HISTOIRE DE LA SEMAINE


Encore et toujours le Tonkin ! C’est la grande préoccupation du moment et je crains bien qu’t-lle ne dure longtemps encore. Cette fois, l’affaire gros
sit et se présente devant le parlement avec des chiffres respectables ; 20 millions et 6.000 hommes
— du moins à ce que l’on conjecture, car M. le mi
nistre de la guerre par une exclamation passablement compromettante dans son affectation naïve de dis
crétion, nous a fait savoir que le chiffre des renforts expédiés était un secret d’état, dont la divulgation serait imprudente. M. Granet lui faisant ob
server que le parlement ignorait absolument le chiffre des renforts expédiés, M. le ministre de la guerre, de l’air le plus « grognard » qu’il a pu trouver, s’est écrié :
— « Il ne manquerait plus que ça ! »
Heureusement que la majorité ministérielle n’est pas curieuse. Et j ajoute que, dans la circonstance présente, elle ne demande qu’à en savoir le moins possible.
Au premier abord, ce que je vous dis là peu paraître paradoxal ; mais vous allez voir combien c’est naturel et combien c’est vrai :
La majorité ministérielle n’est pas sans inquiétude, à propos du Tonkin. Elle sent vaguement qu’il y a là un imprévu redoutable, des mécomptes possibles, un gros sujet de crainte, d’autant plus
gros et plus effrayant que c’est l’inconnu et que la majorité ne peut pas même essayer de re prévoir parce que... elle ne sait pas !
D’autre part, force lui est de s’avouer à elle-même que c’est une guerre. Or, la guerre, ce n’est rien qui soit bien populaire dans les campagnes, et si les choses venaient à tourner mal, s’il y avait seu
lement un échec, les crédits et la confiance votés au gouvernement pourraient bien être reprochés cruellement à ceux qui les ont accordés.
Aussi, la majorité n’est pas sans appréhension. Mais par contre, elle se trouve atrocement embar
rassée. Que faire et comment faire? Sauf deux ou trois diplomates et une ou deux douzaines d’hommes d’affaires, la majorité compte peu de gens qui sachent bien au juste ce que c’est que la Chine, la Cochinchine, le Tonkin et le reste. Et puis, l’affaire est engagée et il n’est plus guère pos
sible de reculer. Donc, bon gré, malgré, la majorité va de l’avant.
Mais elle ne cherche plus à comprendre, parce que c’est fatigant et inutile ; elle ne cherche plus à savoir, parce que c’est dangereux. En effet, toute explication donnée à la Chambre, ajouterait à sa responsabilité. Ne pas tout savoir, c’est encore une excuse qu’on peut se réserver devant les électeurs, et il est des cas où l’on est bien aise de pouvoir dire — comme nous l’avons si souvent entendu : « Nous avons été trompés. »
C’est dans cet ordre d’idées — de peu d’élévation sans doute, mais malheureusement bien « nature »
— qu’il faut chercher l’explication du succès bruyant qu’a remporté, mardi dernier M. l évêque d’Angers. En d’autres circonstances, son inter
vention n’eût pas manqué d’être mal accueillie et de produire un effet désastreux. Combien de fois 11’a-t-on pas vu la majorité républicaine se cabrer quand on lui parlait de s missionnaires catholiques en Orient ? Et même dans le gouvernement actuel, je ne serais pas embarrassé de trouver plus d’un membre qui, à plusieurs reprises, ne s’est pas fait faute de protester contre l’influence excessive accordée aux missionnaires en Asie.
Pourquoi donc a-t-on couvert Mgr. Freppel d’applaudissements mardi dernier ?
Je vais vous le dire. C’est par suite d’un petit calcul fort électoral et passablement malin. On s’est dit : Désormais, si le Tonkin tourne mal, les réactionnaires ne pourront pas exploiter la chose contre les candidats républicains puisque Mgr Frep
pel, au nom de l Eglise, et au nom des traditions monarchiques, a supplié la Chambre de voter l’expédition.
Les applaudissements donnés à Mgr. Freppel sont comme le paiement d’une prime d’assurance contre les responsabilités de l’insuccès.
Mais le gouvernement fera bien de comprendre la portée philosophique—et parlementaire — de cet incident ; et, pour peu qu’il obtienne un succès mili
taire, qui dégage l’honneur du drapeau, son premier souci devrait bien être de reprendre les négociations et d’arriver à la paix. C’est du moins le sentiment qui me paraît dominer dans la plus grande partie de la Chambre. Et si vous voulez une preuve du désir quela Chambre éprouve à se voir débarrassée
de ces aventures lointaines, — où elle ne comprend guère mais dont elle redoute beaucoup, — voyez le vote par lequel à 27 voix de majorité, la Chambre a refusé les crédits demandés pour la continuation du chemin defer du Sénégal.
