deux ou trois fois autour de la table ronde et soupiré bruyamment devant la grande photogra
phie de Fanny Desrônis, embrassait sa fille et son fils et s’en allait chercher des consolations au cercle. En somme, dans la maison de Villotte, les deux enfants étaient, sans que le docteur s’en ren
dît compte, bien plus abandonnés à eux-mêmes qu’à Renesson. Ils restaient seuls en tête-à-têie près de
la lampe, sauf quand, deux fois par semaine, tante Aurélie venait pour la leçon de piano, et, après avoir dîné avec la famille, entretenait longuement le père et les enfants des péripéties de son procès.
L’arrière-saison ajoutait encore sa mélancolie à la somnolente tristesse du logis Desrônis. De froids brouillards s’étendaient matin et soir sur les co
teaux rougis, dont les vignes étaient vendangées ; dans l’air humide les cloches de l’église des Augustin éparpillaient leurs notes argentines et mo
notones. La rue des Tanneurs, avec ses vieilles maisons aux persiennes fermées ou aux rideaux scrupuleusement t.rés, avait l’air de faire partie du domaine de la Belle-au-bois-dormant. Camille, seule dans les grandes pièces sonores où l on entendait le vent d’ouest se lamenter à travers les couloirs et les cheminées, regrettait la gaie petite chambre de Renesson et les bonnes courses dans les bois en compagnie de Marcel. Celui-ci
sortait une fois par mois du collège et passait son jeudi de sortie chez le docteur Desrônis. Ce jour-là la maison s’animait un peu et Camille sentait comme un rayon de soleil courir à travers le cor
ridor obscur, le froid escalier de pierre et les pièces aux fenêtres longtemps closes. Elle veillait à ce
qu’il y eût un dessert de pâtisserie aux deux repas ; un bon feu renflait, dès le matin, dans le poêle de la salle à manger. Marcel arrivait pour le dîner de midi, il avait un petit air militaire dans sa tunique d’uniforme bien sanglée à la taille par un ceinturon de cuir verni. Il était en seconde et prenait déjà la mine préoccupée et grave des grands élèves ; mais au dessert, il s’oubliait et
redevenait le boute-en-train espiègle et expansif des belles journées de Renesson. Après le dîner, on allait visiter tante Aurélie dans son capharnaüm de la côte Phulpin. Marcel avait été pris tout de suite d’une grande sympathie pour la vieille fille ; l’histoire du procès l’intéressait comme un roman. Il partageait chaleureusement les espérances de Mlle Montéclair, s’indignait contre les subterfuges dilatoires de l’Etat et promettait à la tante que, dès qu’il serait avocat, il se chargerait de son affaire.— Quand il faisait beau temps, on redescendait par les vaux de Savonnières et on ne ren
trait chez M. Desrônis qu’à la nuit close, pour le souper, à la suite duquel on reconduisait en bande Marcel jusqu à ia porte du collège.
Ces sorties mensuelles étaient les seuls jour ensoleillés de la vie recluse et casanière de Ca
mille. Le lendemain elle se réveillait en songeant que Marcel ne reviendrait plus avant un mois et elle vivait pendant des semaines sur les souve
nirs de cette journée trop rapide. Elle n’avait pas cherché à revoir Fernande Herbillon; la fille du directeur des contributions lui était peu sympa
thique et elle ne se souciait peu de renouer à Villotte les relations médiocrement agréables, ébauchées à Renesson ; mais certains indices lui don
naient à penser que Sosthène, moins indifférent qu’elle, était fort au courant des faits et gestes de cette petite personne.
Depuis la rentrée, Sosthène prenait des airs affairés et pensifs. Ayant su par Camille le mot de Fernande au sujet de ses ongles « en deuil », il soignait maintenant ses mains avec excès, dépen
sant tout l’argent de ses semaines en savons et autres objets de parfumerie ; en outre, il devenait très difficile au sujet de sa toilette, et le dimanche, il passait des heures à se bichonner avant de par
tir avec Camille pour la grand’messe. Une fois dans son banc, il paraissait nerveux et inquiet, jusqu’à une certaine minute, entre le Kyrie et le Glo
ria, où un froufrou de robes bruissait dans l’allée étroite et où une dame en toilette légèrement tapageuse, suivie d’une fillette non moins coquettement parée, frôlait le banc de la famille Des
rônis. A ce moment, Sosthène tressautait comme s’il eût reçu une commotion électrique. C’étaient Mme et Mlle Herbillon qui allaient prendre place à leur banc situé non loin de la grille du chœur. — Le collégien passait le reste de la messe à se hausser sur la pointe des pieds pour tâcher d’aper
cevoir l’extrémité du chapeau de Fernande et un bout de son profil. Quand par hasard, la jeune fille n’assistait pas aux offices, Sosthène s’assombris
sait et pendant toute la soirée du dimanche, il était d’une humeur massacrante.
