soir, reprit Camille, j ai la langue trop longue, et j’en ai eu du regret toute la soirée.
— Vous êtes une bonne fille ! s’écria Marcel, touché de la préoccupation de Mlle Desrônis, et je crois que nous ferons bon ménage ensemble. Aimez-vous à courir les bois ?
— Oh! oui ! s’écria-t-elle avec feu.
— Eh bien, nous irons nous y promener avec votre frère pendant les récréations, et je vous mon
trerai les plus belles places de la forêt... Ce matin,
mon père va vous donner sa première leçon... Il aime à prêcher et il bougonne volontiers... Ne vous en effrayez pas, au fond il n’est pas méchant.
Le docteur Boisselier aimait en effet à faire étalage de ses connaissances littéraires et scienti
fiques. Il savait beaucoup et il avait conscience d’être très supérieur à son obscure situation. Né de fermiers peu aisés, il avait vaillamment pioché au collège et au quartier latin. Après avoir con
quis brillamment son diplôme de docteur et avoir été reçu à l’internat, il s’était vu dans l’obligation de regagner sa province par suite de la déconfi
ture de son père qui venait d’être contraint de quitter sa ferme. La pauvreté avait coupé les ailes
à son ambition ; forcé de gagner promptement le pain quotidien, le jeune docteur s’était résigné à n’être qu’un humble médecin de village et à épouser une campagnarde assez riche, mais très sotte et flattant peu sa vanité. Il en souffrait amèrement et se rattrapait en faisant sentir sa supériorité à tout son entourage. Les paysans l’écou
taient comme un oracle. Il menait la commune au doigt et à l’œil; démocrate et libre penseur, il était la bête noire de son curé et l’adversaire redouté de la préfecture. Sa femme, complètement annihilée par lui, le regardait comme un demi- Dieu. Il avait voulu se charger seul de l’éducation
et de l’instruction de son fils Marcel. Ce métier de pédagogue plaisait à son esprit ergoteur et sentencieux ; cela lui permettait de répandre au de
hors le trop plein scientifique qui bouillonnait dans
son cerveau. Il était heureux d’avoir quelqu’un à régenter et à éblouir. Aussi avait-il accepté avec enthousiasme l’idée d’adjoindre les enfants Desrônis à son fils Marcel et d’accroître ainsi l’importance de son rôle de Mentor.
Tous les matins, de huit à onze heures, les trois enfants travaillaient en commun dans le cabinet où le docteur donnait ses consultations, et Bois
selier leur distribuait à doses variées, suivant l âge et le sexe, les dictées, les résumés historiques, les thèmes et les versions. Pendant ces trois heures, il les saturait de grammaire et de syntaxe, et les tenait impitoyablement courbés sur les lâches qu’il leur imposait. Mais après midi, chacun reprenait sa liberté et occupait ses loisirs à sa guise.
Marcel et Camille couraient les champs ; Sosthène, moins épris de la forêt et plus sédentaire, ayant découvert dans le grenier de ses grands parents, une caisse pleine de livres, satisfaisait am
plement sa passion pour la lecture, en dévorant une collection de romans. Tout y passait ; le bon et le mauvais, le médiocre et le pire : — Don Quichotte et la nouvelle Héloïse, Gil Blas et le petit Jehan de Saintré, Mme Cottin et M. de Marchangy. Il nourrissait de cette viande creuse son esprit déjà passablement chimérique et stupéfiait ensuite ses compagnons par l’étrangeté de ses imaginations romanesques.
Camille et Marcel, ainsi que l avait prédit ce dernier, faisaient ensemble très bon ménage. Ils aimaient tous deux la vie en plein air et les choses de la nature. Grand coureur de bois et initié de bonne heure par son père à l’étude des sciences
naturelles, Marcel introduisait avec joie sa petite amie dans le mi nde mystérieux et merveilleux de la forêt. Il était heureux et presque aussi ému qu’elle, lorsqu’il lui faisait faire une de ces décou
vertes qui sont tout un évènement dans une exis
tence d’enfant : — un nid de guêpes attaché à une branche de saules, l’éclosion d’un papillon brisant la coque de sa chrysalide, la rapide apparition d’un chevreuil se dressant dans la verte perspective d’une tranchée, ou le vol d’un martin pêcheur effleurant de son aile bleue et verte le courant d’une
source. -— Il se grisait avec elle d’air pur et d’o­ deurs de feuillée ; ses yeux profonds s’arrêtaient avec admiration sur les yeux si limpides et si par
lants de Camille Desrônis ; ses oreilles jouissaient avec délice de la musique de cette voix enfantine d’un timbre si clair et si net ; de jour en jour, il se
sentait en communication d’idées plus intime avec cette petite fille jaseuse et questionneuse.
