chez Vitale la volonté de se faire aimer de Lucie et de l’épouser, la colère le saisissait, aveugle et cruelle. Il venait de vider son verre avec l acre mélange; il le jeta violemment par terre au lieu de le reposer. Le verre sauta en morceaux.—« Enfantillage ! » se dit sir John qui se sentit plus triste encore. Il venait de s’humilier lui-même, sen­sation particulièrement insupportable à un Anglais élevé, comme il l’avait été, dans le respect absolu de soi pour soi.Ce fut àcetinstantqu’onlui apportale billet de Bon- nivet, auquel il fit répondre tout desuite qu’il atten­drait à l’heure dite; et celle petite interruption détour­na le cours de ses pensées du côté du marquis. Il éprouvait pour cet homme une sympathie à causes complexes.Jeune encore, et durant son premierséjour à Paris, il avait eu l’honneur de faire adopter à Bonnivet une mode anglaise pour les chemises d’été: un col blanc et des manchettes blanches avec le corps d’une toile de couleur. Durant son actuel séjour à Florence, le marquis avait eu le tact de recevoir ses confidences, — oh ! des demi-confidences, — sans le blesser. Et puis Bonnivet lui semblait avoir une bonne influence sur Mme de Salverte. De cette influence- là, pourquoi sir John aurait-il été jaloux? Il se croyait bien sûr que jamais le marquis n’avait pensé à demander la main de Lucie. Elle le disait elle- même en riant : il sait si bien vieillir.... Pour sir John, le marquis n’était pas un prétendant possible, et c’était un allié probable. La pensée des services que cet ami pouvait lui rendre dans sa passion, atten­drissait sir John : — « Oui, murmura-t-il, je le char­gerai de lui dire qu’il faut choisir, et tout de suite. »Il marchait dans la chambre en parlant ainsi. Non, il ne pouvait pas supporter plus longtemps cette situation. Il aimait follement, et il était follement ja­loux. De toutes les passions c’était de celle-là, de la mortelle etsauvage jalousie,qu’il avait toujours le plus souffert. L’extrême pureté de sa première jeunesse, jointe aux excès auxquels il s’éta.it adonné, par genre, à Paris, avait fait de lui une sorte de barbare cor­rompu. Du barbare, de l’homme de race intacte et rude, il avait, avec la forte charpente, avec le gros appétit, avec la physiologie violente, une imagina­tion toute physique. Le sang lui portait au cerveau des visions d’une surprenante intensité. En même temps la triste expérience des femmes qui lui res­tait de sa vie galante le rendait soupçonneux, comme un animal une fois maltraité.— « Et si elle refuse de choisir, se demandait-il en continuant sa marche et son raisonnement... Si elle refuse? Alors c’est une coquette, je le lui dirai, je la fuirai pour toujours... J’irai rejoindre Arthur en Afrique...Il se mit aussitôt à penser à cet ami préféré. Lord Penrith, son compagnon de première enfance et de jeunesse : Celui-là était franchement un wo- men-hater, un haïsseur de femmes, comme on dit à Oxford, uniquement occupé de voyages et de chasses. Mais quels voyages et quelles chasses ! Penrith avait fait trois fois le tour du monde et maintenant il chassait sur une des côtes de l’Afrique. Dans les salles d’en bas d’une vieille abbaye qu’il habitait au bord d’un des lacs de Westmoreland, il avait toute une galerie de grosses pièces tirées par lui : do gigantesques oiseaux, des tigres, deux lions, plusieurs panthères. Sir John avait reçu de lui tout récemment une lettre d’invitation à le venir rejoin­dre. Il revit en souvenir la grosse figure hâlêe de son ami,les rudes journées,passées ensemble sur le yachl qui les avait menés tous deux en Islande. Qui donc lui eût dit en ce temps-là qu’il achèterait un palais à Florence, qu’il s’y installerait comme dans sa mai­son de Hanover-Square, à Londres, et tout cela pour les yeux bleus d’une de ces Françaises que lord Penrith méprisait plus encoreque les autres femmes? Une coquette, oui, une coquette, et qui se moquait de lui avec un fat dont on ne pouvait même pas dire qu’il fut un gentleman. Une coquette ! c’est bientôt dit, cependant. Et si elle est simplement une gaie et légère enfant? Quoiqu’elle eût été mariée, n’avait-elle pas de ces physionomies de jeune fille qui lui donnaient toujours à lui, Strabane,l’envie de l’appeler : mademoiselle? Une coquette? Non; tout au plus une étourdie, mais d’un charme si puissanIl revit ce délicieux sourire. Hélas! elle l’avait pour Vitale comme pour lui.A travers toutes ces volte-face d’une imagination souffrante, la soirée tombait, la nuit venait, la bou­teille de whisky se vidait. Mais l’alcool 11’avait pas raison des nerfs du malheureux jaloux. Avec un grand soupir il ouvrit la boite où se trouvait sa phar­macie de voyage. 