HISTOIRE DE LA SEMAINE
Evitera-t-on les douzièmes provisoires? ou bien faudra-t-il, en pleine tranquillité, recourir à l’expé
dient des temps troublés ? Telle est la question du moment et, grâce aux maladresses de la Chambre, le Sénat, devenu tout à coup intéressant, est en mesure de se faire prier.
Le Sénat, en effet, a beau jeu pour se plaindre. Il est peu séant et même scandaleux qu’on lui transmette le budget au dernier moment, comme s’il devait lui suffire de voter sans même avoir lu. Alors que la Chambre a mis six semaines à peu près à débattre la loi de finances, le Sénat a bien quelque raison de se scandaliser quand on exige qu’il expédie la même besogne en deux jours.
On espère pourtant que la haute assemblée, satisfaite de l’avantage que la Chambre lui fait par sa faute, ne poussera pas la rigueur jusqu’à faire payer à nos finances les méfaits de la Chambre.
Quand je dis « l’avantage », c’est qu’en effet il y a pour le Sénat tout profit. Discuté, menacé, traité sans façon par les élus directs du suffrage universel, placé sous le coup d’une révision toujours immi
nente, le Sénat avait besoin de se relever un brin, de prouver son utilité, de reprendre quelque peu de prestige. Il avait commis, en son temps, pas mal de gaucheries et quelques petits méfaits ; il était du mauvais côté de la popularité ; si bien qu’on parlait quelquefois de sa suppression ; et le palais Bourbon le prenait de haut avec le Luxembourg.
Aujourd’hui le Sénatremontedequelques crans ; il semble que la Chambre prenne à tâche de dé
montrer,par des preuves de fait, l’utilité du Sénat.
Voilà deux ou trois fois dans la semaine qu’elle émet des votes dont on dit : « Heureusement que le Sénat est là pour les annuler. C’est ainsi que la Chambre a voté le rejet des crédits pour le chemin de fer du Sénégal — ce qui nous forcerait à aban
donner définitivement même la partie construite de la ligne et le matériel, qui ont coûté 30 millions. Puis, pour terminer dignement la campagne par
lementaire, il faut que la Chambre se mette dans son tort vis-à-vis du Sénat à propos du budget et que le Sénat prenne le beau rôle en faisant preuve de bon sens, de sagesse et d’abnégation.
Il faut reconnaître, d’ailleurs, que la Chambre elle-même se rend compte, au moins dans une cer
taine mesure, de son imprudence et de ses torts. Elle commence — comme le public lui-même —à se fatiguer du bavardage et, surtout, de la réclame électorale qui remplace les discussions sérieuses et qui dépense, sans utilité, le temps et les efforts du parlement.
Le bavardage et la réclame deviennent une plaie, un danger grave. On multiplie les séances et l’on n’arrive à rien. On a l’air de travailler énormé
ment et l’on ne fait presque pas de besogne. Puis, lorsque par hasard on est à peu près arrivé à ter
miner une loi, vite, on la déforme, on la dénature ou même on la détruit par un amendement de surprise, voté sans qu’on sache comment — comme par exemple l’amendement de M. Bisseuil sur la péréquation de l’impôt, voté cette semaine, amen
dement qui rendrait absolument inapplicable la loi de finances.
Le débordement du bavardage et de la réclame électorale commencent à inquiéter la Chambre. On n’ose pas, comme a fait la Convention pendant
quelques temps, limiter le temps accordé à chaque orateur ; mais on se préoccupe de la question et, cette semaine, le groupe de la gauche radicale a mis à l’ordre du jour l’étude du système des grandes commissions, qui limiterait beaucoup le nombre des séances de parade et augmenterait considérablement le travail utile des bureaux.
En attendant, la Chambre aura siégé cette année, — comme l’année dernière, d’ailleurs — jusqu’au 31 décembre; et même il n’est pas prouvé que la session n’enjanabera pas d’une année sur l’autre.
Il est vrai que les interpellations vont toujours leur train. La trichine elle-même, faisant son en
trée dans la politique, devient sujet de bataille, et nous avons pu voir M. P. Bert renverser le ministre du commerce sur la question du jambon. Tou
tefois, pour cette fois, M. Hérisson s’en tirera ; d’autant que la question va revenir prochainement devant la Chambre — car on va faire une loi sur la trichine, laquelle, heureusement, ne s acclimate pas en France.
Il faut dire, d’ailleurs, pour expliquer l’ardeur que soulève cette question de charcuterie, qu’il s’y mêle deux intérêts qui n’ont rien de commun avec
l’hygiène. D’abord un intérêt économique : c’est la grande bataille entre les négociants et les proprié
taires. C’est le porc américain qui fait concurrence au porc français. Le Havre proaame l’innocuité de la trichine ; mais le Quercy et la Bourgogne de
mandent qu’on réserve à la charcuterie nationale le marché national. C’est l’agriculture et le commerce qui se prennent aux crins.
