COURRIER DE PARIS
Il serait difficile défaire croire au public que nous traversons une période précisément gaie, quoique certains veuillent la rendre drôle en ra
contant une histoire plus ou moins authentique et digne du Roman Comique, dont le baron des Michels, notre ambassadeur en Espagne, serait le héros. Non, ce n’est pas hilare. On s’amuse, il est vrai, mais on s’amuse surtout parce qu’il faut s’a
muser, et on a un peu l’idée ailleurs. Je sais même des originaux, des êtres fantasques, des esprits mal faits, qui se préoccupent quelquefois du Tonkin. Je n’ignore point que ces gens-là ont un nom ; on les appelle tout bonnement des gêneurs. Mais en
fin ils existent : il faut bien compter avec eux, par hasard, et quand on y est forcé.
Une collectionneuse acharnée, qui ne voit que les bibelots au monde, disait dernièrement, dans un diner:
— Je suis enchantée de l’expédition tonkinoise. Nos soldats vont nous rapporter à foison des incrustations annamites !
Les plateaux annamites ont leur prix, sans nul doute, mais il faudra les payer, non pas argent comp
tant, mais de sa poitrine et peut-être de sa tête. Ce n’est plus d’ailleurs le moment de récriminer. En avant, Mathurin, en avant Dumanet ! Et que Dieu vous garde !
Est-il vrai qu’on ait fait effacer ce mot « Dieu » du discours prononcé au Sénat par M. Le Royer rendant hommage à Henri Martin ? « Dieu ait son âme! » aurait dit M. Le Royer et quelques uns trouvant la phrase un peu trop cléricale, M. Le Royer aurait biffé « Dieu », qui n’a point paru à l’Officiel.
Je ne sais trop si le fait est vrai, mais le mot Dieu n’aurait pas offensé Henri Martin, qui était un croyant et qui, par dessus tout, croyait à la pa
trie. Ayant à donner, pour accompagner sa bio
graphie, un autographe, comme il eût tracé une pensée intime sur un album, il écrivit ces lignes qui résument toute sa vie et toute son œuvre :
Le Français qui connaîtra bien le passé de la France ne perdra jamais l’espérance, dans les plus tristes jours. Ce peuple est doué d’un ressort incomparable, d’une puissance de rénovation qui ne s’est jamais vue à ce degré chez aucun autre dans le monde moderne. Il est sorti d’abîmes au fond desquels tout autre fût resté englouti. Nous venons d’en avoir une preuve nouvelle.
Henri Martin.
Cet honnête homme ne désespérajamais, jamais de ce qui fut sa foi, cette vieille Gaule qu’il avait étudiée et montrée devenant la France. On lui a
fait de magnifiques funérailles. Il les méritait. La Ligue des Patriotes avait délégué Paul Déroulède pour accompagner ce « patriote » au cimetière. Il me semble que ce nom de patriote est celui qui eût été le plus cher à Henri Martin.
A l’Académie, très doux, très aimable, ce républicain convaincu se faisait, non seulement estimer mais aimer de ceux-là mêmes qui ne pensaient pas comme lui. Et cependant, il semblait lui en coûter de donner, par exemple, au duc d’Aumale le titre que lui gardent tous les collègues du prince.
Ce « Monseigneur » dont on salue l’historien des Condé semblait lent à tomber des lèvres de l’historien de Jeanne d’Arc. Henri Martin s’y reprenait souvent à deux fois :
— Mons... Mons.. Monseigneur !
Et un jour, en ces derniers temps, au mois de janvier, lors de la fameuse interpellation Floquet, Henri Martin risqua un : « La parole est 2. Mons... Mons... Monsieur le duc d Aumale ! » qui fit sourire, à l’Académie. Henri Martin avait cette fai
blesse de croire qu’on prendrait sa politesse pour une courtisanerie.
Personne n’eut songé à cela.
Le duc d’Aumale, monseigneur ou monsieur, lorsqu’on lui demandait, Henri Martin se présen
tant à l’Académie, s’il voterait pour Henri Martin, répondait :
— Je voterai toujours pour un homme qui aime la France, qui la fait aimer et qui l honore !
