COURRIER DE PARIS
d’être le Diable boiteux, de Lesage, qui décoiffait les maisons de Paris comme on ouvrirait un pâté (du même Lesage) pour pouvoir décacheter sans être vu
ces missives de formats et de tons différents. Sur les boulevards, on crie, parmi les jouets à la mode, les petits singes de peluche — qui sont la manie de cette année — et les questions serbes, un petit cahier à couverture rose, qui coûte deux sous en tout et pour tout.
— Demandez les compliments et lettres en prose et en vers pour jour de Van et fêtes! C’est très commode.
Toutes les banalités sont là, imprimées, et on n’a qu’à les recopier. Pas besoin de se mettre en frais de sentiment. Il y a la lettre d’un enfant à sa mère ou à son père, le compliment en vers pour les grands parents :
Je vous aime de tout mon cœur
F.t vous souhaite un long bonheur !
La lettre d’un neveu ou d’une nièce à sa tante : « Ma chère tante, je serais bien ingrat (ou bien in
grate, selon le sexe) si j’oubliais de vous envoyer mes souhaits... »
La lettre à une marraine, à un parrain, à un frère, à une sœur. Affection stéréotypée, accolades d’après le modèle :
Mon cœur en ce beau jour Pour vous est plein d’amour !
Il n’en recueillit pas. Il s’en consola en racontant l’histoire.
Ses Souvenirs sont d’un honnête homme et d’un bon vieux temps. On y assiste à des plaisirs qui feraient pouffer de rire notre luxe bécarre et sembleraient affreusement ridicules à notre pessimisme.
Mais, vertubleu, ces plaisirs-là, que je n’ai pas connus, devaient avoir du bon! Amaury Duval nous peint une soirée chez Charles Nodier, à l’Arsenal, avec les socques et les parapluies entassés dans l’antichambre et les gens d’esprit pressés dans le salon! Des socques! On allait au bal avec des socques! Et on les laissait fumer près du poêle, dans l’antichambre! Epoque touchante et joies primitives. Parfois on valsait avec plus de fureur pour se ré
chauffer un peu dans ces grandes salles froides de l’Arsenal.
— Mais on gèle ici ! disait un soir Charles Nodier à la domestique.
— Pourtant, monsieur, dit la bonne, j’ai rempli le poêle de bois.
— Parbleu, ma fille, l’île Sonniers aussi est pleine de bois (elle était voisine et on y avait établi des chantiers de bois). Allez donc voir s’il y fait chaud !
Amaury Duval avait fait autrefois, avec Amable Pélissier, la campagne de Morée. Il ne se doutait pas que ce jeune officier reviendrait, un jour, maréchal de France.
Ces deux jolis vers, qui sont destinés à une marraine, (songez à Chérubin) peuvent aussi servir à une fiancée. Pourtant, la fiancée a sa lettre à part dans le petit recueil rose, on y trouve même, pour deux sous, le modèle d’un compliment en vers, pour mettre à la suite d’une demande en mariage.
If hymen est la plus douce chaîne, Vous êtes faite pour charmer,
Ne soyez donc pas inhumaine; Permettez-moi de vous aimer.
Cela ne vaut pas Musset, mais on a vu des poésies de ce genre faire battre ardemment de bons petits cœurs de vingt ans. Le recueil pratique des boule
vards contient aussi des invitations à dîner, en vers, ef jusqu’à un compliment rimé d’un soldat à sa famille :
Mes chers parents, le métier militaire
Manque parfois de charme et d’agrément. Souvent je pense à mon père, à ma mère, A mes amis que j’aime tendrement.
Au fond du cœur je garde l’espérance
Auprès de vous d’avoir des jours heureux. On doit chérir sa famille et la France
A vous mon cœur, mon amour et mes vœux !
C’est peut-être naïf, tranchons le mot, c’est peutêtre bête, mais cela vaut mieux cent fois que les tirades anti-patriotiques des partisans de la politique de retraite qui nous feraient une drôle d’armée, si on les écoutait, une armée de troupiers sans nerf et sans vertu. Le général Bocher, qui vient de mourir, nous les qualifiait d’un joli mot, ces sans-patrie, un soir, dans un dîner d’officiers : il les appelait des reculants.
Je lisais, ces jours derniers, les Souvenirs d’un peintre de talent, élève d’Ingres, ami de Dumas, de Nodier, d’IIugo jeune, et, ce matin, j’apprends par le journal que ce brave homme est mort. C’est Amaury Duval. Tout jeune, j avais eu l’honneur de connaître sa sœur, une femme charmante, Mme Cuyet- Desfontaines qui ouvrait à quelques amis un salon très littéraire et qui a publié des livres, sans les signer. Le contraire de certains bas-bleus qui signent des volumes sans les écrire.