Puis, M. Hérisson — .comme M. Tirard — est un ministre « remolaçable », je veux dire destiné à être remplacé. M. Hérisson est le seul qui reste des ministres appartenant — au moins de nom— à la gauche radicale, et ce n’est pas sans quelque impatience que les centres supportent sa présence. L’occasion se présentant, pas mal de modérés l’ont saisie, croyant se débarrasser cette fois d’un ministre qui les agace.
Là dessus est arrivée la nouvelle de la prise de Son-Tay et l’on n’a plus parlé d’autre chose. Cette nouvelle a retiré réellement un poids de dessus la poitrine à la majorité gouvernementale et à beau
coup d’autres encore. Sans être précisément inquiet sur le sort de nos soldats, on n’était pas sans appréhensions. Non pas que l’on redoutât une catas
trophe, une déroute, mais on pouvait craindre un insuccès, un mécompte, des difficultés. Les décep
tions ont été si nombreuses dans cette affaire du Tonkin!
Et puis le sort du gouvernement et le sort même de la majorité ministérielle étaient attachés ausort
de nos armes. A la première déconvenue c’eût été vraiment un cri de colère contre le gouvernement, un cri de reproche contre la Chambre. Les responsabilités étaient tellement engagées qu’il fallait absolument réussir.
On a réussi ; tout est pour le mieux. Mais il faut conclure, arriver aux résultats définitifs, et nous n’y sommes pas encore. La médiation anglaise qui semblait s’offrir, n’est plus aussi complaisamment suggérée. Il faut, d’ailleurs, une couple de vic
toires encore, — Bac-Ninh, Hong-Hoa —pour que la Chine se décide.
Toutefois dès à présent il paraît certain que,
malgré son memora7idum d’il y a deux mois, malgré l’ultimatum posé par elle et qui faisait de l’at
taque de Son-Tay ou de Bac-Ninh un cas de guerre, la Chine, même après la prise de Son-Tay et de Bac-Ninh ne considérera pas les négociations comme rompues. Déjà son ambassadeur déclare ingénuement que l’ultimatum avait pour but « d ef
frayer la France. Quand je vous disais que ces Asiatiques n’avaient pas la cervelle faite comme nous.
sénat. — Séance du 20 décembre. Discussion des deux projets de loi ouvrant au gouvernement un crédit de 9 millions et un crédit de 20 millions pour le service du Tonkin. Après une discussion à laquelle prennent part MM. de Broelie, Campenon, Jauréguiberry, de Freycinet et Jules Ferry, les deux projets sont adoptés.
Séance du 22 : Discussion de projets de loi d’intérêt local. — Déclaration de M. Calmon, président de la commission des finances, dégageant la responsabilité de la commission et du Sénat dans le retard apporté au vote de la loi des finances pour 1884 et faisant entrevoir comme possible l’éventualité d’un vote de douzièmes provisoires.
Séance du 24 : très orageuse. Il s’agit de décider si, oui ou non, la discussion du budjet sera portée à l’or
dre du jour. Après de virulents discours de MM. Bocher, d’Audiffret Pasjuier, Buffet et Lucien Brun, le Sénat décide que la discussion commencera le 25.
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Chambre des députés. — Séance du 21 décembre : Suite de la discussion du budget extraordinaire. Les propositions de la commission relatives à la dotation de la caisse des chemins vicinaux et de la caisse des écoles, sont adoptées. Elles attribuent à là première 20 millions imputables sur les 32 millions de ressources disponibles des exercices antérieurs, et à la seconde 30 millions à prendre sur l’emprunt. — La discussion
du budget extraordinaire se termine dans la séance suivante et l’ensemble du projet est adopté.
Séance du 22 : Vote du projet de loi ajournant au dimanche 4 mai les élections municipales. Elle discute ensuite l’interpellation de M. Paul Bert sur l’importation des viandes salées d’Amérique. Après avoir re
poussé l’ordre du jour pur et simple accepté Dar le ministre du commerce, la Chambre adopte à la majorité de 280 voix contre 22t, l ordre du jour présenté par M. Paul Bert qui engage le gouvernement à surseoir à l’exécution du décret levant l’interdiction de l’importation en France des viandes de porc salées. Le Parle
ment sera saisi d’une proposition spéciale à cet objet. Le vote de cet ordre du jour n’implique pas la retraite
de M. Hérisson, ministre du commerce, comme plusieurs journaux l’ont prétendu.