Oui, certes, ce vieux gaulois d’Henri Martin fut de ceux qui honorent un pays et le pays ne s’y est pas trompé. La mort de l’historien de la nation a été un deuil national.
Eiie a été foudroyante cette mort. Celle de M. Victor de Laprade était plus attendue. Il y avait des années et des années qu’il souffrait.
Avant de mourir, il a voulu témoigner de ses croyances par une lettre rendue publique, ce qui
lui a valu du Cri du peuple, journal très convaincu, cette épitaphe : Farceur, va!
Ce « farceur » était la conscience la plus droite qui fût. Légitimiste par tradition, par souvenir et comme par devoir, il sentait en lui des aspirations d’un libéralisme que la République n’effrayait pas. Il eût volontiers dit d’un homme qu’il rencontrait pour la première fois ce qu’en disait un autre légitimiste — galant homme qui vit encore aujourd’hui — M. de G.
« Je ne sais de quelle opinion il est. Légitimiste? Je ne l’espère pas. Bonapartiste? Je le regrette. Républicain? Je l’adore. »
A l’Assemblée Nationale où il avait été député par sa ville natale, M. de Laprade se sentait mal à l’aise. Il disait à M. Bardoux, un soir : — « Je vais bientôt m’en aller d’ici ; je pense à peu près comme vous et je suis forcé de voter avec mes amis, dont je ne partage les idées qu’à moitié. » Il fit ce qu il avait annoncé : il s’en alla. Le poète
avait rebondi en arrière après avoir mis le pied dans la politique. Il lui fallait un autre milieu.
Il lui fallait ses montagnes, sa forêt et ses chênes ! Ou encore le plein air de sa pensée, celui qui lui avait inspiré ses Poèmes civiques. On vient de re
parler beaucoup de cette fameuse satire des Muses d Etat qui fit perdre à Laprade sa place de professeur de littérature et déchaîna contre lui les colè
res de l empire. M. Jules Troubat, dans une lettre adressée au rédacteur en chef de l’Evénement, vient de démontrer — ce qu’on savait déjà — que Sainte-Beuve ne fut pour rien dans la disgrâce de M. de Laprade. L’auteur des Lundis était trop lettré pour combattre un adversaire autrement qu’avec la plume.
Et pourtant « le critique avant-garde » comme Sainte-Beuve était appelé dans ces Muses d Etat,
pouvait se trouver blessé par les coups de garcette du satirique, à propos de son article sur la Fanny d’Ernest Feydeau.
Fanny semblait alors le comble de l’audace. Quelques uns, dont Laprade, trouvaient peut-être révoltante cette admirable Madame Bovary. Eh !
s’il a lu tout ce qui s’est publié depuis 1861, date des Muses d Etat, qu’a donc dû penser le poète vieilli, écœuré ? Sans doute il a dû rêver des sati
res plus cruelles, des ïambes courroucés. Il a eu de nouveaux cris de haine?
Eh bien ! oui, des cris de haine, mais, dédaignant les corrupteurs français, des cris de haine contre l’étranger seul ! Il a rêvé un avenir consolant, un châtiment du vainqueur.
Il a cru, ce poète fidèle à sa chimère, oui, il a cru à la régénération, à la victoire, à l’avenir, à tout ce qui élève l’âme et monte haut les cœurs. Il méritait bien d’être insulté. Farceur, va !