Parfois ils partaient tous trois pour les bois de Pontoux, et traversant la forêt dans sa longueur,
arrivaient à une friche solitaire, enfoncée comme une enclave dans le taillis et ouverte d’un seul côté sur un vallon étroit à l’extrémité duquel on
apercevait le faîte des toits vaporeux de Récourt. Là ils se donnaient cette grande joie des enfants qui vivent à la campagne : — un feu. — Marcel et Sosthène allaient ramasser dans le fourré du bois et des fougères sèches ; on les entassait sur un âtre de pierres plates, on frottait avec précaution une allumette, et les fougères commençaient à pétiller. Puis les trois têtes rapprochées confondaient leur souffle pour activer la flamme ; des gerbes d’étincelles s’envolaient, et une longue fumée bleue mon
tait en spirale dans l’air calme de l’après-midi.
Camille avait apporté des pommes de terre et on les faisait rissoler sous la cendre.
Sosthène, plus romanesque, ne se contentait pas de ce plaisir trop prosaïque ; son imagination montait avec la flamme, et se rappelant ses lectures :
— « Nous sommes, disait-il au temps des druides, dans une forêt sacrée et voici la pierre des sacrifi
ces ». Il couronnait de feuilles de lierre le front de Camille, qui devenait une druidesse, puis malgré les protestations de la fillette, on immolait sur le brasier une victime expiatoire : — quelque lézard frétillant ou une innocente rainette, et tandis que l’iiolocauste grésillait sur les charbons ardents, Sosthène, au pied d’une touffe de genevrier, chan
tait un hymne de sa composition au dieu Teutalès. — Pendant ce temps, les ombres des arbres s’allongeaient, les coteaux dénudés de Récourt se
découpaient nettement sur le ciel bleu, la forêt faisait silence et les trois sacrificateurs s’étendaient sur la pelouse embaumée de serpolet. Camille fer
mait les yeux comme peur dormir, Sosthène tirait un livre de dessous son gilet et s’absorbait dans sa lecture. Marcel, resté seul près des cendres chaudes qui fumaient doucement, contemplait avec un
sourd battement de cœur cette jolie fillette de douze ans roulée dans ses jupes et à-demi assoupie.
Les cheveux châtains de Camille frisottaient mêlés
aux feuilles de lierre, ses paupières baissées ne laissaient voir que la ligne brune des cils, ses lèvres rouges et mobiles s’entr’ouvraient, ses mignons membres d’enfant assouplis par le sommeil se détendaient dans une pose abandonnée.
Elle savourait délicieusement cette bonne vie campagnarde, où chaque jour amenait un plaisir nouveau : — la cueillette des bigarreaux dans
l’arbre, où l’on n’avait qu’à tendre les lèvres pour saisir au vol les cerises noires pendues à labranche ;
— les rondes autour de feux allumés le soir de la Saint-Jean ; - les courses au pré pour porter aux faucheurs leur goûter de fromagée, et les roulades
dans les tas de foin ; — les processions de la Fête- Dieu à travers les rues semées de feuilles vertes et devant les reposoirs de mousse étoilés de margue
rites et de bluets ; — le retour des moissons avec les moissonneuses et les moissonneurs qui chantent perchés sur la charrette enguirlandée de feuillage. — Parfois, dans un transport de joie enthousiaste, Camille s’écriait : — Ab ! si ma pauvre maman était là, ou si seulement nous avions tante Aurélie!
— Et Marcel demandait : « Qu’est-ce que c’est que tante Aurélie ?» On lui contait l’histoire de la vieille fille, les péripéties du procès, la légende des fameux millions qu’elle devait léguer aux enfants Desrônis, l’emploi qu’ils comptaient faire de cette fabuleuse fortune, et dans tous les projets formés en vue de cette avenir doré, ils mettaient volontiers Marcel en tiers avec eux.
