L’année 1886 a commencé un vendredi. Notez le fait, vous qui êtes superstitieux, nous verrons l’importance qu’il aura par la suite. « Ah ! mon Dieu, me disait la petite comtesse de G..., qui n’a inventé aucune poudre, même dentifrice, il n’aurait plus manqué que le premier jour de l’année fut un vendredi et un treize! » Je l’ai rassurée de mon mieux
et lui ai démontré que cette catastrophe n’était point probable.
Sans être prophète, on peut dire encore qu’en dépit du jour fatal quila commence,l’année 1886 aura 365 jours, finira à la Saint-Sylvestre et verra le Ca
rême succéder au mardi-gras et Pâques précéder la Pentecôte. Nous cueillerons vraisemblablement des primevères au printemps, des roses en juin, des fraises en été et du raisin en automne. Nous aurons trop chaud pendant la canicule et nous grelotte
rons encore avant la fin de l’hiver. L’humanité, qui volontiers aime à se plaindre, gémira contre les giboulées de mars et les migraines du soleil d’avril. Tout ira sinon pour le mieux du moins selon la cou
tume, dans le plus terrestre des inondes et ceux qui
se coucheront à minuit, le 31 décembre prochain, auront un an de plus. M. de La Palisse est, de tous
les chercheurs de vérités, celui qui a rencontré les vérités certaines.
L’année a commencé sans qu’il y eût un ministère à la tête des affaires publiques et les réceptions of
ficielles du premier de l’an ont été contremandées par le télégraphe. La terre n’en a pas tremblé. La terre tournerait du reste très convenablement sans réception officielle. Seul, le Président de la Répu
blique a vu défiler devant lui les délégations des
corps constitués. M. Grévy a reçu une infinité d’adresses et un total énorme de compliments à l’oc
casion de sa réélection. J’assistais au dépouillement du vote qui a redonné, pour sept ans, le fauteuil pré
sidentiel au successeur du maréchal de Mac-Mahon. 11 s’est trouvé des voix fantaisistes dans ce scrutin.
Deux ou trois membres du Congrès ont voté pour M. Pasteur, peut-être parce qu’ils espèrent qu’il guérira aussi, quelque jour, la rage politique, poli
tica rabies. Un autre a voté pour le duc d’Aumale. On a déchiré son bulletin comme inconstitutionnel.
Inconstitutionnels aussi ont été déclarés et, par conséquent annulés, deux bulletins où se trouvait inscrit le nom de Chauvin. Chauvin! qui, Chauvin? Pourquoi Chauvin? Ni les questeurs, niles huissiers, ni les scrutateurs, personne ne connaissait un can
didat de ce nom-là. Chauvin? Et qu’est cela, grand Dieu! Déchirez Chauvin, chassez Chauvin, annulez Chauvin, balayez Chauvin! On a fait tout cela. Quel
ques députés ont même beaucoup ri tandis qu’on
déclarait que ces deux bulletins nommant Chauvin Président de la République étaient parfaitement inconstitutionnels.
Moi,jel’avoue,je n’ai pas imité ces députés folâtres. Je n’ai point ri. Peut-être cela tient-il à ce que j’ai porté l’uniforme, mais j’ai un faible pour Chauvin, le chauvinismeetla chauvinadeet je n’ai pasété blessé qu’on commit ce paradoxede voter pource pauvre Chauvin,
bafoué tant de fois et aussi ridicule qu’on le peut être. Jean Chauvin, c’est don Quichotte en pantalon rouge. Jean Chauvin çà été la France naïve, gobeuse et héroïque d’autrefois — d’hier, parbleu! et peutêtre de demain. Déclarer que
Chauvin est inconstitutionnel, c’est implicitement décider que le dévouement est une niaiserie et le patriotisme une superfé
tation. Ah ! je sais fort bien que plus d’un est de cet avis! L’autre jour, à la campagne,j’entends un paysan appeler son camarade l’Idiot : Eh ! là-bas, Jean l’Idiot.
— Est-ce que ce pauvre garçon est faible d’esprit? demandai-je à celui qui hélait ainsi son compagnon.
— Lui? Oh! non, monsieur! mais nous l’appelons
comme ça depuis qu’il a pris volontairement du service, il y a quinze ans, pendant la guerre !
Jean l’Idiot parce qu’il a été (inconstitutionnellement) Jean Chauvin !