A Paris, en dehors du théâtre, rien de bien nouveau. Un ballet applaudi à l’Opéra et la bre
tonne de la Korrigane devenant, sous les trait - de Mlle Mauri, la provençale de la Farandole. Un grand succès, décisif, absolu, émouvant, très
simple, très mérité, au Gymnase, avec le Maître de Forges de M. Georges Ohnet. Nana-Sahib , le Nana, comme l’appelaient les anglais de Cawnpore pouvant aller, si bon lui semble, se regarder mar
cher sur la scène de la Porte Saint-Martin, comme Abd-el-Kader pouvait aller se voir en chair et en os sur la scène du Cirque Olympique. Car il n’est pas mort, dit-on, le Nana, et sa tête, mise à prix, n’a pas trouvé d’acquéreur. La légende hindoue veut qu’il soit tapi au fond de quelque grotte où, de temps à autre, se glissent des conjurés qui lui demandent s’il est temps de cueillir la fleur de lotus. Et le Nana répond : « Il n’est pas temps ! » Lorsque l’heure sera venue, Nana-Sahib fera un signe et la fleur de lotus sera cueillie, arrosée par le sang des conquérants.
Voilà une légende. En voici une autre : Nana- Sahib serait en Amérique et tiendrait un grand magasin de denrées asiatiques et d’étoffes, sous un nom d’emprunt. Ce qui est certain, c’est qu’on ignore s’il respire ou s’il a péri. Et, s il est tombé, peut-être ont-ils détourné, là-bas, le cours de quel
que fleuve pour enfouir dans le sable le cadavre du fléau des Anglais, comme les soldats d’Attila ensevelirent le corps du fléau de Dieu.
Il est possible que le prochain « bœuf gras » — puisque le « bœuf gras» qui n’est point le phénix
renaît de ses cendres — il est possible que ce gras animal promené lentement à travers nos rues porte le nom de Nana-Sahib. Mais nous n’en sommes pas encore au bœuf gras. Les petites baraques du jour de l’an vont d’abord apparaître et, pan, pan,
pan, après les clous et les madriers enfoncés pour construire ces magasins en plein vent, nous allons avoir les oreilles rebattues par les cris des aboyeurs (c’est le nom des négociants) qui vantent la boutique.
Et les marchands patentés, qui n’ont pas trop de leur fin d’année pour couvrir leurs frais, assistent à ces sonneries, boniments, coups de grosse caisse des vendeurs ambulants qui débitent leur Camelotte devant leurs boutiques bourgeoises.
Des bourgeois ? C’est bien fait. Il n’en faut plus Allez voir Pot-Bouille et vous verrez ce que sont ces infâmes bourgeois qui détiennent le
capital et insultent à la misère du pauvre monde. Les bourgeois ? « Quelque chose de propre ! » comme dit un personnage de Gavarni.
L’exposition des œuvres de Manet à l’école des Beaux-Arts va nous les montrer, peints tels qu’ils
sont aussi, ces bourgeois, quelques uns aux Folies- Bergère, d’autres sur l’herbe verte en compagnie de modèles plus que court vêtus. Ces bourgeois, il est vrai, sont peut-être des artistes, mais non : puisqu’ils sont immoraux, ce sont bel et bien des bourgeois.
On a dit que M. Gérôme avait demandé, par lettre autographe, à M. Jules Ferry que cette exposition des œuvres de Manet n’eût pas lieu à l’Ecole des Beaux-Arts. Je n’en crois rien. M. Gé
rôme se contente d’enseigner loyalement son art et de le pratiquer en maître. Manet peut l’irriter mais il se soucie fort peu de Manet. Il est au-des
sus des vaines et odieuses querelles d’école. Une exposition de Manet est d’ailleurs des plus inté
ressantes. Celui-là a entrevu, indiqué quelque chose de nouveau. Il a été fou de la clarté.
— Il s’arrête toujours où la difficulté commence, disait le peintre J..., mais ses esquisses ont du prix.
Ce qui a une valeur considérable et un charme tout à fait spécial, c’est l Exposition d Art du XVLLP siècle dans la galerie Georges Petit. Après les portraits, les dessins et tout cela donne l’idée d’un art supérieur, spirituel, aimable, bien français,
tout à fait français, car ce]a a le goût, et le goût qu’on a remplacé par les tours de force, a été long
temps la qualité maîtresse, la vertu précieuse de ce pays-ci.
