cher, puis le petit mur du cimetière et, au bas, dans une vallée étroite, les lumières éparses du village de Renesson.
— Tenez, dit le jeune Boisselier en montrant du doigt, sur le versant opposé, une maison assez vaste, précédée d’un grand orme, et derrière laquelle on distinguait, au clair de lune, le mouton
nement d’un verger en pente ; voici la maison de votre grand-père, et celle-ci que vous voyez au bout du pays, avec une terrasse de tilleuls et un co’ombier, c’est la nôtre...
Pendant ce temps on commençait à s’inquiéter chez les de Lisle, et on tenait, dans la vaste cuisine aux solives enfumées, un conseil de famille auquel assistaient le docteur Boisselier et Clairette la coquassière.
Mme de Lisle, sèche et alerte, la tête encapuchonnée dans une large coiffe noire qui la proté
geait des courants d’air et qui donnait à sa longue figure bilieuse, un aspect monastique, allait et ve
nait nerveusement de la cheminée à la table du milieu où le couvert était dressé.
-— Comprenez-vous cela, monsieur Boisselier? disait-elle au docteur appuyé au chambranle de la cheminée et caressant complaisamment sa barbe rousse; il est bientôt neuf heures et ces enfants ne sont pas arrivés!... Ma fricassée de lapin se dessè
che dans la cocote, mon tôt-fait ne vaudra plus rien, et voici M. de Lisle qui tourne ses pouces au coin de l’âtre, au lieu de se tourmenter et de se mettre à leur recherche !
M. de Lisle, grand, solidement charpenté, l’œil placide, le nez très long, la bouche gourmande, le chef couvert d’une casquette de cuir, et le corps sanglé dans une veste de chasse de toile rousse, con
tinuait à gratter pacifiquement la tête d’un gros chat qui ronronnait sur ses genoux. Quand sa femme eut cessé de parler, il huma longuement une prise de tabac et répondit :
— Si fait, je me tourmente, ma bonne amie, je me tourmente !... Mais que faire ? où chercher? puisqu’on ne sait pas au juste où ces deux drôles sont passés ! Vous dites qu’ils vous ont quittée en face d’Issoncourt, Clairette ? — Oui, monsieur de Lisle.
— Vous n’avez pas plus de cervelle qu’eux, ma mie ! reprit Mme de Lisle, permettez-moi de vous le dire... Vous deviez bien penser que deux enfants de cet âge-là ne pouvaient pas revenir seuls par les bois.
— C’était bien ce que je me pensais, allez, répliquait la désolée Clairette, et je leur ai assez répété qu’ils risquaient de se perdre, mais M. Sosthène m’a commandé d’arrêter, d’un ton si en colère que je n’ai pas osé dire nenni... Ils ont sauté hors de ma voiture et ils sont partis en me riant au nez.
— Mauvais sujets ! grommelait Mme de Lisle, voilà un bel échantillon de l’éducation Desrônis !...
— Desrônis a toujours été trop faible, interrompit sentencieusement le docteur Boisselier, les enfants ont besoin d’être soumis à une discipline de fer... Puisqu’il est entendu que Sosthène cou
chera chez nous, madame de Lisle, je me charge en ce qui le concerne, d’opérer une réforme radi
cale... Fiez-vous à moi, il sera élevé comme Marcel, à la Spartiate.
— Je ne demande pas mieux, M. Boisselier, mais Dieu sait dans quel état ces malheureux en
fants vont nous revenir !... Les retrouverons-nous seulement ?... Clairette, ils sont capables de passer la nuit dans les bois !...
— Nous voici, grand’ maman! cria impétueusement Camille en ouvrant la porte de l’allée et en se précipitant vers madame de Lisle, tandis que Marcel Boisselier et Sosthène suivaient à distance.
— Ah ! vous voici, mademoiselle ! s’exclama madame de Lisle, en la clouant sur place d’un
regard sévère... N’avez-vous pas honte à votre âge?.. Et vous, monsieur le garnement, pourquoi avez-vous quitté la carriole de Clairette ?
— - Bonne maman, répondit Sosthène avec aplomb, ce n’est pas moi, c’est Camille qui a
voulu descendre de voiture pour entendre les hannequets !...