— Qu’as-tu Sosthène ? lui demanda Camille, un soir qu’ils lisaient en tête-à-tête près du poêle de la salle à manger. — La figure du collégien s’était
allongée, il prenait des poses rêveuses et poussait des soupirs qui faisaient trembler les feuillets de son livre.
— Moi?.. Rien! répondit-il avec une affectation de mystérieuse réserve.
— Si fait, tu deviens très maussade, tu ne parles plus et aujourd’hui tu as refusé de reprendre du dessert... Ça n’est pas naturel... Voyons, qu’as-tu ?
Sosthène haussa les épaules : — Inutile de t’expliquer ça... Tu ne comprendrais pas. Ce n’est pas de ton âge.
— Ne pose donc pas! reprit sa sœur, il n’y a pas tant de différence d’âge entre nous, et tante Aurélie dit qu’une fille de treize ans a autant de raison qu’un garçon de quinze... Je parie que je sais à quoi tu penses ?
— Je t’en défie bien !
-—Ça n’est pourtant pas malin... Tu penses à Fernande Herbillon !
— Oh !... Qui te l’a dit ?... s’écria Sosthène ébaubi de la perspicacité de sa sœur.
—Personne... Si tu crois que je ne m’aperçois pas que tu passes toute ta messe à la regarder!... Tu rougis quand on prononce son nom, et en ce moment, tiens, tu es cramoisi.
— Eh! bien, oui, avoua enfin le collégien, qui n’était pas fâché, au fond, d’être deviné et de
trouver une confidente, oui, je suis amoureux de Fernande !...
Une fois ce premier mot lâché, il s’épancha tout à fait. Il décrivait avec une ostentation enfantine les moindres phases de ce premier amour né sous les pruniers du verger de Renesson.il n’omit aucun des incidents de son roman sentimental. — Il n’avait pas reparlé à Fernande depuis son retour à Villotte, mais il la voyait presque tous les jours. Entre quatre et cinq heures, après la classe, il allait se poster en face de la grande porte de la pension Papillon et il guettaitla sortie des externes. Quand il apercevait Fernande enveloppée dans son man
teau vert myrte et tenant à la main son carton plein de livres, il avait des palpitations et il l’ac
compagnait à distance respectueuse jusqu’à la maison de la rue Lapique où elle demeurait. Une ou deux fois elle avait retourné la tête et avait souri en l’apercevant, mais la plupart du temps elle avait absolument l’air de ne pas le reconnaître, et c’était ce qui désespérait le plus le malheureux Sosthène. Les jours où il ne réussissait pas à l’entre
voir étaient pour lui des journées vides. Il rêvait de faire quelque chose d’étonnant, d’avoir quelque aventure surprenante, enfin d’attirer sur lui l altention de la dédaigneuse Fernande. Seulement il avait beau se creuser la tête, il ne trouvait rien de digne d’elle et de lui. En attendant il composait à la louange de sa Dulcinée des vers qui avaient au moins quatorze pieds, et où martyre rimait invariablement avec soupire, amours avec toujours.
Demi-moqueuse, demi-pensive, Camille écoutait avec une curiosité croissante le récit des joies et des peines d’amour de Sosthène, — et elle était toute étonnée de retrouver dans les symptômes décrits par son frère, quelques unes des émotions qu’elle avait elle-même ressenties. — Seulement,
elle, c’était à l’occasion de Marcel Boisselier qu’elle avait éprouvé tout cet émoi.Et sa petite tête travaillait là-dessus, jusqu’à ce que le sommeil vînt engourdir ses pensées.