11 choisit une fiole noire qui con­tenait du laudanum. C’était sa dernière ressourcedans ces soirées véritablement meurtrières; il sonna,demanda son valet de chambre, et à neul heures il dormait, comme assommé par le double empoisonne­ment auquel il se soumettait pour 110 plus subir l’assaut de la jalousie. C’était le moment môme où Bonnivet se levait de table chez la comtesse Ardènza, plus spirituel que jamais, tandis que le prince Vitale prenait place au fond d’une loge au théâtre, derrière la jolie madame de Salverte pour entendre un nou­veau docteur Faust dans 1e Meftstofele de Boïto,etque Gabriel Olivier lisait, accoudé sur un oreiller, des poèmes d’amour de Dante Rossetti.Les quatre hommes avaient Lucie dans leur cœur et pour chacun elle était une chose différente : pour Bonnivet, un objet d’intrigue, pour le prince Vitale un charme déplaisir, pour Gabriel un tendre rêve, pour sir John, hélas! un sombre Cauchemar.IVA huit heures, le domestique de Strabane eut de la peine à éveiller son maître de ce dur sommeil. Sir John en sortit,comme toujours,les nerfs plus mala­des, avec une lourdeur de tête que ne put dissiper l’eau froide dont il s’inondait chaque matin. Pour s’éveiller tout à fait, il but un large bol d’un café très fort et très noir qui augmenta encore son éner­vement. Il y avait des journées, où ce malaise était si intense qu’il songeait au suicide. Tout en montant à cheval et gagnant le lieu de rendez-vous fixé par son ami, les petits faits de la veille qui avaient dé­terminé sa crise de jalousie, lui revenaient aussi présents. Il eut de nouveau cette angoisse au cœur, intolérable, dont il avait tenté de se débarrasser avec l’opium. Seulement, auprès du marquis et lors­que leurs chevaux galopèrent le long de la grande allée des Cascines, il goûta un peu de répit, grâce à la hâte de la course et au coup de fouet du grand air.Il faisait une de ces claires matinées du premier printemps, qui sont réellemet divines à Florence. Comme une poussière verte saupoudrait toutes les branches des arbres. La ligne des collines à gauche courait sur un ciel d’un azuràla fois intense et léger, un rien de brise frissonnait dans l’atmosphère, et c’était le long de l’allée principale un défilé de cava­liers et de voitures sur lequel Bonnivet lançait une remarque puis une autre. Il était en veine de misan­thropie, et chacune de ses observations augmentait l’étrange malaise dont sir John était tour à tour re­pris et quitté. On eut dit que le marquis se faisait un jeu de faire revenir toutes les pensées de son com­pagnon sur ce fatal chemin de la défiance où il s’en­sanglantait si aisément le cœur.— « Bon, voici la comtesse Nina qui galope avec le prince André. Il parait que les actions de ce pauvre Tonio ont baissé... — Comme Emilia est jolie ce matin, à quarante ans passés et après tant de campa­gnes ! Comme votre cousin, lord Randolph Ramsey était amoureux d’elle. Il a été heureux et elle fidèle six semaines. Un long bail pour cette inconstante !...— Votre ami James vous salue. Il aura trouvé le moyen de ne pas réussir auprès de Nataeha... Vous pouvez lui dire qu’il est le seul... »Qu’étaient-ce que tous ces discours et autres sem­blables, sinon la menue monnaie des propos débités chaque soir dans tous les salons de Florence,— pro­pos dont les-uns étaient des médisances, les autres des calomnies ? Mais sir John se trouvait dans une humeur à sentir la vie avec amertume, et tout en poussant son cheval comme pour fuir son compa­gnon, il se sentait saisi d’un farouche désir de s’en aller au loin, oui, très au loin, pour n’avoir plus rien de commun avec cette société de mensonge, dont Lucie de Salverte faisait partie. Et puis comment savoir si quelques uns des promeneurs qu’ils croi­saient