plus que le frisson des herbes s’ouvrant au passage de quelque rongeur, le léger murmure des feuilles et, à des intervalles réguliers, le son mourant de quelque cloche lointaine.
Si c’est l’heure à laquelle les honnêtes oiseaux s’endorment la tête sous l’aile, c’est celle aussi à laquelle s’éveillent les êtres de sac et de corde ; la nuit est la patronne des malfaiteurs, au nombre desquels, bien entendu, nous rangerons les amou
reux ; ce sont ses voiles discrets qui encouragent toutes les audaces, qui couvrent et assurenr la per
pétration de tous les crimes, vols, rapts, assassinats etc. Si la sombre déesse avait encore chez nous des autels, je vous proposerais de les renverser.
Si complète qu’eût été l’hécatombe des bandits, quelque persévérance que les gardes apportassent à les traquer, quelques uns leur avaient échappé. Ce n’étaient pas les plus importants, les gros bonnets de l’engeance, mais ils étaient encore redouta
bles. La belette figurait parmi les survivants. Elle devait son privilège autant à sa prudence qu’à sa taille fluette ; son pied léger marquait peu, elle avait soin de n’en point prodiguer les traces dans les terres boueuses où le « revoir » eut été élémentaire ; le moindre trou était pour son mince corsage un suffisant asile ; enfin, pendant le prin
temps et l’été, elle s’était bornée à des déprédations laissant peu de traces révélatrices : lapereaux sur
pris dans la rabouillère, jeunes levrauts, faisan
deaux à la traine lestement enlevés à la vigilance maternelle, pillage de nids d’oiseaux et autre menue monnaie de malfaisance. Le voisinage de quelques chaumières, autour desquelles caquetaient les poules et cancanaient les canards, lui permettait de changer avec quelqu’opportunité le théâtre de ses opéra
tions ; d’ailleurs elle savait au besoin déjeuner d’une souris et souper d’une paire de mulots. Mais l’appétit vient en mangeant et vous allez voir que celui
de la dame au nez pointu prit, un beau soir, des proportions démesurées.
Il ne faut pas la calomnier : Quoique sous son habit de Radjah, la merveille du bois, le coq faisan lui eut semblé un peu bête, les visées du petit car
nassier ne s’étaient pas du premier coup élevées jusqu’à cette proie superbe.
Elle quêtait patiemment dans le dessous de la futaie, querens quem devoret comme tous les lions de ce monde gros, moyens et petits. Le col allongé, le nez tendu, les narines frémissantes, elle allait tantôt trottinant, tantôt avançant par petits sauts inégaux et précipités, mais toujours avec une telle légèreté que le tapis de feuilles mortes ne frisson
nait même pas à son passage. Elle arriva ainsi aux racines du chêne géant ; elle y goûta une senteur de chair fraîche qui l’enivra. Arquant son corps
flexible, elle s’élança sur le tronc à plus d’un mètre de hauteur et après ce bond prodigieux, relative
ment à l’exiguité de sa taille, s’accrochant par ses ongles aigus aux écorces, elle continua l’escalade. Arrivée à l’enfourchure, elle s’arrêta.
Au-dessus d’elle, sur une branche latérale, elle apercevait une forme d oiseau se détachant en noir sur le clair obscur du ciel étoilé. Non seulement elle rejetait sur lui la responsabilité de la proscrip
tion qui, dans ce massif, décimait la famille dts martres, mais elle le détestait encore en raison de la fatuité et de l’importance dont elle le taxait ; et puis que de sang à boire dans cette masse énorme ? sa haine et sa concupiscence se trouvaient d’accord pour la pousser à l’attaque ; ses lèvres frémissantes se retroussaient, montrant ses dents fines etaigües, ses yeux phosphorescents brillaient comme deux diamants dans ces ténèbres ; cependant elle hésita.
Elle était trop avisée pour ne pas apprécier l’inégalité de la lutte ; ce vigoureux oiseau ne pouvait-il pas pulvériser une misérable belette d’un seul coup de son aile, de son bec, d’un revers de son ergot ? N’avait-elle pas, elle-même, reculé devant des hôtes de la basse-cour, moins vadlants et moins redou
tables? Mais celui-là, le sommeil de plomb dans lequel il paraissait engourdi ne le mettait-il pas à la merci du plus faible des ennemis ? Allait-elle laisser échapper cette occasion de venger ses frères, ses cousins, tout en se gorgeant elle-même de chair, de cervelle et de sang ? Peut être cette perspective devint-elle irrésistible ; peut-être aussi l’écho de la célèbre phrase de Danton : « De l’audace! de l’au
dace! et toujours de l’audace! » est-elle parvenue jusqu au monde des bêtes? Toujours est-il que, sans tarder davantage, le petit meurtrier, se glis
sant, serpentant le long du tronc du chêne, arriva à l’étage où l’oiseau du Phase avait établi sa chambre à coucher. Il apportait dans sa marche de telles précautions qu’il réussit à se glisser dans
l’étroit espace resté libre entre le fût de l’arbre et le corps de l’oiseau branché.
