TANTE AURÉLIE (1)
PAR ANDRÉ THEURIET
III
Hop! hue!... bellement!... La voiture de Clairette. la coquassière de Renesson, trottait sur la grand’ route, emportant sous les cerceaux de sa bâche grise Camille et Sosthène Desrônis, que le docteur s’était enfin décidé à envoyer chtz leurs grands-parents de Lisle. Tante Aurélie avait pré
sidé elle-même à l’arrangement de leurs effets dans une lourde et antique malle qu’elle avait prêtée. Au coup de midi, elle avait installé avec force re
commandations les deux enfants dans la carriole, encombrée de paquets de provisions que la coquassière, après avoir vendu ses œufs au marché, rap
portait aux indigènes de Renesson. — On avait déjà dépassé Chaumont-sur-Aire, et la carriole, ayant gravi la côte, roulait maintenant sur une longue route rectiligne, bordée de peupliers et dominant une plaine de blés et de colzas, que termi
naient au loin des lisières de bois. Ayant soulevé un coin de la bâche, le frère et la sœur échan
geaient leurs réflexions à la vue de la campagne verte et jaune, où les nuages promenaient de larges taches d’ombre immédiatement suivies de rapides coups de soleil. Les émotions des enfants sont pareilles à ces brusques envolées d’ombre et de lumière ; elles se succèdent avec la même rapidité. La vive douleur causée par la mort de leur mère avait déjà eu le temps de s’adoucir dans le cœur de Sosthène et de Camille, et de faire place aux émerveillements du voyage.
Le frère et la sœur se ressemblaient, mais sauf la couleur de leurs yeux d’un bleu foncé, ils n’avaient aucun des traits de leur père. Tous deux avaient maternisé. Camille était de petite taille ; sa tête, encadrée dans une épaisse chevelure frisottante et rebelle, était remarquable par l’expression pen
sive et puissante d’un front carré, surmontant deux yeux limpides et bien fendus. La rondeur des joues, la finesse du nez, le délicat modelé des lèvres rouges à chaque instant entr’ouvertes par un naïf ébahissement, ou plissées par une légère moue, corrigeaient doucement le caractère trop viril du haut du visage; un teint éblouissant de fraîcheur, un cou grassouillet dont la blancheur était accentuée par un mignon signe brun, achevaient de fé
miniser cette figure d’enfant. Sosthène, maigre et svelte, avait les mêmes traits que sa sœur, avec plus de fermeté dans le bas du visage et moins de force dans la partie supérieure. Le front manquait d’ampleur et les longs cils bruns des paupières donnaient aux regards une câlinerie toute féminine.
— Sosthène, s’exclamait Camille très préoccupée, regarde donc là-bas sur les champs!... Le so
leil et l’ombre ont l’air de courir l’un après l’autre comme s’ils jouaient à cache-cache... Sais-tu d’où ça vient, toi ?
— Pardi ! répondait péremptoirement Sosthène, qui avait pour principe de ne jamais être pris sans vert.
— D’où ça vient-il? Dis?
— C’est bien simple... — Il se frotta les sourcils et resta un moment le nez baissé... — Cela vient des liannequeis.
— Des hanneqziets? répéta Camille sans comprendre.
— Oui, des espèces de lutins... Ils passent dans l’air par longues ribambelles et ce sont leurs ombres qu’on voit courir sur les champs.
— Et eux, les voit-on ? s’écria la fillette dont le visage s’était illuminé d’une vive curiosité.
— Non, ils sont invisibles, mais rl y a des jours où on les entend... Ils font une musique qui ressemble à celle de la harpe de tante Aurélie.
— Oh ! Sosthène, je voudrais les entendre !...
Sosthène, très taquin de sa nature, ne dédaignait pas de mystifier sa sœur. En outre, il aimait à se donner de l’importance et l’occasion lui sembla propice. On était arrivé en vue d’Issoncourt, à l’endroit où la route se bifurque et où l’un des
embranchements descend vers Benoite-Vaux par les bois de Meuse.
