COURRIER DE PARIS
Dimanche dernier j’ai fait, parmi la foule, une promenade le long des boulevards. Les moutons frisés et les joujoux populaires se balançaient déjà à la devanture des boutiques. Les coups de marteau retentissaient, ça et là, frappé par les ven
deurs construisant leurs baraques. Et tout ce monde, qui se pressait, se poussait, se bousculait, parlait des derniers événements avec une curiosité calme et des sourires sans passion.
L’idée me vint pourt ant de savoir à quoi pensaient ces promeneurs et quelles préoccupations trahissaient leurs propos. Et je me mis à écouter, m’im
posant cette tâche philosophique de deviner l’âme d’une ville d’après les conversations de gens qui peut-être — et probablement— n’étaient pas tous des Parisiens.
— Eh! bien, Son-Tay est pris !
— Il paraît que les soldats ont bravement marché !
— Ces pauvres turcos ! Les Pavillons Noirs en ont décapité plus d’un !
— Mais ils se sont vengés, les turcos ! — C’est la paix maintenant !
— Euh ! Euh ! On aurait dû se montrer plus énergique avec la Chine. On a manqué d’énergie. Il fallait casser la potiche!
Voilà pour les propos politiques,- ruaisils étaient rares, je dois bien le reconnaître, ils étaient clairsemés parmi les promeneurs. La foule parlait surtout de Sarah Bernhardt. — Elle a eu raison ! — Elle a eu tort !
— On dit que Colombier va lui faire un procès pour bris de vaisselle et violation de domicile !
Colombier n’osera pas faire le procès : elle le perdrait. Il y a ce livre « ce détestable livre».
— Ce livre abominable... — Indigne... infect!
— Vous ne l’avez pas acheté, j’espère ? — Si fait. Et vous ?
— Moi aussi. Il m’a même paru très drôle. Et jamais, au grand jamais, sans le coup de cravache, je n’aurais songé à l’acheter.
— Mais il n’y a pas eu de cravache ! Colombier nie la cravache.
— Et Sarah affirme qu’elle a cravaché ! — Où est la vérité?
— La vérité ! Il faudrait la demander à Canrobert !
Pauvre maréchal Canrobert ! Depuisquinze jours environ, depuis que son nom a été mêlé à l aventure, il ne sait où donner de la tête. Il a fait, naguère, au Sénat, un discours très patriotique et très net. La main droite appuyée sur la tribune, la main gauche portée à son oreille, en manière de cornet, pour mieux saisir les interruptions, il a virilement parlé de son attachement à la France. Soldat, il a fait la profession de foi d’un soldat.
Et pourtant, ses amis l’ont beaucoup plus félicité d’avoir prêté sa cravache à Sarah que d’avoir apporté son vote à nos marins. L’histoire de sa cravache a même un peu étourdi, au premier mo
ment, le héros de Sébastopol et de Saint-Privat. Il n’entendait pas très bien l’anecdote qu’on lui racontait et, effaré, il répondait, aux premiers moments, dans les couloirs du Sénat :
— Qu’est-ce que vous me dites, voyons ?.. Qu’estce que vous me dites ? Mlle Sarah Bernhardt a grimpé dans un colombier ? » Après cela, elle est bien montée en ballon ! Mais pourquoi avait-elle pris une cravache pour grimper dans un colombier ?
Il a fallu pour lui tout expliquer lui mettre sous les yeux le récit imprimé de la bataille de la rue de Thann — aussi épique désormais que le Tannhauser.
Mlle Sarah Bernhardt, dans son accès de ressentiment retentissant aurait pu, je pense, ne point mêler
à l’anecdote le nom glorieux d’un ami qui n’a rien à voir avec les mémoires de Sarah Barnum et le livre de Mlle Marie Colombier désavoué par Mlle Colombier elle-même.
Vieilles histoires, d’ailleurs, que tout cela. Mais nous aimons tant à parler des scandales qu’il
est probable que l’affaire sera encore et toujours sur le tapis à l’heure où paraîtront ceslignes.il se pro
duit au surplus un fait singulier, — et inévitable -— c’est que tout le tapage fait par Sarah Bernhardt
et autour d’elle rejaillit en succès sur M. Damala qui joue le Maître de Forges avec une autorité
grande. Ce nom de Sarah, évoquant aussitôt lenom de Damala, on se dit : « — Tiens, allons donc le voir Damala !» Et Sarah, sans le vouloir, travaille ainsi au succès du Gymnase.