En ce moment, soit qu’il eut senti son contact soit que l’odeur repoussante qu’exhale la belette eut triomphé de son sommeil, le faisan se secoua brusquement, mais sa tête n’eut pas le temps de se redresser. La rôdeuse nocturne s’était élancée sur lui à corps perdu et enfonçant ses griffes dans sa chair, elle avait planté ses dents à la jonction du
cou avec l’occiput et son museau sanglant fouillait avec une incroyable rage dans la plaie qu’elle venait d’ouvrir.
Eperdu, affolé, le coq faisan se débattait sur place, s’épuisait en efforts pour arracher de lui le vam
pire qui, tout vivant, le rongeait ; inconscient, il ne songeait même pas à se mettre à l’essor ; il y perdait ses soubresauts convulsifs, comme ses bat
tements d’aile; il n’y gagnait que de resserrer l’étreinte mortelle, devenant de seconde en se
conde plus aiguë et plus douloureuse ; plus il se secouait, plus les griffes acérées entraient dans sa chair, plus le suçoir implacable aspirait le sang qui commençait à manquer aux artères. La vue du bel oiseau se troublait, ses inutiles défenses s’amol
lissaient, ses pattes chancelantes ne le soutenaient plus sur son perchoir, que ses pieds avaient cessé de retenir. Il tomba entraînant avec lui le petit monstre dont l’acharnement était tel qu’il ne lâ
chait pas prise. Ce fut le salut du bandit ; dans la
dernière partie de cette chute d’une vingtaine de mètres, les lois de la gravitation reprirent le des
sus ; le corps de la victime servit de parachute au meurtrier.
*
Nos lecteurs ne nous pardonneraient pas de laisser un de ces Drames de la forêt se terminer par l’apothéose du guet-apens. Nous avons trop à cœur de leur être agréable pour les priver de son épilogue.
Le lendemain, un garde trouvait au pied du chêne, le cadavre mutilé du plus beau coq de son triage. Avec un flair que nos juges d’instruction seront réduits à lui envier, il lui suffit d’examiner les blessures pour avoir le signalement de l’assassin. Il commença par placer la pièce de convic
tion dans l’intérieur de son carnier, histoire de ne pas contrarier Monsieur, en lui révélant qu’il pos
sédait encore quelques malfaiteurs dans ses bois, et aussi parce que l’idée lui était venue de procé
der à l’autopsie de la victime en compagnie d’une commère qu’il avait conviée à festiner. Il emporta donc les restes du coq faisan à sa garderie ; mais il en revint bientôt avec un jeu de traquenards qu’il disposa fort habilement au pied de l’arbre, con
vaincu qu’il était par sa propre expérience de la vérité de cet axiôme : qui a bu, boira.
Le lendemain, en effet, dame belette payait sa dette aux justices divine et humaine, et sa peau
grossissait de cinquante centimes le pécule de l’honorable fonctionnaire qui en avait été l’instrument.
G. de Cherville.
LA FIN D’UN BANDIT
Pourquoi bandit ? Parce que la nature a infligé à certains êtres des appétits de chair, comme elle a donné à d’autres des appétits d’herbe tendre, est-ce une raison plausible pour qualifier les premiers de bêtes féroces ?
Le lion qui déchire les muscles de sa proie et étanche sa soif dans le sang, n’est en réalité pas plus féroce que le mouton qui broute la prairie et se désaltère avec l’eau limpide du ruisseau ; ils ont faim tous les deux, ce besoin ils le satisfont chacun selon les lois de son organisme.
Il n’existe en réalité qu’une bête féroce, c’est l’homme qui tue sans raison et sans profit, pour le plaisir, ou pour la gloire. On prétend bien que le tigre en fait autant, mais cela ne m’a jamais été bien démontré.
N’allez pas conclure de ce beau préambule que je vais tenter la réhabilitation du carnassier que mon collaborateur du crayon vous montre les mem
bres raidis par la suprême convulsion de la plus atroce des agonies, celle de l’empoisonnement. Bien qu’assez à la mode aujourd’hui, ce genre de plaidoyer ne me tente pas. Autant vaudrait appliquant à l’espèce, cet axiôme « n’arrachez pas, gué
rissez », qui de la prothèse dentaire est passé dans la morale courante, me vouer à la régénération des loups, par l’instruction obligatoire, gratuite et nécessairement laïque. Je reconnais volontiers que je
serais mangé par mes élèves avant de les avoir décidés à paître ; mais, fidèle à mon exorde, je déclare aussi que je ne leur en voudrais pas et je con
tinuerais, déchiré par eux, de protester contre les appréciations illogiques qui, depuis tant de siècles, faussent l’esprit des générations.
