse, en petite théière.
— C’est ma fille, disait le roi Lebel. Et vous voyez, elle est pleine de bon thé pour moi !
Le dimanche, les concerts populaires, les auditions de grande musique ont recommencé. Ii est toujours question de fondtr un théâtre-lyrique malgré l’abondance de symphonies, de morceaux, d’oratorios et d’opéras, dont Paris jouit en toute sécurité. M. de Lagrené poursuit hardiment son projet. Il a traDformé le théâtre du Château-d’Eau qui jouait le drame à la vapeur — deux drames par mois — en théâtre de chant qui déblaie aussi les ouvrages musicaux. Il est brave, il est résolu, M. de Lagrené, il a jeté courageusement son argent dans l’entreprise et son rêve serait de ressusciter le Théâtre-Lyrique.
Avez-vous lu la discussion qui s’est engagée à ce propos, devant le Conseil municipal? M. Jeoffrin
a déclaré tout net que si M. de Lagrené était dans la limonade, ce n’était pas au Conseil municipal à l’en tirer.
Cette expression, peu parlementaire, ou d’un parlementarisme tout à fait inédit et imprévu, a étonné nombre de gens qui se sont demandé ce que le citoyen Jeoffrin, conseiller municipal, entendait par là.
M. de Lagrené tenait-il, par hasard, un café et débitait-il de la limonade en même temps que des doubles croches?
Pas du tout. Pour le citoyen Jeoffrin, comme pour tous les Bossuet et Bourdaloue des réunions publiques, être dans la limonade signifie être dans Vembarras. L’argot, S. M. l’Argot, qui s’est arrêté jusqu’ici à la porte de l’Académie, a franchi le seuil de IHôtel-de-Ville . M. Jtofftin représente la ville de Paris dans ce qu’elle a de particulier, la langue verte. Il viendra peut-être un temps où Jeoffrin et tous les amis de Jeoffrin entrant,de par le scrutin, à la Chambre des députés, les discussions poli
tiques prendront la couleur et le pittoresque des discussions du Conseil municipal.
« Séance du 3 déombre 1891.— Discussion du budget. La subvention de la Comédie-Française. »
La parole est à M. Jeoffrin :
M. Jeoffrin. — J’ai écouté jaspiner tout à l’heure le rapporteur. Il nous a dit que le pays avait un intérêt — quel intérêt? — à soutenir de son argent, de la galette des contribuables, une ins
titution surannée comme le Thtàtre-Français et des pièces moisies comme celles qu’on y joue. De l’intérêt? Ousqu estmon fusil? Corneille! Molière!
Des fadaises ! Pourquoi pas Racine ? Que le Théâtre Français joue ce qu’il voudra à ses ris
ques et périls! S il tombe dans la limonade, ça le regarde. Et si c’est un établissement qui appartient à tout le monde, comme nous l’a chanté le rap
porteur, eh! bien, c’est bien simple, que tout le monde y entre à P œil, ou plutôt non : que les élec
teurs descandidatsintransigeants aient seuls le droit d’y mettre leurs pattes. Quant aux autres, qu’ils aillent aux Italiens, si le cœur leur en dit ou qu’ils portent leurs yowâüà Judic. « Voilà! » (Nombreuses marques d approbation. L orateur, en descendant de la tribune, est chaudement félicité par M. Braleret et ses amis).
Dans la revue des Variétés, on s’est amusé surtout de la jolie scène où l’acteur Christian en
tend glapir à ses oreilles un électeur de M. Jeoffrin qui débite les Amours secrètes de M. Christian !
— Demandez la liste de ses maîtresses! Les détails les plus complets sur ses orgies !
Christian se plaint à un sergent de ville.
L’agent interroge le vendeur. Le vendeur a son autorisation de la préfecture. Il est en règle, il peut crier tout ce qu’il veut. Et, devant ce bel arrêt, d’une sagesse que 11’avait pas prévue le roi Salo
mon, Christian se iâche. Il saisit le vendeur de canards au collet, le rudoie, le secoue et... et fina
lement est conduit au poste, lui, Christian, pour avoir frappé un négociant dans l’exercice légal de son commerce.