La pièce de M. Otinet n’a certes pas besoin de ce surcroît de curiosité. Elle plaît, elle émeut, elle a une comédienne exquise, Mlle Jane Hading, pour l’interpréter ; mais il est évident que, dans ce grand succès, M. Damala a sa part, une large part. On croirait trouver un acteur et on trouve un homme. Et un homme qui semble fuir le tapage autant que d’autres le recherchent et le lui avaient imposé. Singulière aventure que toute cette his
toire! Je ne désespère pas de voir Mlle Sarah Ber
nhardt ramenée à son mari par le succès, le succès très vif et très complet de l’interprète du Maître de Forges. Et la jolie nouvelle à écrire alors : Un Mé
nage de comédiens ! Ce sera peut-être le chapitre le plus piquant de ces Mémoires de Sarah Bernhardt qui n’auront rien de commun avec les Mémoires de Sarah Barnum.
Au milieu de ces folies, l’année finit. Elle râle. Elle va disparaître. Je ne crois pas qu’on la marque à la craie blanche comme une année heureuse.Elle nous a pris plus d’un vivant espoir :
Gambetta, Chanzy, Henri Martin, qui lui, s’il n’était pas un espoir, était un exemple. Avant de céder la place à Van neuf, elle a emporté encore quelques personnalités intéressantes, entr’autres Darcier.
Ce n’était pas le premier venu que le chanteur Darcier. Pour être un artiste du peuple, comme diraient les dédaigneux, il n’en avait pas moins de distinction. Il était naturel et mâle. Il avait la larme et, comme personne, plus que personne, la note patriotique. Le Bataillon de la Moselle, qu’il chanta, fit courir Paris au Cirque Olympique, il y a vingt-trois ans.M. Jouvin le comparait, un jour,
à un « de ces arbres noueux qui ont la racine dans la boue et le feuillage dans les cieux. » Ce n’était pas dans la boue, c’était dans la bonne terre française que « ce poète de la treille » marchait hardiment. Hector Berlioz qui n’était pas tendre à l’art de la rue, regardait, avec raison, Darcier comme un grand artiste. Il ne se contentait pas de le dire, il l’a écrit. Faure écoutait Darcier pour apprendre -, Thérésa a pris à Darcier sa diction.
Qui n’a pas entendu Darcier chanter la Trente- Deuxième de Charles Gille, dont le chanteur avait écrit la musique, a perdu une émotion irrésistible
ment virile. Où sont-elles, les bonnes soirées chez Carjat où nous étions jeunes et où, dans le jardin de la rue Pigalle, sous les étoiles et les arbres du jardin, nous demandions à Darcier :
— La Trente-Deuxième !... La 32e !
Il y avait là Gambetta, qui se connaissait en éloquence, Beauvallet, qui se connaissait en dic
tion, Littolf qui se connaît en musique, et tous
éprouvaient un frémissement de joie à entendre Charles Darcier.
Où est-il l’heureux temps où nous ne pleurions que sur les invasions passées et où nous ne voyions qu’en chansons les Prussiens en Lorraine ?
Ce qui est ironique, c’est que les journaux anarchistes ont trouvé bon de réclamer Darcier pour un des leurs : « Il méprisa les salons, ne chanta jamais pour les bourgeois et voulut rester pauvre. » Des phrases ! On ne veut pas rester pauvre. L’idéal de tout travailleur est de gagner sa vie le plus lar
gement possible. Et je me demande si l’artiste en
scène s’inquiète de chanter pour le paradis plus que pour les loges. Voyez-vous un ténor démocrate se tournant vers les fauteuils d’orchestre et faisant cette profession de foi :
— Que les bourgeois sortent! Je ne chante pas pour eux !
C’est mal connaître les artistes.
Le mot superbe du comédien Delobelle au convoi de sa fille. « Il y a des voitures de maître ! » est fréquemment entendu au théâtre, et les plus farou
ches, s’ils sont acteurs, ne dédaignent pas de dire, en regardant la salle :
— Belle chambrée, ce soir!.. Les loges sont pleines ! Et il y a des équipages qui attendent !
Je ne connais pas M. Maxime Lisbonne, mais il a dû dire cela tout comme les camarades. L’équi
page est la constatation du succès. La « voiture de maître » est une autre forme de couronne pour le comédien.
D’ailleurs les gens de théâtre ne sont pas les seuls à se gargariser avec cette constatation de leur succès.