Cependant, de toutes nos entreprises coloniales, l’ouverture d’une route française jusqu’au Niger est bien celle qui nous a moins coûté d’hommes et d’argent. Mais, à cette heure, la susceptibilité de la Chambre est en éveil et, ne pouvant payer sa mauvaise humeur sur le Tonkin, elle l’a payée sur le SénégaU
Le gouvernement lui-même paraît éprouver sa part de fatigue et d’agacement. M. le président du Conseil, particulièrement, se montre depuis quel
ques jours nerveux et irascible. Lundi dernier, à propos d’une parole mal sonnante de M. Cunéo d’Ornano sur « MM. Ferry, frères », prenant l’affaire au tragique — M. Cunéo d Ornano pris au sé
rieux ! Bone Deus ! quelle nouveauté pour lui, et quelle chance! M. J. Ferry s’est presque fait une querelle avec M. Frisson. Cette irritabilité trop vive peut devenir dangereuse chez un ministre des affaires étrangères. Sans doute, il faut qu’un homme d’Etat ait du caractère ; mais le caractère ne consiste pas précisément à ne pas décolérer.
Ah ! si la majorité n’avait pas une peur bleue de M. de Freycinet ! Eh ! oui, c’est là peut-être le lien commun qui serre le plus étroitement la majo
rité de M. Ferry. Les paysans du midi —quand ils avaient encore des vignobles — avaient coutume de dire : « La peur garde les vignes ». Eh bien !
c’est la peur, la peur de M. de Freycinet, qui garde le ministère Ferry. Et je vous affirme qu’il est bien gardé !
Sénat. — Séance du 13 décembre. Dépôt sur le bureau du projet de loi voté récemment par la Chambre des députés et ouvrant un crédit de neuf millions poul
ie service du Tonkin. L’urgence est déclarée. — Le projet de loi ajournant les élections municipales est éga
lement déposé. Le reste de la séance est consacré à la discussion de projets de loi d’intérêt local.
Séance du 14. Nomination de la commission relative aux crédits demandés pour le service du Tonkin.— Lecture du rapport de M. Barne concluant à l’adoption du projet de loi ajournant la date des élections municipales.
Séance du 17. Adoption du projet de loi ajournant au 4 mai prochain les élections municipales, avec adjonc
tion d’un article additionnel présenté par M. Tolain, ajournant à la même époque les élections des conseil
lers généraux des cantons de Saint-Denis et de Sceaux. — Adoption du crédit de io,oco fr. déjà voté par la Chambre des députés, pour les funérailles de M. Henri Martin.
Séance du 18 : discussion de plusieurs projets de loi d’intérêt local. Dépôt du projet ouvrant un nouveau crédit de 20 millions pour le Tonkin, et adopté par la Chambre des députés dans la séance du même jour. La commission rédige aussitôt son rapport qui conclut au vote du crédit ainsi que de celui de neuf millions, précédemment adopté.
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Chambre des députés. — Séance du 12 décembre : Adoption sans modifications du budget de la marine et des services coloniaux, ainsi que le chapitre du budget des Beaux-Arts, précédemment réservé.
Séance du 13 : Adoption du budget du ministère de l’intérieur. Un seul chapitre, celui des fonds secrets, est l’objet d’un vif débat. Mais les propositions de suppres
sion ou de rédurtion sont écartées et les chiffres du gouvernement adoptés Les quatorze premiers chapitres du budget de l’Algérie sont ensuite votés sans discussion.
Séance du 14 : Fin de la discussion du budget des dépenses ordinaires pour 1884. Le budget des affaires étrangères, qui restait seul à voter, donne lieu au débat accoutumé sur la proposition de suppression de l’ambassade française auprès du Vatican. Après avoir en
tendu MM. Benjamin Raspail, Spuller et Madier de Montjau, la Chambre maintient le crédit demandé pour notre représentant auprès du pape. Les deux chapitres du budget de l’instruction publique, auxquels s’appli
quait l’amendement de M. Philippoteaux et qui avaient été réservés, sont adoptés sans débat, la commission s’étant mise d’accord avec le gouvernement pour la création d’un. chapitre nouveau, où seront inscrites les subventions exceptionnelles attribuées aux communes, en compensation des charges résultant pour elles de l’application de la loi sur la gratuité et de la rétribution du personnel de l’enseignement primaire. L’article premier de la loi de finances est ensuite adopté.
Séance du 15 . Dépôt d’un projet de loi ouvrant un nouveau crédit de vingt millions pour le service du
Tonkin. L’urgence est déclarée et le projet renvoyé à la commission qui a examiné la précédente demande de crédits relative au même objet. Un projet de loi ou
vrant au gouvernement un crédit de 10,000 fr. pour faire célébrer les funérailles de M. Henri Martin aux frais de l’Etat est ensuite adopté. La Chambre aborde
finalement la discussion du budget des recettes. M. Laroche-Joubert présente un amendement sur la suppres
sion de l’impôt sur le papier. L’amendement n’est pas pris en considération. Il en est de même pour les autres demandes de dégrèvements qui ne manquent jamais de se produire. Les chiffres du gouvernement sont adoptés. La discussion du budjet ordinaire est donc terminée : l’ensemble de ce budget est adopté par 495 voix contre 6.
