A quoi M. Desrônis, emporté par sa douleur, répor. dit par un geste qui pouvait passer oour un acquiescement.
— Mais, s’empressa de reprendre Aurélie, ce n’est pas à nous à juger la Providence; nous n’a­ vons qu’une chose à faire : suivre droit notre chemin jusqu’au bout.
Aurélie était une grande personne maigre, osseuse, ayant la poitrine plate et une longue figure encadrée dans des anglaises d’un blanc jauni. Ce
qui frappait surtout dans cette figure, c’étaient de beaux yeux limpides, couleur noisette, une bouche très large et un front étroit et busqué, coupé à la racine du nez par deux plis verticaux qui indi
quaient l’effort d’une volonté opiniâtre et réfléchie. Sa toilette, comme sa coiffure, avait un caractère singulièrement suranné ; ses manches à gigot, son corsage croisé et fixé à la taille par une ceinture ornée d’une haute boucle d’acier, rappelaient les modes de 1832. Vingt-cinq ans s’étaient passés de
puis lors, mais Aurélie en était restée aux façons de penser et de se vêtir de ces lointaines années. Sa coquetterie et ses opinions s’étaient arrêtées à cette date et n’avaient plus fait depuis un pas en avant. Bien que sexagénaire, elle avait conservé une vivacité toute juvénile, et, tandis qu’elle es
sayait de calmer M. Desrônis, ses doigts effilés et agiles allaient et venaient le long de ses genoux comme sur le clavier d’un piano. Le docteur la regardait d’un air abattu et secouait mélancoliquement la tête.
— Je ne pourrai jamais prendre le dessus, soupirait-il; je ne suis plus bon à rien et le désespoir me casse bras et jambes.
— Il ne faut jamais désespérer, répliquait Aurélie ; où en serais-je donc, moi, si j’avais jeté le manche après la cognée au début de mon procès?... Et pourtant j’étais fille et seule au monde... Un homme doit montrer plus de caractère ; songe à tes enfants, à ta clientèle, à ton avenir dans un pays où tu es très apprécié.
Ces derniers mots semblèrent redonner du ton au désolé docteur :
— Oui, dit-il en se ranimant, on m’aime bien ici!... J’ai été profondément touché de la sympa
thie et de la considération dont toute la ville m’a donné la preuve ce matin... Le préfet lui-même était à la messe... Vous l’avez vu ?
— Nenni ; mais, ajouta Aurélie avec une légère pointe ironique,je m’en rapporte à toi!... Si tu veux que la considération de tout ce monde-là ne t’a­
bandonne pas, tâche de ne pas te laisser abattre par ton chagrin.
— Ah ! tante~ Aurélie, murmura Desrônis avec de nouveaux sanglots dans la gorge, je suis bien à plaindre, allez !
— Assurément tu es à plaindre, répliqua-t-elle en haussant les épaules, mais je plains encore plus tes enfants... Toi, mon garçon, tu feras comme tous les hommes, tu te consoleras...
— Jamais ! protesta-t-il en prenant sa tête dans ses mains.
— Tandis que tes mioches, continua Aurélie en multipliant des arpèges imaginaires sur ses ge
noux, se ressentiront toujours de la perte de leur mère... D’abord, que vas-tu faire d’eux ?
— Je suis décidé à les conserver près de moi.
— Et quand tu visiteras tes malades, tu laisseras Camille et Sosthène à la garde des domestiques?... Jolie éducation !... Il serait préférable de les mettre en pension.
— Je ne peux pas ! s’exclama-t-il, j’ai besoin d’eux; je ne peux pas supporter l’isolement.
— Il faut aimer ses enfants pour eux et non pour soi... Si le régime de la pension te répugne, envoieles au moins pour quelques mois chez leurs grandsparents de Renesson... Vivre en compagnie d’un homme qui pleure toutes les larmes de ses yeux, ça n’est ni gai ni sain pour ce petit monde... Je t’aurais offert moi-même de m’occuper d’eux, si je n’avais mon procès qui me prend tout mon temps.
— Où en est-il, votre procès ? demanda distraitement M. Desrônis.
