UNE TOURNÉE DE REVISION DANS LES ALPES-MARITIMES
(Suite)
Les descriptions des paysages nous ont jusqu’à présent fait quelque peu négliger le personnel. A Saint-Jean-la- Riviçre, où nous revenons après avoir quitté Saint-Martin- Lanlosque, il faut quitter les voitures pour des mulets : les individualités se dessinant, c’est le moment de les passer en revue.
C est le préfet qui nous donne l’exemple en enfourchant un mulet magnifique, pourvu d’oreilles magistrales,
évidemment trié parmi tous les mulets de Saint-Jean-la- Rivière comme le plus digne de porter le premier magis
trat du département. La supériorité de sa monture sur celles qui nous étaient destinées ne fut pas le seul détail qui me frappa ; je remarquai que ce mulet était pourvu d’une excellente selle anglaise, garnie de fontes, formant hâvre-sac, de courroies pour le caoutchouc et de tous les perfectionnements de la sellerie moderne.
— Décidément, mon cher préfet, lui dis-je, il faut venir dans les Alpes pour voir des municipalités aussi galantes que celle de Saint-Jean.
— Oh ! me répondit-il en riant, ses prévenances n’ont pas été jusque-là. Je n’emmène point en tournée des tentes, une batterie de cuisine, des harnais de gueule comme un de mes anciens conseillers généraux, M. R...,
un satrape par vocation; en revanche, comme après l’avoir goûté, je ne tiens plus à subir le supplice de l’é- cartellement, j’emporte toujours ma selle.
Un regard jeté sur les montures qui nous attendaient, justifia la précaution du préfet et m’expliqua son sourire un peu narquois. Je remarquai que pour la confection des bâts dont elles étaient harnachées, on devait avoir pris mesure sur l’enfourchure d’un sac de grain plutôt que sur celle d’un homme; la perspective de rester
huché là-dessus pendant cinq ou six heures n’avait rien de réjouissant ; aussi, quand Riou m’engagea à choisir,
entre les deux bêtes qui nous étaient destinées, un mulet d’une superbe venue, et un autre qui n’était guère plus gros que son papa le baudet, ce fut sur le second que s’arrêtèrent mes préférences en dépit des observations de mon ami. Lorsque je fus installé sur mon bât, ce fut le tour des railleries : la perspective d’être le dernier à rire me les fît supporter de bonne grâce.
A la suite du préfet venait le commandant de recrutement, un vieil Africain aussi dédaigneux des fatigues de
nos ascensions que des balles arabes. Il en était à sa douzième tournée de révision; il les avait commencées à une époque où la moitié des routes n’existaient pas en
core, où les sentiers de mule étaient à peine tracés; tandis que nous gémissions sur nos bâts, le brave soldat, abrité par son parasol algérien, s’indignait des facilités avec lesquelles s’accomplissaitle trajet. Partout des allées de ardin; — on y passerait en calèche; — ça n’était plus ça et vraiment pas la peine de se déranger !
Cette opinion, Riou ne semblait nullement disposé à la partager; le malaise que lui causait le bât de son énorme mulet se traduisait par ses tentatives multipliées pour découvrir une position qui lui permît d’échapper au sup
plice de l’écartellement. Il adopta bientôt le mode do chevaucher du beau sexe, mais en sortant de la vallée du Ficaret, nous nous étions engagés sur un étroit lacet serpentant d’arète en arête, quelque chose comme un chemin tracé sur le coupant d’un couteau, et nous ménageant à droite comme à gauche la perspective du pré
cipice. Sans l’appoint de la fourche, l’équilibre n’était pas facile à conserver; ce diable de grand mulet de mon ami s’étant secoué, Riou vacilla et dut se retenir aux crins de la bête. J’avais eu plus peur que lui et j’en fris
sonnais encore en le suppliant de revenir à la position du cavalier masculin, si incommode qu’elle lui parût. J’aperçus heureusement, un peu plus loin, un paysan également monté qui allait nous croiser.