Puis vinrent les réjouissances solennelles du quinze août, les fanfares des pompiers, les tambours battant aux champs, les cloches sonnant en volée, les détonations des pétards, et le soir, les illumi
nations de la mairie et de l’école. Cette fête napoléonienne avait le don d’agacer considérablement les nerfs des époux de Lisle; ils protestaient ce jour là contre la joie officielle, en tenant leurs volets clos et en se couchant dès sept heures. Quand
Camille, lasse des pétards et du spectacle des danses
en plein air, regagna sa chambre, elle trouva ses grands parents enfouis dans leurs couvertures et grognant à qui mieux mieux contre le tumulte de la rue. Tout en se déshabillant, elle les entendait, par la porte de communication restée ouverte, exhaler leur mauvaise humeur i.ontre le gouvernement des Bonaparte, et échanger leurs réflexions ironiques ou factieuses.
— Ce tapage est fatigant ! murmurait M. de Lisle...
— Et immoral ! renchérissait Mme de Lisle ; cela dégoûte de voir en pleine fête de la Notre-Dame, des filles gourgandiner dans la rue et danser comme des chèvres, quand elles devraient être au salut.
— - Et ce flagorneur de maire qui dépense l’argent de la commune à faire brûler des chandelles !
— Elles sont jolies, leurs illuminations !... Une dizaine de mauvais lumignons qui courent les uns après les autres, ça fait pitié... Ah ! quand notre
pauvre bon roi reviendra, les choses se passeront autrement !
— Oui, reprenait avec feu M. de Lisle, je leur montrerai alors ce que c’e:t qu une illumination !
— Je ne regarderai pas à la dépense, déclarait libéralement sa femme.
— Nous illuminerons ia maison, la remise, les engrangements, tout !...
— La remise et les engrangements ! se récriait la prévoyante Mme de Lisle, y pensez-vous M. de Lisle ?
— Oui, j’y pense, Bastienne, et je le ferai comme je le dis.
— Ce serait de la dernière imprudence et vous risqueriez de mettre le feu chez nous !
— Cela m’est égal, j’allumerai des lampions sur le mur de la remise.
— Vous n’en allumerez pas, M.de Lisle. — Et qui m’en empêchera, madame ?
— Moi, monsieur... Je ne vous laisserai pas commettre une pareille sottise.
— C’est vous qui êtes unesotte !—Suis-je ou non le maître chez moi ?
— Vous n’êies pas le maître de brûler ma maison.
— Oh ! votre maison !
— Oui, ma maison, monsieur, le bien de mon pauvre père défunt... Je vous défends de la dévaster... ! Contentez-vous des lampions sur la façade.
— J’en mettrai sur la remise, et si vous me poussez à bout, j’illuminerai aussi le grenier à foin...
— Ah ! sainte mère de Dieu, il devient fou... Vous déraisonnez, M. de Lisle !
— C’est vous, madame, qui me rompez la cervelle avec vos craintes chimériques !
— Chimériques 1. . Ah ! c’est trop fort...
Un éclat de rire étouffé par Camille, qui pouffait sous son drap, avertit heureusement les deux époux qu ils risquaient d’éveiller leur petite-fille ; ils en restèrent là de leur querelle, et se tournèrent le
dos en mâchonnant de vagues récriminations que le sommeil changea bientôt en ronflements sonores.
V
Un matin de la fin d’août, Marcel écartant la haie de framboisiers du jardin de Lisle, cria de loin à Camille:
— Je vous amène une camarade et une payse, car elle est de Villotte, comme vous.
En même temps il se retournait pour tendre la main à une fille de quatorze ans, déjà grandelette et presque formée, qui se tenait derrière lui dans une attitude dédaigneuse.
— Sa mère, poursuivit Marcel, est un peu parente de la mienne ; on l’a envoyée chez nous pour respirer l’air des bois, pendant les vacances... J’es
père que vous serez bonnes amies, et maintenant que vous voilà ensemble, je m’en retourne pour aider Sosthène à finir sa version... A tantôt !...