Ah ! ces Watteau, ces Pater, ces Frago, ces Nattier, ces Boucher qu’on a si longtemps dédaignés et que les Goncourt vengèrent, qu’ils sont ado
rables et attirants et quelle joie des yeux qu une visite à ce qu’ils nous ontlaissé! Et quand je pense que David, le grand David, maître David, un des plus robustes parmi nos artistes, voulait sérieusement qu’on brûlât déchirât, détruisit tout cela!
— Art de courtisans et de cour tisanes ! s’écriait-il, écrivait-il même, ce Spartiate.
Quand je vous dis que rien n’est plus sot, plus révoltant et plus absurde que ces querelles d’écoles !
Voyez-vous Ingres se couvrant laface chaque fois qu’il passait devant une toile de Delacroix? Et il lefaisait, le vieux et merveilleux sectaire du dessin !
Ce qui me plaît, dans notre Paris, et dans notre vie un peu sceptique d’aujourd’hui, c’est l’apaise
ment qui permet au même parisien d’aller, dans la même journée, goûter, au bon bock de Manet (quand il sera versé) et au vin pur et à la liqueur de choix des maîtres du siècle. Il y en a pour tous les goûts et le bar fait constraste avec le salon.
Au reste, il y a des expositions à Paris pour tous les goûts. Les polichinelles, les poupées et les livres attirent plus les enfants que tous les Watteau de la terre. Voici l’heure où les petites cervelles trottent, trottent et se demandent ce qu’apporteront le bonhomme Noël et l’ami Jour de l’an.
Les médecins, ces réalistes à la quatrième puissance, ont calculé que les étrennes étaient pour beaucoup dans le nombre des méningites qui atteignent les enfants. Les étrennes et les matinées théâtrales. On ne s’imaginerait pas que la Féerie
est un spectacle dangereux et c’est pourtant vrai. Les feux de bengale des apothéoses allument l’imagination des petits et les cervelles tournent, tournent comme des soleils.
Il y a une fièvre puerpuérale spéciale quand arrive la fin de décembre : c’est la fièvre des étrennes. Les grands enfants l’ont bien, cette fièvre de décorations, de gratifications, d augmentations. Comment les gamins ne l’auraient-iis pas ?
Perdican.
Il serait difficile défaire croire au public que nous traversons une période précisément gaie, quoique certains veuillent la rendre drôle en ra
contant une histoire plus ou moins authentique et digne du Roman Comique, dont le baron des Michels, notre ambassadeur en Espagne, serait le héros. Non, ce n’est pas hilare. On s’amuse, il est vrai, mais on s’amuse surtout parce qu’il faut s’a
muser, et on a un peu l’idée ailleurs. Je sais même des originaux, des êtres fantasques, des esprits mal faits, qui se préoccupent quelquefois du Tonkin. Je n’ignore point que ces gens-là ont un nom ; on les appelle tout bonnement des gêneurs. Mais en
fin ils existent : il faut bien compter avec eux, par hasard, et quand on y est forcé.
Une collectionneuse acharnée, qui ne voit que les bibelots au monde, disait dernièrement, dans un diner:
— Je suis enchantée de l’expédition tonkinoise. Nos soldats vont nous rapporter à foison des incrustations annamites !
Les plateaux annamites ont leur prix, sans nul doute, mais il faudra les payer, non pas argent comp
tant, mais de sa poitrine et peut-être de sa tête. Ce n’est plus d’ailleurs le moment de récriminer. En avant, Mathurin, en avant Dumanet ! Et que Dieu vous garde !
Est-il vrai qu’on ait fait effacer ce mot « Dieu » du discours prononcé au Sénat par M. Le Royer rendant hommage à Henri Martin ? « Dieu ait son âme! » aurait dit M. Le Royer et quelques uns trouvant la phrase un peu trop cléricale, M. Le Royer aurait biffé « Dieu », qui n’a point paru à l’Officiel.