— Menteur ! protesta Camille indignée, c’est toi qui as eu l’idée de prendre par les bois en disant que tu connaissais les chemins... Et encore tu ne les connaissais pas, et nous nous serions perdus, si nous n’avions pas rencontré Marcel Boisselier qui frouait pour prendre des oiseaux...
Une secousse brusquement imprimée à sa jupe par Marcel l’arrêta net; elle se mordit les lèvres, mais il était trop tard, et le docteur Boisselier en avait déjà assez entendu pour constater que son fils s’était mis en contravention avec les principes de l’éducation Spartiate.
— Ah ! s’écria-t-il à son tour, tu chassais à la pipée en temps prohibé, malgré ma défense ex
presse?... Tu ne rougissais pas d’enfreindre les lois de ton pays, mauvais citoyen !
— Allons, interrompit d’un ton conciliateur M. de Lisle en se levant, à tout péché miséricorde, les voici retrouvés, et ce n’est pas le moment de récriminer... Le souper languit, mettons-nous à table !
La maison de Lisle avait une physionomie demibourgeoise et demi-paysanne. Le salon, donnant sur la rue, le salon aux volets clos et où l’on n’entrait qu’aux fêtes carillonnées, affichait certaines pré
tentions au luxe des villes et faisait l’admiration du village. Le parquet était ciré et semé de petits ronds de drap multicolore destinés à maintenir en parfait état de conservation les feuilles de chêne luisantes comme un miroir; le long des murs, ta
pissés d’un papier à ramages et décorés de vieux portraits d’ancêtres, on voyait, rangés dans un ordre méthodique, un antique piano à X, des fauteuils de tapisserie au petit point, une table ronde à dessus de marbre et une pendule Louis XV;
— mais en revanche, la cuisine servait de salle à manger; et quand la porte de communication était ouverte, il vous arrivait par bouffées de pénétrantes odeurs d’étable et de fenil. Les chambres hautes,
blanchies à la chaux, n’avaient pour tout mobilier que de grands lits où l’on enfonçait dans la plume et des armoires profondes, bourrées de linge. Le jardin présentait l’aspect réjouissant de larges carrés de légumes encadrés dans des plates-bandes où foisonnaient des fleurs vivaces : œillets d’Inde, juliennes rouges, lis blancs et croix de Jérusalem. Une charmille le séparait du verger herbeux et montant, où des pommiers tordus et des pru
niers de Damas étendaient au ras du sol leurs bras moussus; au de la et presque jusqu’à la lisière des bois ondulait une magnifique pièce de blé, entre deux minces bandes de luzerne violette.
Les époux de Lisle offraient le même mélange de rusticité et de gentilbommerie que leur habitation. Dans la communauté, Mme de Lisle représentait plus particulièrement la nuance aristocra
tique et mondaine. Née de Seigneulles, elle prétendait descendre par sa mère de l’un des quatre Grands Chevaux de Lorraine; elle était en
tichée de noblesse, parlait à tout propos de ses relations avec les gens titrés du canton, et repro
chait à M. de Lisle de ne pas savoir tenir son rang dans le monde. Le fait est que ce dernier, après avoir servi dans la garde royale jusqu’en 1830, s’était, grâce à l’influence des milieux, transformé peu à peu en un honnête propriétaire campagnard. Tout son patrimoine consistait en terres qu’il fai
sait valoir lui-même ; en outre, son goût très vif pour la chasse lui créait forcément des rapports de compagnonnage avec ses confrères en saint Hubert, nobles ou vilains, et il ne dédaignait pas de s’accouder à la table d’un cabaret, côte à côte avec les paysans pour conclure un marché de blé ou d’a­
voine. Il était resté royaliste jusqu’aux moelles, mais ayant l’humeur pacifique, il évitait les dis
cussions et ne manifestait son opposition au régime du second empire que par de petites taquineries
inoffensives : — aux élections législatives, il ne manquait pas d’inscrire sur son bulletin le comte de Nettancourt-Vaubecourt, bien que cet illustre
personnage fût mort et enterré depuis tantôt quinze ans, — et lorsqu’il affranchissait une lettre, il n’o­
mettait jamais de coller, la tête en bas, le timbreposte à l’effigie de Napoléon III, afin de bien marquer son mépris pour l’usurpateur. A part cela, il se montrait le plus conciliant des voisins et le plus prudent des conservateurs, payant régulière
ment ses impôts, assistant à la grand’messe tous les dimanches, et invitant le curé à dîner une fois par semaine.
