Restées seules, les deux fillettes commencèrent par se dévisager avec une curiosité un peu méfiante. Camille était passablement sauvage ; la nou
velle venue avait dans la physionomie quelque chose de hautain et de décidé qui intimidait. Sa toilette à la mode contrastait avec la mise très simple et quasi rustique de la petite Desrônis. Son chapeau Paméla, couvert de fleurs, et d’où s’échappaient d’abondantes boucles blondes ; sa robe écossaise, à la jupe demi-courte, au corsage garni de bre
telles de velours; ses bottines mordorées, montant jusqu’à mi-jambes, paraissaient à celle-ci le dernier mot de l’élégance et du luxe. De plus, ses yeux bruns à la fois câlins et hardis, son teint d’un blanc mat, ses lèvres minces aux coins retroussés par un sourire moqueur, ses façons de petite femme, imposaient à Camille, qui lui demanda timidement :
— Comment vous appelez-vous, mademoiselle ? — Fernande Herbillon ; mon père est direc
teur des contributions ; le vôtre est médecin, n’estce pas ?
— Oui, le docteur Desrônis... Le connaissezvous ?
— Non, il ne vient pas à la maison... Et vous quel est votre nom de baptême ?
— Camille... Mon frère s’appelle Sosthène.
— C’est un nom distingué, daigna remarquer Mlle Fernande.
Ce n’était pas l’avis de Camille qui trouvait le nom de Sosthène ridicule et quine put s’empêcher d accueillir l’appréciation de Mlle Herbillon par une moue désapprobative. Celle-ci ajouta:
— Est-ce votre frère qui étudie avec Marcel Boisselier ?
— Oui, s’écria Camille, vous l’avez déjà vu?... Comment le trouvez-vous ?
— Pas mal... Seulement il ne soigne pas ses mains... Ses ongles sont en deuil !
Cette remarque moqueuse blessa Camille comme une injure personnelle. Elle rougit, jeta un regard
furtif sur ses propres doigts et se renferma dans un silence très digne, que rompit une nouvelle question de son interlocutrice.
— Est-ce que vous vous amusez ici ?
— Beaucoup. —Les bois sont tout près, nous y passons les après-midi avec Marcel et Sosthène ; nous chassons aux papillons, et puis nous faisons un herbier.
Ces distractions parurent sans doute médiocres à Mlle Fernande, dont les lèvres ébauchèrent une grimace dédaigneuse.
— Tout cela ne m’amuserait pas du tout, murmura-t-elle, n’avez-vous point de piano ?
— Si, il y a celui de grand’mère, mais voilà dix ans qu’il n’a été accordé et il est un peu faux... Vous êtes musicienne, mademoiselle?
— Certainement, j’ai même fait danser cet hiver chez maman... Et Mlle Montéclair n’est pas mécontente de mon jeu.
— Ah! vous prenez des leçons de tante Aurélie! — Il n’y a qu’elle de professeur à la pension, il faut passer par ses mains, bien qu’elle soit passablement rococo... Et puis elle est si ridicule et si agaçante avec son procès!
— J’aime beaucoup tante Aurélie! protesta impétueusement Camille.
-- C’est une sœur de votre père ? — Mais non.
— De votre mère alors ?
— Pas le moins du monde, ma mère n’avait ni frère ni sœur.
— En ce cas, si elle ne vous est parente d’aucun côté,pourquoi l’appelez-vous votre tante? demanda Mlle Fernande en haussant les épaules.
— Je ne sais pas, répliqua Camille vexée, nous l’avons toujours appelée ainsi, et nous l’aimons comme une parente... Voilà!
— C’est drôle! conclut Mlle Herbillon d’un ton moqueur.