Ainsi dans le solitaire et tranquille logis Desrônis, où l’on n’entendait que le chant des cloches des Augustins et le glou glou monotone de l’eau
du canal, coulant derrière la maison ; dans ces gran des pièces froides et sonores,encore attristées par un deuil récent, ces jeunes cœurs s’éveillaient naïve
ment à l’amour et en subissaient déjà les troubles, confus sans que le docteur, tout en pleurant « sa pauvre femme » songeât à se préoccuper de l’état d’âme de ces deux adolescents, qui étaient pourtant les vivants portraits de cette défunte si bruyam
ment regrettée. La douleur d’Amaole Desrônis après avoir été très sincère subissait une curieuse transformation. Elle devenait pour le docteur une parure et une coquetterie. Gâté par les marques d’intérêt qu’il avait reçues, de plus en plus affamé de sympathie et de considération, le docteur choyait pour ainsi dire cette douleur qui le rendait plus intéressant aux yeux du public ; il passait son temps à soigner son deuil, à rythmer ses soupirs, comme un comédien qui prépare son entrée — et tout entier à ce rôle d’atfligé, qu’il jouait du reste avec une sorte de bonne foi naïve, il ne voyait plus rien de ce qui se passait chez lui.
Sosthène devenait chaque jour plus affairé et plus rêveur. Un soir Camille s’aperçut qu’au lieu de piocher son thème, il avait élevé entre elle et lui un rempart de dictionnaires, et qu à l’abri de ce mur, il transcrivait sur du papier à lettre un
brouillon raturé et à demi chiffonné. Elle le guetta un moment sans en avoir l’air, puis renversant brusquement l’échafaudage de livres :
— C’est une lettre que tu écris, Sosthène ? lui demanda-t-elle à brûle-pourpoint.
Il rougit d’abord, puis comprenant qu’il n’y avait nlus moyen de mentir :
— Tu m’espionnais donc, toi ? s’écria-t-il... Eh bien, oui, c’est une lettre... Je lui écris, ajoutat-il a voix basse, je ne pouvais pas me taire plus longtemps ; je lui fais connaître mes sentiments et je lui demande un rendez-vous.
Camille haussa les épaules. — C’est absurde ! murmura-t-elle, d’abord elle ne te répondra pas, et puis comment t’y prendras-tu pour lui envoyer ta lettre ?
— Ça c’est mon secret, répondit-il mystérieusement en pliant son épître et en la cachant dans la poche de sa veste.
— Oh ! Sosthène. prends garde, j’ai idée que tu vas faire une grosse soitise.
— Mêl-toi de tes affaires ! répliqua-t-il en allumant son bougeoir pour gagner sa chambre.
Le lendemain, à la veillée, dès que M. Desrônis fût sorti, Sosthène qui était très pâle, dit à sa sœur :
— C’est fait... Elle a ma lettre...
— Mon Dieu ! s’exclama Camille, effrayée et joignant les mains, comment t’y es-tu pris ?
— C’est bien simple... Elle sort de la pension Papillon à cinq heures et rentre directement chez elle ; j’ai couru en avant jusqu’à sa maison et j’ai placé ma lettre en évidence sur la serrure de la
seconde porte, de sorte qu’en l’ouvrant, elle n’aura pu manquer de voir mon billet et de le prendre...
— Joli moyen!... Et si quelqu’un est rentré avant Fernande et a remarqué ton papier, crois-tu qu’il se soit gêné pour le mettre dans sa poche ?
La figure de Sosthène s’allongea, il n’avait pas réfléchi un seul moment que les choses pussent s’arranger de la sorte.
— Tu es un oiseau de mauvais augure ! murmura-t-il avec humeur, il y a cent à parier que ça n’arrivera pas...
C’était pourtant arrivé. Par un hasard que Sosthène n’avait pas prévu, Mme Herbillon, sortie pour faire des visites, était rentrée avant sa fille, avait vu la lettre, et, l’ayant empochée, l’avait lue avec un mélange de surprise et de fou rire. Légère et très tolérante de sa nature, elle avait trouvé plaisante cette déclaration faite à sa fille par un bambin de quatorze ans. Elle s’était beaucoup amusée de l épître brûlante du malheureux Sos
thène et l’avait communiquée à tous ses amis. Le lendemain, la déclaration courait la ville. Quand il rentra du collège à quatre heures, Sosthène trouva Camille qui le guettait dans le couloir.
— Qu’est-ce que je t’avais dit ? lui chuchota-t-