Séance du 17 : Adoption de la plus grande partie du budget extraordinaire. Quelques chapitres sont réser
vés. La Chambre rejette le crédit de 3,300,000 fr. pour les forts et les chemins de fer du haut Sénégal. Elle adopte ensuite le projet de loi relatif à l’établissement d’un câble sous-marin entre le cap Saint-Jacques (Co
chinchine) et Haï-Phong. En dernier lieu, M. Léon Renault dépose et lit son rapport sur le crédit de 20 millions demandé pour le service du Tonkin.
Séance du 18 : adoption du projet de loi ouvrant au gouvernement un nouveau crédit de 20 millions pour le service du Tonkin.— La fin de la séance est consacrée à la suite de la discussion du budget extraordinaire.
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M. le général Pittié, secrétaire général de la Présidence, et M. le colonel Lichtenstein, officier de la mai
son militaire de M. le Président de la République, sont nommés, le piemier grand’eroix de l’ordre d’Isabelle la Catholique, le second commandeur du même ordre.
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Une vive polémique s’étant engagée dans la presse bonapartiste entre les partisans du prince Jérôme et ceux du prince Victor, son fils, celui-ci vient d’adresser à son père une lettre de laquelle nous détachons les lignes suivantes, qui n’ont pas besoin de commentaire :
« Quelle que soit ma répugnance pour les discussions de presse, je désavoue hautement toute tentative qui aurait pour but ou pour effet, en divisant nos forces, de me prêter un rôle aussi odieux vis-à-vis de mon père que peu honorable devant mon pays.
« Vous êtes le chef de ma famille, je demeure le champion fidèle de la tradition napoléonienne; mes sentiments envers vous n’ont pas varié et je n’ai jamais hésité à les faire connaître. »
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Cochinchine. — Révolution à Hué. Des nouvelles de Hué, du 6 décembre, annoncent que le roi d’Annam
a été empoisonné. Le parti révolutionnaire a, ajoute-t-on, déclaré la guerre à la France, poussé par des émissaires chinois.
Des nouvelles ultérieurement reçues nous apprennent que notre résident à Hué, M. de Champeaux, ne court aucun danger, et qu’il n’a pas reconnu le nouveau gouvernement avec lequel il a rompu les relations offi
cielles. Il est seulement entré en relations officieuses avec le nouveau ministère.
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Allemagne. — Le prince impérial, quittant l’Espagne s’embarque à Barcelone pour se rendre à Rome. Il est reçu à son arrivée dans cette ville parle roi qui lui avait offert l’hospitalité au palaisQuirinal, offre précédemment acceptée pour lui par l’empereur Guillaume. Le lendemain le prince visite le pape au Vatican.
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Espagne. — Ouverture, le 15 décembre, de la session des Cortès. Le discours du trône a une réelle importance tant au point de vue intérieur qu’en ce qui touche aux relations étrangères. Le roi se rappelle l’excellent accueil qui lui a été fait, lors de son dernier voyage, par les souverains et par le Président de la République française. Passant discrètement sur les incidents qui ont marqué ce voyage, il a constaté les bonnes relations de l’Espagne avec toutes les nations. Pour l’intérieur,
« l’universalisation du suffrage procurant une représen
tation équitable à tous les intérêts sociaux » figure en première ligne dans le discours royal ; lorsque cette loi électorale sera votée, de nouvelles élections auront lieu. C’est à la prochaine Chambre qu’incombera la tâche de reviser la Constitution.
Les journaux de Madrid et de Saint-Sébastien s’occupent d’un incident survenu à Irun entre l’ambassadeur de la République française à Madrid, M. le baron des
Michels, et des douaniers espagnols, à l’occasion de la visite des bagages.
D’après les mêmes journaux, la scène aurait été assez vive, et, en arrivant à Madrid, le baron des Michels aurait demandé la destitution des employés.
Les journaux espagnols demandent au ministre des affaires étrangères de montrer une grande énergie ;
1 ’Imparcial ajoute que le gouvernement espagnol aurait décidé de demander le remplacement immédiat de l’ambassadeur de France.
D’après les dernières nouvelles, le fait n a aucune importance et n’a donné lieu à aucune plainte.
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Nécrologie. — M. Courbet-Poulard, ancien député de la Somme àl’Assemblée nationale.
M. Théodore Lebreton, ancien représentant à l’Assemblée constituante de 1848 et bibliothécaire de la ville de Rouen.
M. H nri Martin, sénateur. — Voir la notice biogra
phique que nous lui consacrons à notre article gravures .