Je suis cependant forcé de reconnaître un tort grave à celui dont, sans rime ni raison, je viens de faire mon client ; il le partage avec tous ses frères, les carnassiers, mais il n’en est pas moins de nature à attirer la rigueur de nos châtiments sur sa tête ; il a l’effronterie de s’attaquer à ce qui, de par notre royauté, est devenu notre bien. Des offenses, on les oublie ; mais les moyens de ne pas se montrer implacable vis-à-vis d’un concurrent fourrant son nez dans votre assiette ? Plus de pitié, et sus ! au mangeur de moutons !
Tout s’est réuni pour fortifier ses penchants de rapine et de meurtre, la loi irrésistible de l’hérédité et l’éducation. Il n’était encore que louveteau, ses oreilles démesurées, son corps tout rond, un petit air étonné, lui faisaient une physionomie plus drolatique que farouche, qu’il avait déjà savouré l’i­
vresse du sang, bu chaud, dans le flanc entr’ouvert des victimes, des volailles, des faons, des agneaux, voire des taupes et des mulots que la maman louve apportait au liteau, afin de donner leur chair, en
core palpitante, à broyer aux dents naissantes de ses petits.
Ce fut elle encore qui l’initia à la science de la chasse et lui en fit apprécier les ineffables jouis
sances. Comme tous les néophytes, il débuta par l’affût qui lui apprit la patience et la ruse ; elle lui montra à s’approcher, le nez dans le vent en se cou
vrant des buissons, en rempant sur le ventre, du troupeau des oies criardes et attendre pendant des heures, dans une immobilité complète, l’instant favorable pour happer l’étourdie qui passerait à sa portée. Puis, ce furent surdes proies plus sérieuses, la quête laborieuse qui lui révéla la puissance de l’odorat dont la nature l’avait doué; et enfin l’at
taque, à force ouverte, d’un animal capable, non de se défendre mais de résister qui lui livra le se
cret de sa force musculaire en même temps qu’il trouvait dans ses interminables courses de nuit le témoignage de ses aptitudes à la marche, de son incroyable résistance à la fatigue.
Il était alors grand louvard ; l’heure des nouvelles amours était venue ; la louve se sépara des aimés pour se vouer encore une fois aux devoirs que lui imposait la propagarion de sa race. L’isolement, la faim, l’appréhension det périls que le voi
sinage de l’homme rendait incessants, la nécessité de pourvoir seul à sa subsistance comme à sa sécu
rité, couronnèrent l’éducation ébauchée par la mère. A cette rude école, sa prudence native s’exagéra jusqu’à la méfiance, ses instincts de ruse s’épanouirent si bien qu’ils distancèrent l’astuce si vantée du renard son compère. Il sut combiner ses rentrées de façon à ne jamais livrer le secret de ses retraites, résister aux séductions de l’occasion pour ne pas multiplier des ébats révéla
teurs autour de ses demeures, se ménager le vent dans sa quête, dans ses refuites ; et, jusque dans son repos, conserver un œil, une oreille au guet pendant son sommeil.
Passé grand loup, fortifié par maintes épreuves de ses ressources tactiques, de sa force et de sa vigueur,
il grandit en audace ; il contesta effrontément à l’homme la suprématie qu’il s’arrogeait, il préten
dit prélever sa dîme sur tous les êtres sur lesquels celui-ci avait mis le sceau du maître. Ses rapines ne se bornaient plus à des lièvres gueulés à la rentrée, à des volailles aventureuses qui s’étaient hasardées loin de la ferme, à quelques faons de che
vreuil étranglés malgré les bramements plaintifs de la chevrette et le courroux impuissant du brocard ; c’était du peuple entier qui paît ou qui ru
mine, qu’il entendait faire son tributaire. Il avait
enlevé quelques moutons écartés du troupeau; un jour vint où, pressé par le besoin, il livra assaut au parc qui protégeait ce troupeau pendant la nuit. Escaladant la palissade, il se rua dans la bande éperdue, culbuta d’un coup de sa terrible mâchoire les braves chiens commis à sa défense, puis voyant rouge, affolé par la rage du meurtre, il se livra à un affreux carnage, tuant pour tuer, faisant dix victimes, pour n’en dévorer qu’une seule. Une autre fois, visant plus haut encore, il s’attaquait au poulain, à la génisse au pâturage, s’approchait d’eux, à bon vent, d’un pas... de loup, leur sautait à la gorge, plantait ses crocs d’acier dans la chair fré
missante, les étreignait de ses griffes, ne lâchant prise que lorsque sa proie, épuisée par la perte de