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Une décision de la cour de cassation à enregistrer. Il s’agit de l’application de la loi sur l’instruction obligatoire. Rejetant le pourvoi formé par M. de Martineng contre un jugement du tribunal correctionnel de Toulon qui l’a condamné à l’amende pour infraction à cette loi, la cour a décidé :
i° Que, quoi que contienne le Manuel Compayré, et malgré l’allégation du père de famille qu’il viole la neu
tralité promise de l’école, ni la commission scolaire, ni le juge de police ne sont compétents pour décider que cette neutralité est violée et admettre par suite l’excuse
du père de famille dont l’enfant a cessé de paraître à l’école; 2° Que le juge ne peut pas davantage acquitter le père de famille qui s’est abstenu de faire la déclara
tion prescrite par la loi du 28 mars 1882, en se fondant sur ce qn’il est notoire que ce père de famille fait instruire ses enfants chez lui, car une déclaration est absolument nécessaire.
décrets.— En raison de ia prise de Son-Taj-, dont nous parlons plus loin, le contre-amiral Courbet est élevé à la dignité de grand officier de la Légion d’honneur.
Les collèges électoraux de Barbezieux (Charente), de Sartène (Corse) et de la ire circonscription de Dieppe (Seine-Inférieure) sont convoqués pour le dimanche 20 janvier prochain à l’effet d’élire chacun un député,
en remplacement, le Ier, de M. André, décédé ; le 2e, de M. Bartoli, décédé ; le 3e, de M. Lanel, décédé.
Décret portant que certains articles des lois du 14 avril 1832 et du 20 avril 1832 seront app icables, à partir du Ier janvier 1884, à tous les officiers et assimilés, sous-officiers, brigadiers, caporaux et soldats de l’ar
mée deterre et des troupes de la marine qui font partie des corps expéditionnaires du Tonkin et de Madagascar. En d’autres termes, le temps de service exigé pour passer d’un grade à un autre sera réduit de moitié. La ré
partition des grades sera faite de la façon suivante : à l’ancienneté, la moitié des grades de lieutenant et de capitaine ; au choix, la totalité des grades d’officiers su
périeurs. Mais, en même temps que l’article 18 réduit de moitié le temps de service exigé dans chaque grade, l’ai ticle 19 prévoit le cas où, pour une action d’éclat mise à l’ordre du jour de l’armée, ces conditions ellesmêmes ne seraient pas nécessairement remplies.
Ainsi, il faut, pour devenir chef de bataillon, avoir été capitaine pendant quatre ans. En temps de guerre, il suffit de deux ans. Enfin, dans le cas d’une action d’é­ clat, ou quand il ne serait pas possible de pourvoir au
trement au remplacement d’un officier malade ou tué, un officier pourra être nommé chef de bataillon, le len
demain du jour où il aura été promu capitaine. Les mê
mes dispositions sont applicables aux officiers de marine, aux assimilés et agents du département de la marine, quand ils feront partie d’un corps expéditionnaire ou d’une division navale.
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Tonkin. — Une dépêche de l’amiral Courbet apporte à Paris, le 20, la nouvelle d’un suciès denos armes. Le corps expéditionnaire, parti de Hanoï le 11, prend le fort de Phusa et tous les ouvrages élevés au bord du Songkoï à la hauteur de Son-Tay. L’assaut est donné par l’infanterie de marine et les tirailleurs algériens, soutenus par la flottille. L’ennemi, très bien armé, fait une vigoureuse résistance.—Le lendemain, les Français
s’emparent d;S deux points fortifiés formant les principales défenses de Son-Tay, qui est abandonné par l’en
nemi. Nous avons eu dans ces combats 85 hommes tués dont 4 officiers, et 240 blessés, dont 10 officiers. Chiffres officiels.
Le premier convoi de troupes, des 6,300 hommes de renforts envoyés au Tonkin est parti le 25. Il était composé : i° Du Vinh-Long, comprenant les troupes d’in
fanterie d’Afrique avec le général de division Mi lot, les généraux de brigade Brière de l’Isje et de Négrier. L’effect f total comptait 1,050 hommes et 3 chevaux : 2° de l’Européen, comprenant 602 hommes et 2 chevaux ; 3° Du Sholong, navire de commerce affrété, comprenant 615 hommes et 6 chevaux; 40 Du Comorin, également affrété, comprenant 817 hommes et 8 chevaux.
Le roi d’Annam, Hiep-Hoa, mort empoisonné, a été remplacé, sous l’influence des mandarins ennemis de la Erance, par Kien-Phuac, âgé de quinze ans.
Le général de division Mülot, commandant en chef du corps expéditionnaire du Tonkin, vient de partir de Toulon, à bord du Vinh-Long, avec tout son état-major.
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Russie. — Le 10 décembre, pendant une chasse, les chevaux attelés au traineàu de l’empereur s’étnnt em
portés, le traîneau a été renversé et empereur a reçu une forte contusion à l épaule droite. Bien que la bles
sure ne présente pas une grande gravité, le traitement semble devoir être assez long, dit le Messager du gouvernement.