Je ne sais trop si le fait est vrai, mais le mot Dieu n’aurait pas offensé Henri Martin, qui était un croyant et qui, par dessus tout, croyait à la pa
trie. Ayant à donner, pour accompagner sa bio
graphie, un autographe, comme il eût tracé une pensée intime sur un album, il écrivit ces lignes qui résument toute sa vie et toute son œuvre :
Le Français qui connaîtra bien le passé de la France ne perdra jamais l’espérance, dans les plus tristes jours. Ce peuple est doué d’un ressort incomparable, d’une puissance de rénovation qui ne s’est jamais vue à ce degré chez aucun autre dans le monde moderne. Il est sorti d’abîmes au fond desquels tout autre fût resté englouti. Nous venons d’en avoir une preuve nouvelle.
Henri Martin.
Cet honnête homme ne désespérajamais, jamais de ce qui fut sa foi, cette vieille Gaule qu’il avait étudiée et montrée devenant la France. On lui a
fait de magnifiques funérailles. Il les méritait. La Ligue des Patriotes avait délégué Paul Déroulède pour accompagner ce « patriote » au cimetière. Il me semble que ce nom de patriote est celui qui eût été le plus cher à Henri Martin.
A l’Académie, très doux, très aimable, ce républicain convaincu se faisait, non seulement estimer mais aimer de ceux-là mêmes qui ne pensaient pas comme lui. Et cependant, il semblait lui en coûter de donner, par exemple, au duc d’Aumale le titre que lui gardent tous les collègues du prince.
Ce « Monseigneur » dont on salue l’historien des Condé semblait lent à tomber des lèvres de l’historien de Jeanne d’Arc. Henri Martin s’y reprenait souvent à deux fois :
— Mons... Mons.. Monseigneur !
Et un jour, en ces derniers temps, au mois de janvier, lors de la fameuse interpellation Floquet, Henri Martin risqua un : « La parole est 2. Mons... Mons... Monsieur le duc d Aumale ! » qui fit sourire, à l’Académie. Henri Martin avait cette fai
blesse de croire qu’on prendrait sa politesse pour une courtisanerie.
Personne n’eut songé à cela.
Le duc d’Aumale, monseigneur ou monsieur, lorsqu’on lui demandait, Henri Martin se présen
tant à l’Académie, s’il voterait pour Henri Martin, répondait :
— Je voterai toujours pour un homme qui aime la France, qui la fait aimer et qui l honore !
Oui, certes, ce vieux gaulois d’Henri Martin fut de ceux qui honorent un pays et le pays ne s’y est pas trompé. La mort de l’historien de la nation a été un deuil national.
Eiie a été foudroyante cette mort. Celle de M. Victor de Laprade était plus attendue. Il y avait des années et des années qu’il souffrait.
Avant de mourir, il a voulu témoigner de ses croyances par une lettre rendue publique, ce qui
lui a valu du Cri du peuple, journal très convaincu, cette épitaphe : Farceur, va!
Ce « farceur » était la conscience la plus droite qui fût. Légitimiste par tradition, par souvenir et comme par devoir, il sentait en lui des aspirations d’un libéralisme que la République n’effrayait pas. Il eût volontiers dit d’un homme qu’il rencontrait pour la première fois ce qu’en disait un autre légitimiste — galant homme qui vit encore aujourd’hui — M. de G.
« Je ne sais de quelle opinion il est. Légitimiste? Je ne l’espère pas. Bonapartiste? Je le regrette. Républicain? Je l’adore. »
A l’Assemblée Nationale où il avait été député par sa ville natale, M. de Laprade se sentait mal à l’aise. Il disait à M. Bardoux, un soir : — « Je vais bientôt m’en aller d’ici ; je pense à peu près comme vous et je suis forcé de voter avec mes amis, dont je ne partage les idées qu’à moitié. » Il fit ce qu il avait annoncé : il s’en alla. Le poète
avait rebondi en arrière après avoir mis le pied dans la politique. Il lui fallait un autre milieu.
Il lui fallait ses montagnes, sa forêt et ses chênes ! Ou encore le plein air de sa pensée, celui qui lui avait inspiré ses Poèmes civiques. On vient de re
parler beaucoup de cette fameuse satire des Muses d Etat qui fit perdre à Laprade sa place de professeur de littérature et déchaîna contre lui les colè
res de l empire. M. Jules Troubat, dans une lettre adressée au rédacteur en chef de l’Evénement, vient de démontrer — ce qu’on savait déjà — que Sainte-Beuve ne fut pour rien dans la disgrâce de M. de Laprade. L’auteur des Lundis était trop lettré pour combattre un adversaire autrement qu’avec la plume.