C’est une bonne satire de cette tolérance excessive pour les crieurs publics. L’homme le plus honorable qui se mettrait à parler à haute voix sur le boulevard serait cueilli comme un insecte par les agents, et ces aimablt s chenilles qui vendent des ordures par les rues les peuvent débiter, en dé
blatérant tout à leur aise, parce offils ou elles ont la permission de l’autorité. Mais alors, logiquement, qu’on y songe, l’autorité est complice.
Maisvoiciqui est plusjoli — ouplus triste. Maintenant, ces négociants de la rue vendent non seu
lement des placards à scandales, la Mort de M. Grévy, le Suicide de Sarah-Bernhardt, la Résurrection de Gambetta, mais ils tiennent com
merce de cartes à jouer qu’ils vous proposent comme... je cherche le mot, il est tout trouvé et on en a fort abusé... comme pornographiques.
Cela publiquement, en plein jour.
Je m’arrête, l’autre matin, près du Grand-Hôtel, cour regarder les portraits-cartes nouveaux, Mlle Van Zandt et sa petite moue dédaigneuse de Yankee non pas jolie mais pire, Mlle Vaillant, la beauté la plus régulière, la plus exquise et la plus froide du théâtre d’opérettes, Mlle Hading, et d’autres.
Tout à coup, j’entends une voix qui me dit tout bas :
— J’en ai des plus chouettes, des cartes !
Je me retourne, me demandant si c’est à M. Jeoffrin que j’ai l’honneur de parler. Non. C’est un négociant en casquette à nont — N. C. Notable Commerçant, comme dit le Bot tin—qui me montre, dans le creux de sa main, de petites figurines coloriées, des lithographies dont le petit Bob ne permettrait pas la vue à son précepteur l’abbé.
Mais le plus piquant — et ce qui m’a été révélé par un magistrat au courant de ce petit trafic, — c’est que ces fameuses cartes ne tiennent pas du tout leurs promesses.
Ce sont des cartes honnêtes. Le plus amusant, c’est que ceux qui les achètent ne pourraient se plaindre d’avoir été volés.
C’est un dilemne : ou les cartes étaient inconvenantes et vous ne devez pas les acheter — ou elles ne l’étaient pas et tant pis (ou tant mieux) pour vous d’avoir payé — cher— ces morceaux de carton très acceptables.
Mais il est bien évident que les rues de Paris les boulevards luxueux, les places — et les carrefours mêmes — devraient être débarrassés de ces honteux industriels, plus dangereux pour la santé morale d’une ville que l’Armée du Salut qui, si on laissait faire miss Catherine Booth, défilerait à travers Paris «en vêtements blancs, »comme elle le disait, l’autre jour.
Ah ! quel joli prologue ce serait à cette p:o- menade du Bœuf Gras qui, décidémtnt, sera, cette année, rétablie. Le BœûfGras est un« roi en exil » qui va rentrer dans ses états : le boulevard. Est-ce que nous serions un peuple monarchique, en dépit de l’etiquette ? Je le croirais. Quand on n’a plus César on invente Tartempion et quand 011 n’a plus l’Impératrice on a S, M. Sarah Bernhardt.
Et ne touchez pas aux rois ! On nous apprend que « 1 & tschock » qui, paraît-il, succède au pschtt déjà ridé, le tschockdonc — quand cessera-t-on de néologiser ? — le grand tschock, le pur tschock est d’aller faire tapage au Vaudeville sans écouter. Mais est-ce que ce ne sont pas un peu lespschutteux et les tschockeux qui ont jadis inventé le prime Ci
tron et conté les aventures de la royauté soupant au Grand Seize ? Les mondains n’ont pas toujours été si respectueux.
Naguère, dans la pièce de Gyp, on nous avait montré au Gymnase un fils de roi « faisant la fête » à Paris et personne — personne parmi les gens du tschock ne s’était avisé de trouver que Gyp manquait de respect aux têtes couronnées. On se tiompait peut-être : descendante de Mirabeau, la charmante Mme de Martel aurait voulu lancer un brandon révolutionnaire que je n’en serais pas étonné. On
le lui a pardonné parce qu’elle est du monde. « Etre du monde » c’est ce qu’il y a de plus sûr au monde pour se laisser tout permettre par les mondains !
Perdican .