Je sais un des pseudo-martyrs de 1871 qui, lorsqu’on le rencontrait à Londres, attendant l’amnistie, disait volontiers avec fierté — le bon démocrate :
— Je suis excessivement bien vu ici ! Je connais des lords !
Nous n’avons pas encore à l’heure où j’écris, de jouet spécial à cette fin d’année. Les camelots vendent bien la Question du Tonkin, mais c’est un
bout de carton sans nouveauté. On attend le joujou inédit, le joujou de 1884. Et ce joujou inconnu n’apparaît pas.
En revanche, le jouet allemand se montre un peu partout. Il se glisse chez nos marchands sous toutes les formes. Avec une ingéniosité prodigieuse,
les Allemands inondent le marché français de leurs poupées, de leurs jouets mécaniques, de leurs boîtes de couleurs. On me cite de grands magasins, que je ne veux point nommer et qui, tous, se fournissent en Allemagne. Pense-t-on à cette ironie : les pe
tits Alsaciens recevant, détaché du sapin des Vosges, un joujou qui vient d’Allemagne exactement comme la conquête!
C’est à ce point que — remarquez-le, cela est curieux — bien des boutiquiers ont collé à la vitrine de leur magasin cette étiquette : « Tous les articles vendus ici sont français. »
On ne s’imagine pas jusqu’où s’étend l’esprit pratique de l’Allemand. Nous visitions, cet été, le Mont Saint-Michel et, dans la rue qui monte à la Merveille, nous nous étions arrêté chez un marchand de bimbeloterie spéciale à ce coin de rocher : coquillages, épées de saint Michel, petits bateaux,
boîtes à timbres-poste. Nous avisons tout à coup un couteau à papier, figurant un morceau de bois peint avec des guirlandes de vigne et portant l’inscription : Mont Saint-Michel.
— Ah! nous dit la marchande, çà c’est un article tout nouveau. Il m’est arrivé d’Allemagne ce matin !
Ainsi, les Allemands s’inquiètent même de ces petites spécialités de nos côtes françaises et les ar
ticles du Mont Saint-Michel deviendraient, si on les laissait faire, des articles nurembergeois ou berlinois.
Une simple modification dans les étiquettes dira tout. Il y a quelques années, en Allemagne, les articles « de goût » s’affichaient ainsi : Articles à l instar de Paris ou -.genre Paris. Aujourd’hui l’inscription est plus nette, plus franche : Articles de Paris.
Oh! pratiques, tout à fait pratiques! Dans les soldats de plomb qu’ils destinent plus spécialement à la France, ils représentent — sans faux sentimentalisme — des grenadiers prussiens éventrés par des turcos. Les turcos tirent, les Prussiens sont tués. C’est fabriqué en Allemagne. Cela ne fait rien.
Mercantilisme bien entendu commence par laisser de côté l’amour-propre patriotique. Puisque ces soldats sont destinés à la France, il faut bien ne pas chagriner la fibre nationale des Français !
Je dois ajouter que les Allemands, comprenant avec raison, que la paix fait aller le commerce, me semblent plus pacifiques dans leurs journaux. Naguère,lt Kladderadatsch qui nousmontraitM.de Bismark avec son uniforme de cuirassier blanc sous son habit bourgeois, tiraillé par les pans de sa re
dingote par la Russie et la France et disant, tout en fumant sa pipe : Vous tirerez tant qu’il ne restera plus que l’habit de dessous (la cuirasse) : — le Kladderadatsch donc représente M. de Bis
mark, en maître d’école, faisant répéter la leçon à l’Europe et, tous, é.oliers, disent à la foi*, en al
lemand, en anglais, en français, en italien et en russe : la Paix !
Peace ! Pace ! Friede !
Et puisse « le maître d’école » s’en tenir là ! Oui, la paix, la paix partout —peace, pace, paix —voilà ce que 83 qui râle, souhaite à 84 qui va naître. Mais les braves gens qui sont tombés à Son-Tay, les troupiers qui se sont déchirés aux bambous, jetés parles routes, les fusiliers marins qui ont em
porté d’assaut les villages, les tirailleurs algériens qui ont bondi sur les Pavillons Noirs pendant que nous parlions ici de Sarah Barnum ou de Colum
barium, ces Français envoyés si loin de France parce que c’est la consigne et que c’est le devoir, tout en souhaitant la paix, la douce paix et le repos au coin du feu, viennent de prouver que puis
qu’on sait encore mourir en France, la France a de longs jours à vivre !
Perdican,