Et pourtant « le critique avant-garde » comme Sainte-Beuve était appelé dans ces Muses d Etat,
pouvait se trouver blessé par les coups de garcette du satirique, à propos de son article sur la Fanny d’Ernest Feydeau.
Fanny semblait alors le comble de l’audace. Quelques uns, dont Laprade, trouvaient peut-être révoltante cette admirable Madame Bovary. Eh !
s’il a lu tout ce qui s’est publié depuis 1861, date des Muses d Etat, qu’a donc dû penser le poète vieilli, écœuré ? Sans doute il a dû rêver des sati
res plus cruelles, des ïambes courroucés. Il a eu de nouveaux cris de haine?
Eh bien ! oui, des cris de haine, mais, dédaignant les corrupteurs français, des cris de haine contre l’étranger seul ! Il a rêvé un avenir consolant, un châtiment du vainqueur.
Il a cru, ce poète fidèle à sa chimère, oui, il a cru à la régénération, à la victoire, à l’avenir, à tout ce qui élève l’âme et monte haut les cœurs. Il méritait bien d’être insulté. Farceur, va !
A Paris, en dehors du théâtre, rien de bien nouveau. Un ballet applaudi à l’Opéra et la bre
tonne de la Korrigane devenant, sous les trait - de Mlle Mauri, la provençale de la Farandole. Un grand succès, décisif, absolu, émouvant, très
simple, très mérité, au Gymnase, avec le Maître de Forges de M. Georges Ohnet. Nana-Sahib , le Nana, comme l’appelaient les anglais de Cawnpore pouvant aller, si bon lui semble, se regarder mar
cher sur la scène de la Porte Saint-Martin, comme Abd-el-Kader pouvait aller se voir en chair et en os sur la scène du Cirque Olympique. Car il n’est pas mort, dit-on, le Nana, et sa tête, mise à prix, n’a pas trouvé d’acquéreur. La légende hindoue veut qu’il soit tapi au fond de quelque grotte où, de temps à autre, se glissent des conjurés qui lui demandent s’il est temps de cueillir la fleur de lotus. Et le Nana répond : « Il n’est pas temps ! » Lorsque l’heure sera venue, Nana-Sahib fera un signe et la fleur de lotus sera cueillie, arrosée par le sang des conquérants.
Voilà une légende. En voici une autre : Nana- Sahib serait en Amérique et tiendrait un grand magasin de denrées asiatiques et d’étoffes, sous un nom d’emprunt. Ce qui est certain, c’est qu’on ignore s’il respire ou s’il a péri. Et, s il est tombé, peut-être ont-ils détourné, là-bas, le cours de quel
que fleuve pour enfouir dans le sable le cadavre du fléau des Anglais, comme les soldats d’Attila ensevelirent le corps du fléau de Dieu.
Il est possible que le prochain « bœuf gras » — puisque le « bœuf gras» qui n’est point le phénix
renaît de ses cendres — il est possible que ce gras animal promené lentement à travers nos rues porte le nom de Nana-Sahib. Mais nous n’en sommes pas encore au bœuf gras. Les petites baraques du jour de l’an vont d’abord apparaître et, pan, pan,
pan, après les clous et les madriers enfoncés pour construire ces magasins en plein vent, nous allons avoir les oreilles rebattues par les cris des aboyeurs (c’est le nom des négociants) qui vantent la boutique.
Et les marchands patentés, qui n’ont pas trop de leur fin d’année pour couvrir leurs frais, assistent à ces sonneries, boniments, coups de grosse caisse des vendeurs ambulants qui débitent leur Camelotte devant leurs boutiques bourgeoises.