— Oh ! ça marche, reprit Aurélie dont les yeux s’animèrent; le tribunal nous a renvoyés devant le
juge de paix pour procéder au bornage, maisi’Etat a interjeté appel, et je suis en train de rédiger un nouveau mémoire pour mon a-oué... Ils auront beau me mettre des bâtons dans les roues, je tiendrai bon jusqu’au bout ! ajouta la vieille fille en se le
vant... Est-ce que tes beaux-parents sont encore à Villotte ?
— Ils sont repartis pour Renesson après la cérémonie.
— N’importe ! Songe à ce que je t’ai dit... Et, en attendant, je vais emmener les enfants chez moi jusqu’à ce soir... Mes mignons, poursuivit-elle en s’adressant au frère et à la sœur, voulez-vous venir voir mon jardin ?
— Oui, oui, tante Aurélie ! s’écrièrent les deux enfants, heureux d’échapper à la morne tristesse de la maison en deuil.
— Eh bien, chapeautez-vous, et embrassez votre père, nous partons.
Ils furent prêts en un clin-d’œil et cinq minutes plus tard, ils s’acheminaient tous trois, par la côte de l’Horloge, vers le logis de Mlle Aurélie.
Tante Aurélie — on n’avait jamais bien su pourquoi on l’appelait « tante », car elle n’était unie aux Desrônis par aucun lien de parenté — tante Aurélie habitait, à l’entrée de la ville haute, un modeste appartement au premier étage d’une vieille maison bâtie à l’angle de la côte Phulpin. Ses fe
nêtres ouvertes sur un large balcon dominaient les jardins de la ville haute, le faubourg de Véel et les vignes de Corotte. — C’était une vue assez bornée, mais d’un charme tout intime. Au fond, les deux collines se rejoignaient dans un fouillis de grands arbres. Sur le versant de droite s’étageaient irré
gulièrement les façades postérieures des maisons de la grand’rue, avec leurs jardins en terrasse. Les toitures aiguës, les tourelles tronquées, les galeries à arcades, les pavillons peints en jaune, se déta
chaient vivement de la verdure des massifs; ça et là quelques sapins solitaires dépassaient la ligne des toitures et se profilaient légèrement sur le ciel- Tout en bas fumait et bruissait le faubourg de Véel, plein de métiers de tisserands ; puis le ver
sant de gauche avec ses vergers plantés de noyers et de cerisiers remontait brusquement, étalant les molles ondulations des vignobles, dont la verdure tendre fermait étroitement l’horizon. — Dans le verger placé immédiatement au-dessous des fenê
tres de tante Aurélie, des pommiers et des cytises poussaient vers le balcon leurs branches supérieu
res ; des chèvrefeuilles et des capucines, plantés par la vieille fille dans des caisses de bois, enrou
laient leurs tiges flexibles aux ramures des arbres et masquaient presque entièrement la balustrade de fer, de sorte qu’une fois hors des fenêtres, on pouvait se croire dans une tonnelle. C’était ce que la tante appelait « son jardin », et pour ajouter encore à l’illusion, un merle, placé dans une cage d’osier, dissimulée en plein feuillage, y sifflait comme au fond d’un bois.
La principale pièce occupée par Mlle Aurélie donnait sur ce balcon. Vaste et haute de plafond, elle servait à la fois de chambre à coucher et de cabinet de travail. A côté d’un lit Louis XVI, peint en blanc et tendu de vieille cretonne, mon
tait un casier garni de cartons verts comme dans un bureau. Le marbre du secrétaire, celui de la commode, de même que la surface d’une table de salle à manger disparaissaient sous les dossiers, les liasses de procédure et les cahiers de musique entassés pêle-mêle. Dans un angle, à côté d’un clavecin hors d’usage, également encombré de pape
rasses, se dressait une harpe à la monture dorée et entretenue avec le plus grand soin. A une époque lointaine où le piano n’était pas en vogue, Mlle Aurélie avait été professeur de harpe ; et maintenant encore elle tirait une partie de ses très mo
diques revenus de leçons de solfège et de piano
qu’elle donnait dans les couvents et les pensions de la ville. Depuis trois générations, toutes les dames
et demoiselles de Villotte avaient été élèves de la tante. Sa harpe et son procès formaient les deux grandes occupations de sa vie ; ou plutôt son pro
cès était le fond de son existence, sa harpe n en était que la distraction.
