toilette, un corps jeune et leste, d’une vigueur de muscles qu’on n’eût pas attendue de cette femme à la taille presque trop menue, aux poignets si frêles. En face d’elle, le prince Vitale, le visage masqué, le torse pris dans une veste à plastron de peau blan­che, bien assis sur ses jambes, la main gauche re­levée pour faire balancier, s’acquittait avec une adresse accomplie de ses fonctions de professeur improvisé.— « Bonjour, vous autres, fit Lucie en continuant de raccourcir et de tendre le bras pour parer et ri­poster, le temps de finir la reprise,et je suis à vous.»Les deux arrivants s’assirent et la leçon continua. Le marquis de Bonnivet donnait ît son visage cet air à la fois railleur et indulgent, avec lequel un frère aîné accueille les innocentes folies de sa sœur, tou­jours traitée en enfant gâtée.— «Brava! disait-il. Voyons, votre pied gauche ne tient pas assez à terre... Vous permettez ?... » Et il se levait pour assurer de sa main la petite bottine jaune sans talon. — « Le torse plus immobile, la tète plus droite... Vous permettez?... »Et respectueusement, de sa main, il inclinait un peu en arrière le front de la jeune femme. Ce n’était pas de ces familiarités que souffrait sir John, et ce­pendant sa crise de douleur était plus intense encore qu’à la minute où il avait vidé dans un petit verre les gouttes endormeuses de la noire drogue. Non, mais la fantaisie, cette fois, dépassait les bornes. Etait-ce l’action d’une lady de venir dans une salle d’armes croiser le fer avec un prétendant à sa main ? 11 regardait le prince, dont le corps bien d aplomb avait une grâce si mâle sous le costume d’escrime, et plus il constatait la beauté de ce fier garçon, plus il haïssait Lucie de sa nouvelle escapade.— Qu’en dites-vous? » fit la jeune femme, lorsque son partner eût lancé le traditionnel : En place, repos.» Je n’ai pas trop perdu, » ajouta-t-elle en glis­sant sous son bras gauche son fleuret à poignée nikelée, et tendant aux nouveaux venus sa main droite, dont la joliesse n’était plus visible sous le gros gant de peau àcrispin rouge. «Les fleurets sont excellents et si légers, dit-elle au marquis. — Est-ce que vous allez être des nôtres, sir John? Ce serait si amusant.!.. Mais vous autres, Anglais, vous méprisez le fencing. — C’est trop fin pour eux, ajouta-t-elle avec un sourire malicieux, en se tournant vers Vitale, il leur faut de violents et pénibles exercices d’athlète.— « Un coup droit, sir John, interrompit Bonnivet en riant.— « Je ne riposterai pas, fit l’Anglajs, je ne suis pas de force. — Me permettez-vous seulement de vous dire un mot, madame?— « Cent, si vous voulez.— « Mais un mot à part, pour la petite commission dont vous m’avez chargé.— « Que de mystère,répondit Lucie dontle sourcil venait de se contracter, allons. »Et elle passa dans la pièce voisine.— « Que signifie cette liberté? » fiL-elle aussitôt qu’elle fut seule avec Strabane, et à voix basse, mais on sentait la colère dans cet accent étouffé.— « Bien, madame, répliqua le jeune homme, sinor que je ne peux pas supporter de vous voir vous compromettre ainsi, et comme personne ne vous dira la vérité, il faut que vous l’écoutiez. Je vous en supplie, retournez à la villa tout de suite et que cette folle leçon d’armes soit la dernière... Voulez- vous être la faille de Florence ?Elle le regarda, partit d’un éclat de rire strident, et tout en lui jetant un « merci » elle rentra dans la seconde salle et dit au prince :— « Une autre reprise, voulez-vous? »Et sir John en s’en allant put entendre la voix de son rival qui faisait de nouveau :— « Engagez... une, deux... fendez-vous... bon... parez quarte...— « Ah! sans cœur,sans cœur, sans cœur ! «disait te malheureux homme en regagnant à pied son palais.« Il faut en finir ! »VMme de Salverle, une fois sir John parti, continua de faire des armes comme auparavant, peut-êtremême avec plus de vivacité, pendant quelque cinq minutes, puis brusquement elle jeta son fleuret.