Amaury Duval, le peintre, était le neveu d’Alexandre Duval, le vieil Académicien et le cousin du jeune Henri Régnault, tué à Buzenval. Lui-même voulut entrer à l’Institut. Il en avait le droit. II a conté comment il alla voir, à ce sujet, Horace Vernet, qui lui dit avec sa brusquerie militaire, dans ses grandes moustaches :
— Alors, mon cher, vous croyez être élu ?
— Oui. J’ai dix voix qui me sont formellement promises !
— Formellement ? — Absolument.
— Mon cher Amaury, ne vous bercez pas de ce fol espoir, dit Horace Vernet. 11 n’y a pas de parole d’honneur dans les élections des Académies. Vous comptez sur dix voix, si vous eu avez cinq, ce sera diablement gentil!
— Soit. Mais aurai-je la vôtre?
— Ah! ça, je ne vous promets rien, pour ne pas faire comme les dix autres!
On passa aux votes. Amaury Duval eut une voix, une seule, celle d’Horace Vernet qui n’avait rien promis. Quaut aux dix autres, envolées, évaporées!
Lorsque Pélissier revint de Crimée, ayant, pris Sébastopol, le peintre alla le voir. Après des années et des années, le soldat le reconnut et ils s’embras
sèrent; puis ie maréchal lui montrant un tas de lettres sur son bureau de travail :
— Savez-vous ce que je fais, mon cher, depuis mon retour en France? Je décachète des plis de toutes sortes qui commencent tous par ces mots :
Illustre épée, Héros invincible, etc.— et qui finissent par : Prêtez-moi donc vingt francs!
Il y a beaucoup de ces traits malins dans le livre de notes, pareil à un album de croquis, du vieux peintre. J’y ai marqué d’un coup d’ongle ce trait d’un combattant de juillet 1830, qui fait le coup de feu pendant trois jours contre les soldats de Charles X et qui, lorsque tout est fini, demande des nouvelles en s’appuyant sur son fusil encore chaud :
— Eli ! bien, voyons, qu’est-ce qu’il y a ? Avonsnous la Charte ?
— Oui, nous avons la Charte ! Et nous avons chassé le Roi !
— Comment, le roi? On a chassé le roi? Ali ! quel malheur! G’élait un brave homme!
Il y avait soixante-douze heures que ce garçon se battait pour ce résultat qui le navrait, une fois obtenu.
Nous avons eu, cette semaine, quelques gens décorés de rouge et un plus grand nombre ornés du ruban violet. Ce sont les étrennes intelligentes pour
faire pendant aux étrennes utiles. Le ruban violet oit se pendent les palmes d’Académie et de l’Instruc
tion publique a été moins généreusement accordé que parle passé, ce qui n’est point un mal. On sait ce qu’en vaut l’aune, mais on le donnait jadis litté
ralement au mètre, (je ne dis pas aux maîtres.) Tout le monde, hommes et femmes, se trouvait palme
comme les canui ds. J ai vu briller les palmes d’aca
démie sur plus d’une poitrine féminine qui semblait peu faite pour un tel honneur.
— Comment, disait Mme de T... l’autre soir en apercevant Mlle X... une actrice à fredaines palmée comme un simple archéologue ou géologue de Bri vesla-Gaiilaide, Mile X... a les palmes d’Acadéinie t On les lui a accordées ! Et pourquoi? — Pour sa charité, comtesse.
Mlle X... s’est montrée fort charitable, en effet et très souvent en sa vie. Reste à savoir comment il faut définir le mot charité.
Nos comédiennes l’ont mis en action, ce mot béni en organisant,au profit de l’Orphelinat des Arts une vente qui a eu, pour nos mondaines, toute lu séduc
lion d’un bal de high life. C’est plaisir de passer devant une boutique tenue par Dorine ou par Théodora. On a la joie d’acquérir un porte-cigares des blanches mains de la reine de Navarre ou de la Juliette de Shakespeare : c’est très original.
Ces ventes de Charité constituent, du reste une sorte de steeple-chases d’amours-propres 11 s’aril
Pour chaque comédienne, de battre sa rivale d’une longueur de porte-monnaie. Dans ces cas-là c’est généralement Mme Judic qui arrive bonne première
Quand Judic n’est pas là, Sarah Berhardt tient lu corde, (je ne dis point cela par méchanceté). Beaucoup demeurent non placées. C’est pourquoi les af
fiches deces tombolas de bienfaisance me rappellent inévitablement les placards électoraux.