Cette maison de Lisle, si différente du logis Desrônis, ne pouvait manquer de plaire à Ca
mille, qui avait toujours aimé le plein air et les courses à travers champs. Aussi quand, le lende
main de son arrivée, elle s’éveilla dans sa petite chambre, contiguë à celle de ses grands parents, et qu’ayant ouvert sa fenêtre elle aperçut le jardin en fleurs, elle se sentit toute ragaillardie. — Une brume légère, argentée de soleil, planait encore sur le ruisseau du village, tout retentissant du clic-clac des battoirs et des notes nasillardes des canards. Au loin, une batteuse ronflait sourdement, et plus près, des abeilles bourdonnaient au
tour d’un rûcher, tandis que, haut dans le ciel, d’invisibles alouettes gazouillaient. Camille s’ha
billa rapidement. Il lui tardait de savoir comment Sosthène avait passé sa première nuit chez le doc
teur Boisselier; en outre, elle s’accusait tout bas d’avoir, la veille, attiré une semonce à Marcel, en dénonçant étourdiment sa chasse à la pipée, et elle voulait lui dire combien elle regrettait sa mala
dresse. Aussi, dès qu’elle eut avalé la tasse de lait chaud préparée par sa grand’mère, elle n’attendit même pas que ce premier déjeuner, pris en famille, fût achevé, et sa tartine beurrée à la main, elle s’enfuit, tête nue, à travers le verger, jusqu’à l’ha
bitation du docteur Boisselier, où elle pénétra par le jardin.
(A suivre).
André Theuriet
ON DRAME AU HAUT DES CHÊNES
Il représentait l’aristocratie élégante du monde des bois, ce coq superbe. Gibier fastueux, importé à grands frais, surveillé avec une ialouse sollici
tude, il jouissait de tous les bénéfices de sa qualité d’étranger.
Un nombreux personnel commis, à sa surveillance écartait de lui tous les malfaiteurs à deux et à quatre pieds ; des rondes de nuit le protégeaient contre le fusil des premiers ; des chemins d’assom
moir, des pièges multiples expurgeaient le massif de tous les carnassiers ; c’était tout au plus s’il con
naissait de réputation le plus redoutable, le renard. En même temps, une main prodigue répandait, chaque jour, une profusion de grains variés dans
les cantons qu’il hantait de préférence ; elle allait jusqu’à attacher aux troncs des arbres de petites bottes d’avoine afin de ménager à l’émigré l’illu
sion des récoltes de la vie sauvage. Nourri comme un prébendaire, gras à lard, entouré de sultanes, exempt, non seulement de soucis, mais d’inquié
tudes, l’oiseau vêtu de pourpre et d’or ne pouvait pas regretter les bords du Phase ..
Le soir, quand le soleil, descendant à l’horizon, embrasait de ses feux les nuages du couchant, le vol lourd du coq faisan le portrait dans un grand arbre et de ce trône il saluait l’astre de son cri rauque, qui disait à ses compagnes : Je suis là.
Ce trône, lui aussi, lui donnait le droit de dédaigner les dangers. Nul monarque aujourd’hui n’en possède d’aussi solide, bravant comme celui-là les orages et défiant les tempêtes, qui sont les révolutions d’en haut. C’était un chêne trois fois
centenaire, dont le tronc rugueux s’élevait comme un fût de colonne jusqu’à ses branches s’allongeant dans tous les sens ainsi que de monstrueux serpents et que couronnait un dais de feuilles presqu’impénétrable.
La nuit descendait rapide ; la teinte laiteuse de la voûte allait en s’assombrissant ; un dernier cri auquel d’autres cris avaient répondu avait salué
l’apparition de l’étoile du berger ; l’obscurité avait grandi, à mesure que tous les coins du firmament
s’illuminaient tour à tour ; sous la voûte de la futaie les ténèbres étaient devenues intenses ; un silence de mort régnait dans le massif, rien ne le troublait
IV