ainsi, n’échangeaient par sur lui et sur elle des phrases toutes semblables : — « Pauvre Stra­bane!... La petite Salverte se moque-t-elle assez de lui!...» Non, il ne serait pas le jouet d’une coquette, d’une de ces femmes au cœur altéré de perfidie, qui se réjouissent de décevoir un homme sincère, comme le joueur déchecs qui gagne une partie se réjouit d’un mat habilement donné.Il écoutait à peine le marquis, tout entier à sa mélancolie, lorsque celui-ci consultant sa montre, le fit pourtant s’arrêter en lui criant :— « Il faut retourner, mon cher, j’ai tout juste le temps fl’être exact à mon rendez-vous avec votre flirt... »Rien n’irritait davantage sir John que cette appel­lation légère donnée à celle dont il voulait faire sa femme.— «Mme de Salverte vous attend? demanda-t-il.— « Je ne vous ai pas conté sa nouvelle folie? fit Bonnivet naïvement.— «Non, répondit sir John avec un battement de cœur.— « Imaginez-vous qu’elle fait des armes chez Heurtebise et qu’elle commence aujourd’hui. Venez-y donc, cela nous amusera toujours une heure.— «Allons, «fit sir John en brusquant son cheval pour le faire tourner.Et trois quarts d’heure plus tard, ayant confié leurs bêtes, le marquis à l’homme du manège où la sienne était en pension, sir John au domestique dont il était suivi, les deux compagnons entraient dans la maison où Bonnivet avait fait une si courte et si souriante apparition la veille.La pièce du rez-de-cnaussëequi donnait sur la rue présentait l’aspect habituel des salles d’armes. Des fleurets étaient appendus le long du mur, chacun à son clou. Il y avait aussi là des gants, des savates, des masques et des plastrons. Deux planches lon­gues marquaient la place où les élèves prenaient leur leçon. Mais cette vaste pièce était toute vide. Elle se terminait par une porte vitrée du côté de la­quelle arrivaient des bruits d’appels de pieds, des froissements de fleurets, les mots : « engagez... dé­gagez... parez quarte... parez sixte... la pointe plus haute... fendez-vous... » Des éclats de rire s’entre­mêlaient à ce jargon d’escrime. Sir John Strabane reconnut le rire de Lucie et la voix du prince Vitale.La première porte, en s’entr’ouvrant, avait fait ré­sonner un timbre; la porte vitrée s’ouvrit comme en réponse, donnant passage à Michel Heurtebise lui- même, un grand diable d’homme tout en jambes, avec un visage osseux, que terminait une impériale tournée de côté, comme si elle fût allée à la parade.Il n’y avait dans cet étrange corps que juste ce qu’il fallait pour l’exercice de sa noble profession : de longues jambes pour mieux se fendre, de longs bras pour mieux filer un dégagé, et de torse presque rien, de quoi éviter le coup de bouton. C’était le marquis de Bonnivet qui le protégeait à Florence où l’ancien prévôt de régiment s’était installé, depuis l’évacuation de Rome par nos troupes.— «Madame la comtesse est là, » dit le maître d’ar­mes aussitôt qu’il eût salué ses visiteurs,« elle prend sa leçon dans la salle réservée avec monsieur le prince Vitale. Ah! elle ira bien, si elle travaille... Elle avait déjà pris leçon du vivant, de M. le comte à ce qu’elle m’a dit... elle 11’a rien désappris... Mais voyez... »Sir John et le marquis entraient en effet dans la seconde pièce, plus petite que l’autre, et ils s’arrê­tèrent quelques minutes à regarder un spectacle d’une grâce singulière. Lucie était là, vêtue d’une de ces robes en flanelle blanche, à large col, que les Anglaises adoptent pour jouer au tennis. Ses pieds fins ôtaient chaussés do minces souliers de cuir jaune, dont la couleur contrastait joliment avec ce que l’on voyait de la soie noire de ses bas. Son chapeau, sa voilette, son ombrelle à gros pommeau un cache-poussière en étoffe grise étaient posés sur une chaise. Quelques unes des mèches de ses beaux cheveux blonds étaient défaites et remuaient autour de son joli visage, qu’animait une expression de joie enfantine. Ses yeux brillaient, ses dents blanches luisaient entre ses lèvres rouges qui s’écartaient pour mieux prendre le souffle. Un peu de rose tein­tait ses joues, d’ordinaire trop pâles. La souplesse aisée de ses gestes, tandis que son bras droit allait et venait, armé du fleuret, laissait deviner, sous sa