— « Voyez donc si ma voiture est là, » dit-elle au marquis.Et sur la réponse affirmative de ce dernier, elle regarda la petite montre qui pendait à sa ceinture de cuir, en forme de breloque :— « Onze heures passées. Je me sauve, » dit-elle. Et en un tour de main elle eut posé son chapeausur ses cheveux, noué sa voilette, enveloppé de son long manteau gris son excentrique toilette blanche. Ses cils un peu trop longs soulevaient sa voilette nouée un peu trop près.— « Adieu, messieurs, dit-elle avec un sourire énervé.— « Elle n’est pas contente, fit le prince Vitale quand elle fut remontée dans sa victoria.— « Querelle d amoureux entre sir John et elle, répondit Bonnivet.— « Bah! répliqua l’autre, il se trouvera bien quel­qu’un pour les raccommoder. »Et, ce disant, il regardait son interlocuteur de ses yeux noirs si fins : « Ah! monsieur le marquis, di­saient ces yeux, vous voudriez bien nous faire croire cela et nous rendre jaloux et savoir nos intentions. Vous ne saurez rien, sinon que nous nous moquons de votre petit manège et que nous le connaissons comme vous-même. »Et, tout haut :— « Tirez-vous, ce malin? »La victoria de Mme de Salverle courait mainte­nant le long des rues delavilleoùles barres d’ombre froide et de brûlant soleil alternaient sur le pavé clair. Elle passait devant les vieux palais dont les rudes blocs, les fenêtres grillées, les murs garnis d’énormes anneaux révélaient l’existence dangereuse d’autrefois. A la base de ces palais c’était comme une bordure de printemps mise par l’étalage des mar­chands de fleurs qui avaient déposé là par gerbes des œillets blancs, des tulipes rouges, des roses rouges et blanches et des narcisses pâles au cœur jaune. Le contraste de ces éclatantes couleurs et du ton noirâtre des pierres n’amusa pas une minute les yeux bleus de Lucie qui se fixaient ailleurs sous la ligne de leurs sourcils froncés. Un des traits enfan­tins de ce caractère était la préoccupation excessive de l’opinion d’autrui. Comme il arrive à beaucoup de personnes victimes de ce sentiment pusillanime, elle bravait et froissait volontiers cette opinion, puis elle souffrait des critiques ainsi provoquées. La va­nité naïve procède ainsi : elle se singularise pour être remarquée, et le blâme qui suit toute singularité lui est une blessure.— « De quel droit sir John se permet-il de méjuger, pensait-elle, et de me le dire ? Oui, de quel droit? Est-ce que j’ai fait quelque chose de mal, et, quand je l’aurais fait, est-ce qu’il est mon mari ou mon amant ?... » L’évidence de ce raisonnement ne prévalait pas contre une colère insupportable, celle de subir une dépréciation dans l’esprit du jeune Anglais. Une des places invisibles de son amour-propre s’était mise à saigner.— « Mais est-ce que je l aime? se demanda Lucie subitement, qu’une opinion de lui ait le pouvoir do me jeter dans un tel état? »Elle s’étudia tout de suite avec le mélange d’an­goisse et d’espérance qu’elle apportait à cette sorte d’examen. Elle le renouvelait souvent, et paralysait ainsi son cœur, sans même s’en douter, par l’effort des réflexions qu’elle faisait sur elle-même. Elle se regardait dans le fond de l’âme, et chaque fois elle constatait les insuffisances d’un sentiment qui, pour grandir, eût dû être comme tous les sen­timents, s’ignorer et se développer dans le mystère. Puis elle disait: Non, ce n’est pas cela, et elle recom mençait comme ce matin où dans sa voiture mainte nant lancée sur la route, parmi les haies de roses, elle se demandait : — « Voyons, est-cc que j’aimerais sir John? »Elle s’abandonnait au bercement des roues, les yeux fermés à demi pour mieux ramener sa pensée en dedans :— « Quel est le signe le plus certain de l’amour? se disait-elle. Que la présence de ce qu’on aime soit in­dispensable au bonheur... Mais la présence de sir John ne me manquait pas ce matin... Je faisais des armes avec Vitale, sans plus penser que l’autre existât.. Non, je ne l’aime pas. »Et tout de suite elle se posa la question, qui, dans