Des bourgeois ? C’est bien fait. Il n’en faut plus Allez voir Pot-Bouille et vous verrez ce que sont ces infâmes bourgeois qui détiennent le
capital et insultent à la misère du pauvre monde. Les bourgeois ? « Quelque chose de propre ! » comme dit un personnage de Gavarni.
L’exposition des œuvres de Manet à l’école des Beaux-Arts va nous les montrer, peints tels qu’ils
sont aussi, ces bourgeois, quelques uns aux Folies- Bergère, d’autres sur l’herbe verte en compagnie de modèles plus que court vêtus. Ces bourgeois, il est vrai, sont peut-être des artistes, mais non : puisqu’ils sont immoraux, ce sont bel et bien des bourgeois.
On a dit que M. Gérôme avait demandé, par lettre autographe, à M. Jules Ferry que cette exposition des œuvres de Manet n’eût pas lieu à l’Ecole des Beaux-Arts. Je n’en crois rien. M. Gé
rôme se contente d’enseigner loyalement son art et de le pratiquer en maître. Manet peut l’irriter mais il se soucie fort peu de Manet. Il est au-des
sus des vaines et odieuses querelles d’école. Une exposition de Manet est d’ailleurs des plus inté
ressantes. Celui-là a entrevu, indiqué quelque chose de nouveau. Il a été fou de la clarté.
— Il s’arrête toujours où la difficulté commence, disait le peintre J..., mais ses esquisses ont du prix.
Ce qui a une valeur considérable et un charme tout à fait spécial, c’est l Exposition d Art du XVLLP siècle dans la galerie Georges Petit. Après les portraits, les dessins et tout cela donne l’idée d’un art supérieur, spirituel, aimable, bien français,
tout à fait français, car ce]a a le goût, et le goût qu’on a remplacé par les tours de force, a été long
temps la qualité maîtresse, la vertu précieuse de ce pays-ci.
Ah ! ces Watteau, ces Pater, ces Frago, ces Nattier, ces Boucher qu’on a si longtemps dédaignés et que les Goncourt vengèrent, qu’ils sont ado
rables et attirants et quelle joie des yeux qu une visite à ce qu’ils nous ontlaissé! Et quand je pense que David, le grand David, maître David, un des plus robustes parmi nos artistes, voulait sérieusement qu’on brûlât déchirât, détruisit tout cela!
— Art de courtisans et de cour tisanes ! s’écriait-il, écrivait-il même, ce Spartiate.
Quand je vous dis que rien n’est plus sot, plus révoltant et plus absurde que ces querelles d’écoles !
Voyez-vous Ingres se couvrant laface chaque fois qu’il passait devant une toile de Delacroix? Et il lefaisait, le vieux et merveilleux sectaire du dessin !
Ce qui me plaît, dans notre Paris, et dans notre vie un peu sceptique d’aujourd’hui, c’est l’apaise
ment qui permet au même parisien d’aller, dans la même journée, goûter, au bon bock de Manet (quand il sera versé) et au vin pur et à la liqueur de choix des maîtres du siècle. Il y en a pour tous les goûts et le bar fait constraste avec le salon.
Au reste, il y a des expositions à Paris pour tous les goûts. Les polichinelles, les poupées et les livres attirent plus les enfants que tous les Watteau de la terre. Voici l’heure où les petites cervelles trottent, trottent et se demandent ce qu’apporteront le bonhomme Noël et l’ami Jour de l’an.
Les médecins, ces réalistes à la quatrième puissance, ont calculé que les étrennes étaient pour beaucoup dans le nombre des méningites qui atteignent les enfants. Les étrennes et les matinées théâtrales. On ne s’imaginerait pas que la Féerie
est un spectacle dangereux et c’est pourtant vrai. Les feux de bengale des apothéoses allument l’imagination des petits et les cervelles tournent, tournent comme des soleils.
Il y a une fièvre puerpuérale spéciale quand arrive la fin de décembre : c’est la fièvre des étrennes. Les grands enfants l’ont bien, cette fièvre de décorations, de gratifications, d augmentations. Comment les gamins ne l’auraient-iis pas ?
Perdican.