Ceci est à rapprocher de cette réponse que faisait, l’autre jour, le secrétaire d’un ministre à un brave garçon demandant un bout de ruban rouge pour un sauveteur très renommé de la côte bretonne.
— Oh! mais ce X... (le nom du sauveteur), on n’entend parler que de lui ! Tous les quatre matins il sauve un homme! C’est toujours la même chose! Et tout ça pour être décoré! Il y met une insistance! Trop de sauvetages, cela devient de l’indiscrétion!
Encore un être inconstitutionnel, le sauveteur, l’homme qui risque ses os pour ses semblables. Effaçons, effaçons son nom de la liste des décorés
et remplaçons-le par celui du monsieur qui ferait reluire le parquet de l’antichambre à force de le frotter de ses pas de solliciteur!
rxo-o. Mais vous savez la nouvelle qui court le boulevard? Depuis que Berthelier s’est avisé, dans la revue du théâtre des Nouveautés, de remettre la vieille chanson à la mode, on ne chante plus, dans les cabinets particuliers, que Madame Denis ou le Roy d’Yvetot. On s’est aperçu tout à coup que c’est très joli et toujours jeune, ces vieux refrains que ne
remplacent pas les balourdises des cafés-concerts et il deviendrait bécarre d’interpréter au piano du Bé
ranger que cela ne m’étonnerait pas. Tout cela parce qu’un bon chanteur aussi gai que la gaieté, comme Berthelier, se met à carillonner un vieil air d’autrefois devant une salle de première !
Digue, digue, digue Et dig, cling, dong Ah! que j’aime
A sonner un baptême !
Et depuis ce temps, il est de bon ton dans le monde jeune d’imiter Berthelier chantant le Sonneur, comme au cirque Molier, il est bien porté d’offrir aux dames des haltères à bras tendus.
Pendant ce temps, nos collégiens — ce monde plus jeune encore — à qui l’élection nouvelle de M. Grévy a valu un jour de congé, rentrent en imi
tant, non plus Berthelier, mais le cri de l’animal qui fournit le boudin. Je ne sais quel camelot (le nom est plus vieux que le siècle de Louis XIV) quel ca
melot parisien atrocement ingénieux a trouvé cette musique exaspérante qui a donné, pendant plus d’une semaine, au boulevard, les harmonies d’une porcherie emplie des cris désespérés de cochons qu’on égorge! Le misérable inventeur, trouble-fête de la tranquillité publique, n’a pas dit son nom,
mais il a rendu malades une infinité de névropathes, en multipliant ces petits morceaux de boyaux enduits de colophane qui, sortant d’un tambour minuscule, rendent un son criard et tendrement porcin :
— Demandez la scie du jour! L’invention de l’année!
Oui, la scie, l’horrible scie, la scie qui cause le grincement de dents et communique aux mains de nerveuses, d’élranges envies de gifler, en passant, les vendeurs de ces horribles instruments, doulou
reux comme des supplices chinois. Et cette scie, ce
cri du cochon, ce jouet ultra-naturaliste, acheté sur le boulevard et transporté au collège,vaudra d’amples pensums et des retenues multipliées aux écoliers enfermés dans l étude.
Pourvu qu’on ne les traite pas comme le capitaine d’artillerie Bazaine punissant un de ses hommes et le faisant attachera un cheval sans pifié. On connaît l’affaire : un cavalier ne peut se tenir en selle, il est malade. L’officier le fait sangler sur la monture. Le cheval part au galop, l’homme tombe, il a la tête fra
cassée — et voilà! C’est ce que les journaux, qui
n’aiment point l’ex-maréchal, ont appelé la Nouvelle affaire Bazaine. Le capitaine, neveu du soldat de Metz, a été mis en disponibilité et l’affaire n’en res
tera pas là. On en parle beaucoup dans l’armée et je suis très informé de ce qui s’y dit.
— La discipline ! avant tout, la discipline ! répondent quelques grosses moustaches qui n’entendent pas qu’on badine sous les armes.
Mais entre la discipline et la cruauté, il y a de la marge.
Un jour, au Parlement allemand, un député de
l’opposition se leva, demandant àadresser une question à M. de Moltke, alors ministre de la guerre. Il s’agissait d’un soldat mis au cachot et qui, pris de froid, était mort gelé dans sa prison. M. le ministre de la guerre consentait-il à répondre à l’interpellation du député?