la tête d’une femme, accompagne inévitablement cette sorte d’enquête :— « Et lui,m’aime-t-il? Comme ses yeux s’allument quand il me regarde? Mais, chez les hommes, le désir et la jalousie produisent des effets pareils à ceux de l’amour. »Involontairement, elle se souvint en pensant aux yeux de sir John, des yeux de son mari, lorsqu’il se préparait à lui faire une deces terribles scènes dont elle avait failli mourir. Elle eut un petit frisson de peur :— « C’est assez d’une fois. Je ne serai jamais lady Strabane », se dit-elle.Elle était arrivée devant la porte de sa villa. Elle descendit là pour marcher un peu avant de rentrer. Il était midi. Le vert jardin dormait sous le soleil qui faisait étinceler le marbre des statues et avivait la couleur de la façade peinte de la maison. Mme de Salverle s’engagea sous un massif qui conduisait à une allée de lilas. Ces arbustes n’étaient pas encore en pleine floraison, mais, ça et là, une grappe plus ouverte que les autres commençait de s’épanouir. Lucie cueillit quelques branches et les respira, tout en regardant l’azur profond du ciel. L’émotion désa­gréable que l’algarade tyrannique do sir John lui avait donnée, s’en allait, lui laissant seulement l’impression de ne pas s’être ennuyée ce matin-ci. Le parfum des fleurs était si doux qu’un attendrisse­ment s’empara d’elle qui changea la nuance de ses réflexions :— « Malgré tout, comme il est sincère ! » En disant ces mots, elle songeait à l’Anglais. — « Il m’aime vraiment... Viendra-t-il aujourd’hui s’excuser de sa folie? » Elle regarda sa montre, et, comme une pensionnaire, elle battit des mains. — « S il vient avant deux heures et demie, c’est un signe qu’il m’aime, et je serai très douce, s’il vient après, je serai très mauvaise...» Et, toute souriante de ce pacte enfantinement conclu avec sa propre coquetterie, elle rentra dans la villa où Gabriel et Mme Olivier l’attendaient pour le déjeuner.Le repas se passa, comme tous les autres, à gron­der Gabriel de ce qu’il ne mangeait pas, à rendre compte de ses équipées du matin, à plaisanter le pauvre cousin sur ses mines effarouchées quand il s’agissait de quelque excentricité un [eu trop forte, à questionner Mme Olivier sur les nouvelles données par les journaux français... Puis Gabriel sortit, la tante remonta dans sa chambre, où elle se teiiait, au coin de la fenêtre, des journées entières, à faire des ouvrages infiniment compliqués et dont elle prépa­rait la surprise à sa nièce, — mais une véritable sur­prise et qu’elle avait l’art do dissimuler jusqu’à la dernière heure.. Mme do Salvente, sous le prétexte d’écrire quelques unes de ses innombrables lettres en retard, se retira dans son petit salon où elle com­mença à fumer des cigarettes en regardant l’aiguille de la petite pendule do voyage à parois de cristal, posée entre un cendrier japonais, un roman fran­çais emprunté au cabinet de Yieusseux et les deux portraits d’elle qui lui déplaisaient le moins. Elle avait pris au sérieux son engagement du jardin et calculait la fuite du temps le plus gravement du monde : « deux heures ;— deux heures cinq;—deux heures dix... «Par une instinctive rouerie, elle avait revêtu, au lieu de sa toilette masculine du matin, une sorte de robe faite pour la chambre, toute .en dentelle blanche sur un fond bleu pâle,avec une cein­ture et des nœuds de la même couleur, qui décou­vrait son bras jusqu’au coude, et ce bras joli et ferme révélait la solide organisation physique de cet être d’apparence menue, si réellement robuste et ca­pable de se dominer... « deux heures dix-huit...deux heures vingt... » L’aiguille allait marquer la demie, lorsqu’un coup de sonnette retentit, et le domesti­que vint demander si madame voulait recevoir sir John Strabane. La jeune femme eut un petit sourire de triomphe en répondant : « Certainement », et un sourire de câlinerie lorsque Strabane entra, ayant lui-même sur le visage et dans les yeux cet air de résolution prise que même les moins coquettes