Cette première entrevue n’était pas de nature à établir des relations bien sympathiques entre les
deux enfants. Mlle Herbillon apportait dans le trio Boisselier et Desrônis un élément nouveau qui modifia radicalement l’intimité primitive du
petit groupe. Mlle Fernande ne savait pas marcher; de plus elle était sujette à toute sorte de frayeurs qui lui rendaient les courses à travers bois insup
portables : elle avait peur du hàle, peur des ronces,
peur des insectes : la vue d’une chenille ou d’une araignée lui faisait pousser des cris d’orfraie. Aux promenades forestières elle préférait de beaucoup les stations dans le jardin, à l’ombre d’une char
mille ; elle y occupait ses loisirs avec un livre amusant ou un ouvrage au crochet. Ayant l’esprit très précoce et très curieux, et de plus étant peu surveillée dans sa famille, elle avait déjà beaucoup lu à tort et à travers. Sur ce point, Sosthène et elle
s’entendirent à merveille. Peu à peu, chacun des enfants suivant son plaisir et obéissant à une se
crète loi d’attraction, le groupe se scinda. Camille et Marcel continuèrent seuls les excursions fores
tières, et leur amitié se resserra d’autant ; Sosthène et Fernande, de leur côté, donnèrent pleine satis
faction à leurs goûts sédentaires et à leur rage de lecture.
Ayant toute liberté de puiser dans le tas de bouquins amoncelés au grenier de sa grand’mère, le jeune Desrônis était le pourvoyeur de Mlle Herbillon. Dès que le docteur partait pour ses tour
nées, et que Mme Boisselier se plongeait jusqu’aux oreilles dans les occupations ménagères qui absor
baient sa médiocre intelligence, la maison entière appartenait aux deux enfants. Quand le temps était beau, ils allaient s’étendre dans le verger à l’ombre d’un gros prunier, et la tête dans les mains les coudes dans l’herbe, ils se livraient à leur dis
traction favorite. Parfois chacun lisait à part le volume de son choix ; mais parfois aussi, quand le même livre les attirait, Sosthène s’acquittait du rôle de lecteur à haute voix, tandis que Fernande maniait son crochet.
Ces lectures à deux sont toujours redoutables même quand il s’agit d’un roman ou d’un poème de chevalerie, lu par un garçon de quatorze ans à une fille du même âge. Les choix de Sosthène étaient quelquefois hasardés ; les passages tendres, pas
sionnés ou même risqués de la Jérusalem délivrée et de Rolandfurieux ouvraient brusquement à ces imaginations très éveillées des échappées sur un monde inconnu et singulièrement attrayant. Pen
dant les tièdes après-midi de septembre, dans le clair-obscur des arbres fruitiers, sous les branches desquels montait une pénétrante odeur d’automne, les mots d’amour résonnant sur les lèvres de Sos
thène et cueillis avidement par les jeunes oreilles de Fernande prenaient une couleur et une sonorité étranges. Par intervalles une prune mûre tombait dans l’herbe rase. Mlle Herbillon, étendait le bras
nonchalamment, la mordait à belles dents, et avec une expresson gourmande de la bouche et des yeux, savourait à la fois le fruit juteux et le chapitre plein de choses mystérieusement troublantes. Avec moins de calme que son vis-à-vis, Sosthène subis
sait également le charme tout nou veau de cette lecture à deux. Il était parfois si ému que les mots s’arrêtaient dans sa gorge et que la respiration lui manquait. Alors, Fernande lui jetant un regard en dessous, murmurait malicieusement :
— Eh ! bien, qu’est-ce qui vous prend ? — Allez donc !
Ou bien elle daignait lui demander s’il était fatigué, et lui offrant quelques unes des prunes qu’elle avait ramassées, elle le régalait par surcroît d’une œillade câline qui émouvait Sosthène encore plus vivement que la page au milieu de laquelle il venait de s’interrompre.
Fernande Herbillon était naturellement et inconsciemment coquette. C’était dans le sang de sa famille maternelle. Son aïeule avait beaucoup fait parler d’elle, et sa mère, au dire des gens de Villotte, n’était pas à l’abri de la critique. Cette adolescente, singulièrement intelligente et piécoce, possédait le don inné de la grâce enjôleuse et féline. Presque involontairement elle essayait sur le romanesque Sosthène l’effet de ce charme héréditaire. Il ne lui fallut pas plus d’une semaine pour faire de lui son esclave. Il la trouvait prodigieusement jolie et
obéissait à ses moindres caprices. Dans l’intimité de son cœur il lui avait dressé un autel, et à l’imi
tation des chevaliers de la Table ronde, il l’avait proclamée la dame de ses pensées.