— Je connais, reprit-il avec beaucoup d’assurance, une sente des bois de Meuse où j’ai été à la tendue avec grand-père et où on entend chanter les hannequets; je t’y conduirai si tu me promets de n’avoir pas peur.
— Oui, oui, Sosthène... Quand m’y mèneras-tu ? — Tout de suite, si tu veux... Nous pouvons passer par là pour rentrer à Renesson.
— Allons-y ! s’exclama impatiemment Camille en prenant son frère au mot.
— Arrêtez, Clairette, dit impérieusement Sosthène, nous voulons descendre, nous gagnerons Renesson par les bois... Vous préviendrez seu
lement grand’ mère que nous arriverons pour souper.
— Mais, monsieur Sosthène, protesta la coquassière, vous vous perdrez... Vous ne connaissez pas nos bois !
— Je les connais comme ma poche, répliqua Sosthène en mettant pied à terre et en faisant signe à sa sœur de descendre. Viens, Camille !
Le bruit des roues de la carriole étouffa les objurgations de Clairette. Les enfants prirent leur course vers Issoncouit, traversèrent le village, puis s’engagèrent dans la forêt de Meuse.
Tant qu’ils suivirent la route forestière, tout alla bien. Il faisait beau temps. Le soleil déclinant baignait de rayons obliques la large tranchée aux or
nières herbeuses, aux talus couverts de frondaisons fleurissantes. Camille s’arrêtait à chaque instant pour cueillir de grandes campanules bleues ou pour arracher des brins de chèvrefeuilles aux buissons. Sosthène, sérieux comme quelqu’un qui a charge d’âme, examinait la disposition des lieux et s’o­ rientait tant bien que mal. Mais peu à peu le so
leil s’enfonça derrière les massifs des hêtres, et les bourdonnements d’insectes, ainsi que les cris d’oiseaux, s’apaisèrent à mesure que l’ombre envahissait la longue tranchée descendante. Les deux en
fants arrivèrent à un carrefour, où trois chemins formaient la patte d oie. Après un moment d’hé
sitation, Sosthène prit délibérément celui de gauche.
— Sosthène, demanda timidement Camille, es-tu sûr de ton chemin ?
— N’aie pas peur! murmura-t-il entre ses dents.
Au fond, il n’était rien moins que rassuré, mais il croyait de sa dignité d’homme de ne pas laisser voir son inquiétude. Pendant ce temps, le crépus
cule s’épaississait et le sentier au-dessus duquel s’entrecroisaient les branches du taillis devenait à chaque minute plus étroit et plus sombre. Camille s’était rapprochée de Sosthène, qui sifflotait pour se donner une contenance. A un tournant, le sen
tier dévala brusquement vers une courbe profonde, et tout à coup Camille, saisissant d’une main cris
pée par l’émotion le bras de son frère, chuchota d’une voix étranglée :
— Sosthène, entends-tu ?... Je crois que ce sont les hannequets !
—Tais-toi! reprit l’autre, dont les dents claquaient... Pas de bêtises, hein !
Une musique étrange, qui ressemblait parfois à un chant d’oiseau, parfois aux modulations d’une voix humaine, partait du fond de la gorge où abou
tissait le ténébreux sentier qu’avaient choisi les deux enfants. L’impression de malaise produite par cette mystérieuse mélopée était encore avivée par la situation d’esprit des deux auditeurs et la fantasmagorie de la nuit. Cela se répercutait dans les arbres avec un redoublement de sonorité; on y distinguait le hôlement de la chouette, les trilles éclatants du rossignol et des appels monotones, plaintifs et flûtés, pareils à l’unique note du crapaud.
— Ce sont les hannequets, bien sûr ! répétait Camille en frissonnant.
— Tais-toi, sotte, répétait avec humeur Sosthène encore plus épeuré que sa sœur, tu m’ennuies avec tes hannequets !...
Et, suivi de Camille, il pressait le pas avec une telle hâte que cela ressemblait fort à une déroute.