— A présent, dit-elle, quand elle eut introduit Sosthène et Camille dans son sanctuaire, à présent, mes mignons, allez sur le balcon et amusez-vous gentiment, tandis que je vais me mettre à mes écritures... A quatre heures je vous donnerai votre goûter.
Elle avait plié son châle et l’enfermait avec son chapeau dans une armoire ; pendant ce temps, Sosthène s’était emparé d’un volume de Rob-Roy
et assis en pleine verdure sur un tabouret, la tête dans ses mains et les jambes étendues, il s’était transporté en Ecosse, en compagnie des jeunes Obaldistone et de Diana Vernon. Camille, accou
dée à la balustrade, suivait rêveusement le vol circulaire et capricieux des hirondelles ou la fuite des nuages blancs dans le ciel de mai. Le silence de l’après-midi n’était interrompu que par le tictac lointain des métiers de tisserands, le sifflet du merle, le sourd bourdonnement des abeilles dans les chèvrefeuilles et un bruit sec de paperasses feuilletées. Mlle Aurélie dépouillait les pièces de cette volumineuse procédure, où à proprement parler, se déroulait toutes les phases de sa vie, depuis l’extrême jeunesse jusqu’à la caducité.
Isaure-Héloïse-Aurélie Montéclair, née en 1791, était la fille d’un général de la premièrerépub ique. Comme beaucoup d’enfants de la Lorraine (cette province essentiellement militaire), son père, com
pagnon d’armes des Oudinot, des Gérard et des Excelmans, s’était enrôlé à dix-huit ans. Grâce à sa bravoure ainsi qu’aux circonstances , il était parvenu très vite à un grade supérieur. En 1793, ayant été envoyé à l’armée de l’ouest, comme général de brigade, sous les ordres de Hoche, i
avait connu, à Avranches, un certain Blanchard de Savergne, concessionnaire de deux mille hec
tares de grèves dans la baie du Mont-Saint- Michel. Ce dernier, désirant se procurer des protecteurs assez influents pour arrêter les usur
pations des populations riveraines, avait imaginé d’intéresser le général à sa cause en lui abandonnant une part de la concession. Par acte en forme,
daté du 11 thermidor an IV, il céda à Montéclair la propriété de huit cents arpents de grèves à prendre entre Beauvoir et Moidrey. Après la paci
fication de la Vendée, le général suivit Hoche à l’armée de Sambre-et-Meuse, et la rapidité foudroyante avec laquelle se succédèrent les événe
ments politiques lui fit négliger cette aubaine qui
l’avait rendu propriétaire de terrains considérables en pays Avranchin. Ce ne fut qu’en 1802 qu’il
songea à faire ratifier par Napoléon la concession de Blanchard de Savergne. Mais alors il se heurta à des obstacles imprévus. Le Domaine prétendit que les grèves concédées étaient inaliénables et s’opposa à la ratification de la concession. Le con
seil d’Etat ordonna une enquête et l’affaire était en instruction, quand.les événements de 1815 changèrent la forme du gouvernement.
Dès 1814, le général Montéclair s’était rallié aux Bourbons; le nouveau souverain voulut l’en récom
penser en se montrant favorable à ses prétentions et, en 1817, une ordonnance, tout en annulant la concession indûment faite à Blanchard de Savergne, décida que le Domaine renoncerait à revendiquer les terrains aliénés de bonne foi par le con
cessionnaire. Les choses en étaient là, quand, en 1821, le général mourut, laissant pour unique héritage à sa fille, alors âgée de trente ans, ses droits litigieux dans les grèves de Moidrey.
Pendant toute son enfance et sa première jeunesse, Aurélie Montéclair avait été bercée avec l’histoire de ces fameuses grèves qui valaient des millions. Dans les dernières années de sa vie, le général, mis en retrait d’emploi, n’avait d’autre sujet de conversation que les péripéties de son procès avec le Domaine. Il subordonnait tout à l’issue de cette interminable instance, et c’était ainsi qu’Aurélie avait vu les unes après les autres s’évanouir ses espérances de mariage. — « Sois tranquille, fillette, disait le général en manière de consolation, dès que mon procès sera gagné, nous achèterons une propriété à Villotte et tu ne manqueras pas d’amoureux; les plus huppés se dispu teront ta main, car tu seras archi-millionnaire. »