Ouf ! Enfin ! C’est fini ! — Quoi ? — 1885. Cela commençait à m’ennuyer, cette an
née triste, grise, traînante, encombrée de tracas, surchargée de discussions pénibles, boueuses, inutiles!.. Je ne sais pas ce que sera 1886, mais ce ne sera pas 1885, c’est toujours ça! — Mais nous avons un an de plus!
Oui, — ou un an de moins, comme on voudra. Cela dépend des points de vue. Au collège, nous passions une barre d’encre sur toutes les journées
finies qui nous rapprochaient des vacances. II est bien possible que les années barrées de noir, rayées d’un trait, nous avancent aussi vers d’autres va
cances — qui sont fort longues. Bah! n’y pensons pas! Voici décembre englouti, janvier qui point, pe
tit, petit comme un bourgeon ou un brin d’herbette sous la neige. Vive janvier! Tout simplement parce qu’il est janvier, parce que nous ignorons ce qu’il sera et qu’il n’est déjà plus la haineuse et criailleuse année que nous venons de traverser.
Vive janvier et vivent aussi les étrennes !
Les boulevards encombrés de petites boutiques ont cependant, tous les ans, le don de me porter suites nerfs, .l’aime mon boulevard et je 1e veux libre
dans l’Etat libre. Impossible d’y circuler. On nous cogne, on nous pousse, on nous assourdit. Les crécelles grincent, les crieurs glapissent.
— Achetez tes Contes choisis, de Piron. (Qui, liberté entière, voilà ce que l’on offre aux collégiens qui passent.)
— La question nouvelle : Cherchez le nom de votre belle-mère !
Et, sur une carte à jouer, plusieurs noms apparaissent, tous insultants pour cette nombreuse caté
gorie de femmes qu’il est devenu assez vulgaire de ridiculiser. Les belles-mères ! Ce sont tes cibles de l esprit plus ou moins français. Au théâtre, quand une scène languit, on y glisse un mot contre les belles-mères, comme on pousserait une truffe dans
la chair d’une dinde, et la salle part d’un grand éclat de rire. Dans les chansons de cafés-concerts, l’iné
vitable couplet de, la belle-mère a le don de dérider tes plus moroses. Gomme c’est drôle! Dans tes drames, toutes tes mères sont sacrées, et dans les co
médies toutes les belles-mères sont ridicules. Les belles-mères sont pourtant des mères comme tes autres. L’autre jour, en distribuant tes prix de ver
tus, M. Maxime du Camp, en pleine Académie, a pris la défense des malheureuses belles-mères calomniées. Mais encore comment l’a-t-il prise?
« Je ne déteste pas tes belles-mères, a-t-il dit, je les trouve môme agréables; cela tient peut-être à ce que je suis célibataire! »
Je n’ai pas entendu la phrase qu’un ami me citait hier, mais elle prouve que les plus braves ne. se décident même à défendre tes belles-mères qu’à moitié. Louer une belle-mère constitue une façon de para
doxe et les promeneurs du boulevard éclatent de rire en achetant la question qui se moque aussi
agréablement de toute une partie du sexe faible.C’est d’ailleurs la seule originalité du jour de l’an actuel.
La bimbeloterie parisienne me semble avoir réédité tout simplement, pour 1886, tes jouets à l’ordre du jour de 1885. Bien d’inédit. L’invention des camelots est dans le marasme. Pas de Question du Tonkin, Dieu merci ! C’était bien assez de la Chambre. Point de Question du Congrès! On laissait ce problème à Versailles. Pas môme de Question ministérielle. Cela regardait les journaux. Non, en fait de personnages politiques, des pantins dorés et des pierrots tout en soie et. comme Congrès, un Congrès de petites lioutiques vendant 1e moins cher possible de ces futi
lités parisiennes qui sont comme des papillons
de nuit, brillent aux becs de gaz du Jour de l’An et se dissipent ensuite comme en fumée.
Et parmi ces boutiques, beaucoup d’imprimeries en plein vent,de boutiques de caries de visite à la minute — avec cette enseigne pleine de confiance: Toute commande doit être payée d’avance! On a cal
culé que ces fabricants de cartes à lu minute ont typographie, découpé, livré plus de trois millions de petits bouts de carton aux passants.
Et combien la poste en a colporté et transporté de ces cartes de visite et de ces compliments pour l’an nouveau ! Effusions et embrassades sous en i e- loppes. Baisers apportés parle facteur. Sincères? .Je
ne sais pas. Nombreux, voilà le fait. Un souhaiterait