Il y consentait si bien qu’il se leva, regarda le membre du Reichsrath qui lui parlait et dit tout simplement :
— Oui, messieurs, le fusilier un tel a été trouvé mort de froid dans sa prison. Mais il avait été mis
en prison pour avoir manqué à son devoir et enfreint la discipline. Reste à savoir s’il vaut mieux pour l’Al
lemagne et l’armée allemande qu’un soldat allemand
ait été trouvé mort dans une prison, ou qu’il soit dit qu’un fusilier allemand est indiscipliné dans un régiment allemand.
Et le Reichsrath acclame M. de Moltke.
Je sais nombre d’officiers, parmi nos camarades, qui raisonneraient comme le ministre prussien, mais nous ne sommes pas en Prusse — il est des juges, non plus à Berlin, mais à Paris et dans l’opinion française — et tout le monde ôtant soldat aujour
d’hui, il est intéressant pour tout le monde de savoir qu’on ne sera point martyrisé quand on sera astreint au service militaire. Que diable ! on peut se faire obéir sans passer pour un butor ! On doit même sa
voir se faire obéir sans froncer les sourcils et sans
jurer comme un charretier. J’ai toujours remarqué que les meilleurs conducteurs d’hommes, les géné
raux les plus heureux, étaient ceux qui, se montrant des gens braves, savaient rester aussi de braves gens.
Voyez Bugeaud, ce Bugeaud dont on chante encore la Casquette aux Folies-Dramatiques, dans une opérette, la Fauvette du Temple, et dont Berthelier taratatera quelque jour le refrain dans les Nouveau
tés de Paris : As-tu vu la casquette, la casquette ? Eh
bien, oui, il était et il est resté le Père Bugeaud, comme Catinat, autrefois, était le père la Pensée. Quand les soldats disent de leur chef : le père un tel — ce chef-là peut tout demander, tout exiger d’eux, ils le suivront au bout du monde. Ils lui obéiront
gaiement. Ils marcheront crânement sous le feu, et se rallieront allègrement à son bonnet de coton, s’il s’agit du casque à mèche du père Bugeaud, ou à son panache blanc, si leur capitaine est le Béarnais.
Mais ces chefs qui font attacher les hommes à la selle ou à la queue d’un cheval et ajoutent à l’auto
rité militaire une rudesse ou une cruauté coupable,
on pourra les craindre, on ne les suivra pas comme les autres lorsque sonnera la charge et qu’il faudra donner le coup de collier. « On prend plus de mou
ches avec une cuillerée de miel qu’avec un tonneau de vinaigre » disait précisément ce grand Henri IV.
Il faut traiter les soldats comme de grands enfants dont on doit se faire craindre mais surtout se faire aimer.
Ce drame de la mort d’un soldat, en province, et l’horrible mort de Mlle Sipière quasi brûlée vive par une lampe tombant sur sa robe de tulle et l’en
tourant aussitôt de flammes, voilà ce qui a fort ému la société parisienne durant ces premiers jours de Tannée. Il y a toujours un peu d’égoïsme dans la pitié qu’on témoigne aux m aux d’autrui. Les parents qui ont des fils sous les drapeaux se disaient :
« Pourvu qu’un officier maussade ou un caporal stupide ne me tue pas mon petit troupier ! » Et les mères, qui ont des filles, frissonnaient à la pensée de cette enfant enveloppée de feu, au milieu d’une fête, d’une sorte de bal rose, et succombant, le lendemain, brûlée ! Quoi de plus tragique, en effet?
Mme Sipière, parente de M. Chaix-d’Est-Arge, a un salon littéraire. C’est une femme distinguée et charmante, très bonne. Le coup qui la frappe a douloureusement retenti sur plus d’une affection sincère. Brûlée vive, une enfant de quatorze ans, c’est épou
vantable. Et que de dangers, sans qu’elle s’en doute,
brave une femme en toilette de bal. Une flammèche du foyer, un charbon détaché qui roule pendant qu’on donne, à ses cheveux, un dernier tour devant la glace ; la flamme d’une bougie, tout est péril et le bal a ses victimes, comme le duel. Elles sont mêmes plus nombreuses qu’on ne pense et n’arrêteront ni les coquetteries ni les imprudences.
COURRIER DE PARIS