Ils virent peu à peu les arbres s’éclaircir et ils débouchèrent dans une étroite prairie, où, à la clarté commençante de la lune alors dans son premier quartier, ils eurent enfin l’explication de cette musique inquiétante.
Assis au revers d’un fossé, près des prunelliers et des viornes qui bordaient un ruisseau, un garçon de quinze ans environ, ayant une feuille de lierre entre les lèvres, modulait cette mélodie imitative, afin d’attirer les oisillons du voisinage sur des gluaux tendus dans le hallier. C’était ce qu’on ap
pelle la frouée ou la chasse à la pipée. A l’aspect de ces deux intrus, le jeune chasseur se dressa brusquement sur ses pieds.
Autant qu’on en pouvait juger au clair de lune, c’était un gars solide et bien découplé. Une che
velure touffue tombait des deux côtés de sa figure un peu maigre d’adolescent, où luisaient deux yeux intelligents, très enfoncés sous les arcades sourci
lières. Des guêtres lui montaient jusqu’aux genoux et sa blouse bleue entr’ouverte laissait voir un bout de chemise blanche.
— Hé! là bas! cria Sosthène d’une voix encore essoufflée, pourriez-vous nous dire si nous sommes loin de Renesson ?
— Ouf! s’exclama le jeune chasseur sans répondre tout d’abord à cette question, vous m’avez fait une jolie peur... J’ai cru que c’était le garde... Vous êtes à Goulinvaux, et il ne vous faut plus qu’un quart d’heure pour arriver au village.
En même temps il examinait avec étonnement les deux nouveaux venus et il semblait frappé par la jolie figure de Camille. Les branches avaient décoiffé la fillette ; son chapeau de paille avait glissé sur ses épaules, et ses cheveux bouclés rou
laient en mèches folles sur son front et sur ses yeux.
— Je parie,continua-t-il, que vous êtes les enfants Desrônis.
— Oui, répondit Sosthène intrigué, à quoi l’a­ vez-vous deviné ?
— Parce que vous n’êtes pas du pays d’abord, et puis parce que votre grand’mère a dit à mon père qu’elle vous attendait ce soir... Je suis le fils du docteur Boisselier... Mais quel diantre de che
min avez-vous pris ? Vous n’êtes pas venus à pied, je suppose?
— Non, nous avons quitté la voiture de Clairette à Issoncourt, et nous avons pris le chemin des bois, parce que...
— Parce que nous voulions entendre les hannequets, interrompit Camille.
Le jeune Boisselier se mit à rire.
— Les hannequets ! dit-il, c’est de la farce, il n’y en a pas !
— Je le sais bien, riposta Sosthène d’un air détaché, mais c’était pour me moquer de cette gamine, ajouta-t-il en montrant dédaigneusement Camille.
« Cette gamine » parut très vexée de se voir traitée aussi irrévérencieusement en présence d’un étranger.
— Par exemple! se récria-t-elle en se rebiffant, ça n’empêche pas que tu as eu une belle peur quand nous étions dans le sentier et que tu as entendu la musique.
— Peur, moi? allons donc! murmura Sosthène en haussant les épaules... Puis changeant la conversation : — Comment vous y prenez-vous, demanda-t-il, pour imiter les oiseaux?
— C’est bien simple, répondit le jeune Boisselier, voyez! — Il cueillit une feuille de lierre, la plaça entre ses lèvres et se mit à frouert en imitant le cri de la chouette... — Les oiseaux croient entendre la voix de la choune (i), ils se sauvent et vont se jeter dans les gluaux... Mais ce soir il fait trop clair et on ne prend rien... Si vous voulez, nous allons partir, et je vous reconduirai chez votre grand’­ mère.
Il détacha ses gluaux, en fit un paquet, et l’on se mit en route en côtoyant le ruisseau jusqu’à la corne du bois. Là, le fils du docteur fit gravir à ses deux compagnons un revers de colline où une étroite sente zigzaguait entre des champs de blé, et quand ils furent au sommet ils aperçurent le clo
(i) Reproduction interdite.— Droits de traduction réservés.(i) Nom de la chouette en patois meusien.