Une après-midi que la pluie avait retenu au logis les quatre enfants, la conversation tomba sur les couleurs préférées, et Camille ayant déclaré que le rouge était sa couleur favorite, Mlle Herbillon
répliqua d’un ton tranchant qu’elle aimait le vert par-dessus tout. Il n’en fallut pas davantage pour jeter un ferment de discorde entre les deux couples. A partir de ce moment il y eut dans la maison le camp des rouges et le camp des verts. Sosthène, pris d’un bel enthousiasme chevaleresque, se para très ostensiblement de la couleur de sa dame, et par contre, Marcel ne se montra pas sans un co
quelicot passé dans la boutonnière de sa blouse. Chaque jour vit naître d’orageuses discussions sur les mérites respectifs du vert et du rouge, et l’antagonisme des deux champions ne tarda pas à dégénérer en querelles violentes.
Le jeune Desrônis ayant imaginé de recouvrir de papier vert ses livres et ses cahiers, Marcel riposta en plaçant près de lui, sur la table où on travaillait en commun, un verre plein de géraniums du plus beau rouge.
Ces fleurs voyantes, renouvelées soigneusement chaque matin en l’honneur de Camille, agaçaient particulièrement les nerfs de Sosthène ; il ne leur épargnait pas les marques de son dédain et de sa mauvaise humeur.
— Ote donc tes fleurs de cordonnier, disait-il à Marcel, elles m’entêtent et m’empêchent de travailler.
— D’abord elles ne sentent rien, répliquait l’autre, et puis elles me plaisent et je les garde... Je suis chez moi.
— Tu abuses de tes avantages... Ce n’est pas généreux.
— Je n’abuse de rien du tout... Je ne t’empêche pas, moi, de couvrir tes livres de cet affreux papier vert-perroquet...
Les choses se gâtaient de plus en plus. Un certain jour, après la leçon, Marcel entrant par hasard dans le cabinet de consultations, surprit Sosthène occupé à arroser les géraniums avec le contenu de son encrier.
— Brigand ! s’écria-t-il, et en même temps un maître soufflet s’abattit sur la joue du délinquant.
Celui-ci sauta à la gorge de l’agresseur et ils se colletèrent violemment, tandis que Camille et Fernande arrivaient juste à point près de la fenêtre ouverte, pour assistera cette lutte homérique.
Les deux champions, après s’être un moment secoués d’importance, venaientde rouler sur le par
quet, entraînant avec eux les chaises et les livres. Sosthène avait le dessous et Marcel le sommait de faire des excuses.
— Jamais ! protestait l’autre en gigotant.
Camille était accourue bravement et essayait de les séparer ; quant à Mlle Herbillon, elle restait près de la fenêtre, continuant à manier son crochet et regardant avec un impassible sourire cette bataille dont elle était la cause première...
Le docteur Boisselier s’apprêtait à monter dans son cabriolet ; attiré par le tapage et par les cris de Camille, il se précipite sur le champ de bataille, empoigne vigoureusement par un bras chacun des combattants et les force de se relever tout poudreux et cramoisis.
— Vauriens! s’exclame-t-il en les tenant chacun à distance, n’avez-vous pas honte de vous colleter comme des crocheteurs ?... Puisque vous abu
sez de la liberté qui vous est laissée, sauvages que vous êtes, je vais vous enfermer comme des ani
maux malfaisants ... Allons, leste, à votre chambre, vous vous mettrez au lit et vous y réfléchirez jusqu’à ce soir sur l’inconvenance de votre conduite !
En même temps il les pousse vers l’escalier, et moitié de gré, moitié de force, les introduit dans la chambre qui leur sert de dortoir. — Qu’on se
couche ! continue-t-il d’une voix très irritée. —Il les enferme à double tour et pour plus de précaution emporte la clef dans sa poche...
Silence profond. Cinq minutes se passent; un
bruit de roues résonne sur le chemin de Récourt :