— Tenez, dis-je à Riou, voilà un professeur de « mulétation » qui nous arrive.
Effectivement cet homme, les cuisses allongées sur son bât, et les jambes rejetées de l’autre côté des arçons, flanqué de deux paniers à droite ot à gauche, nous li
vrait le secret de l’équitation muletière. Riou profita de la leçon, mais on ne devient pas écuyer du premier coup; il se plaignit de crampes et déplora plus que jamais de n’avoir pas suivi l’exemple.du colonel et de son lieutenant, marcheurs intrépides qui, dédaigneux des mon
tures alpestres, cheminaient à l’avant garde. Je le réconfortai de mon mieux en lui montrant les maisons blanches d’Utetle, notre objectif, au sommet de la montagne et en lui rappelant que petit chemin conduit au ciel.
Je ne croyais pas si bien dire. A l’entrée du bourg, nous nous trouvâmes en présence d’un petit régiment d’anges et de séraphins, représentés par les enfants, filles et garçons du village, vêtus de leurs beaux habits, por
Guillaumes est le but de la seconde tournée.
Nous suivons la jetée établie sur la rive gauche du Var et qui de l’embouchure du fleuve dans la Méditerranée
s’étend jusqu’à sa réunion avec la Vésubie. En sa qualité de torrent, le Var a si bien élargi cette embouchure, qu’en dehors de ses crues, elle est disproportionnée avec le volume de ses eaux. De nombreuses ailuvions de ga
lets et de vase émergent de son lit; des flots d’une eau cristalline courent à travers leurs méandres, ils sont ra
pides, pressés et surtout bruyants; comme les indigènes, le Var a le sourire tapageur. Elle est charmante, cette ver
doyante vallée, avec ses pentes couvertes de vignobles et d’oliviers, se détachant sur la teinte d’un roux grisâtre des sommets. Devant nous se dresse, comme un mur infranchissable, le système des montagnes dont le fleuve est sorti ; à mesure que nous avançons, la gorge dans laquelle gronde le torrent se resserre, les hauteurs se
rapprochent; presque toutes sont couronnées d’un village autour duquel on distingue des vestiges de fortifications, souvenirs lointains des temps disparus où ces rives étaient disputées avec acharnement.
Nous arrivons à Ciaudan où le Var reçoit la Vésubie et où se termine la jetée dont nous avons parlé. La route sur laquelle nous nous engageons a été taillée à vif dans le roc; pendant quinze à seize kilomètres elle suit le fleuve dans l’immense faille à travers laquelle il
s’est frayé un passage. Nous sommes littéralement au fond d’un gouffre; au lieu dit la Table ou l’Autel, le lit du Var atteint à peine une largeur de cinquante mètres; à droite se dresse un rocher à pic de 410 mètres de hau
teur, la muraille de gauche est plus élevée encore, mais son inclinaison nous permet d’apercevoir un coin du ciel bleu et jette un peu de jour dans cette ténébreuse déchi
rure; les tunnels se multiplient, on en a oreusé partout où il eut fallu construire le chemin en encorbellement.
drapé dans son manteau blanc sur lequel rayonne la croix rouge aux huitpointes. Malheureusement ce rétable curieux à plus d’un titre, aurait besoin non seulement d’une restauration intelligente, mais d’être défendu contre les mutilations imbéciles des touristes, collec
tionneurs de souvenirs. L’un deux a poussé la frénésie du bibelot jusqu’à enlever un assez large morceau de la dalmatique du grand-maitre. En constatant cet acte de vandalisme, le préfet, qui nous avait rejoint, est entré dans une sainte et archéologique colère, il a lavé la tête du sacristain d’une telle sorte que le brave homme ap
préciera peut-être mieux à l’avenir la valeur des trésors dont il a la garde.
Le Touët-de-Beuil où nous allons en quittant Villars est certainement une des curiosités les plus curieuses de ce curieux département. Figurez-vous un énorme rocher à pic, aux flancs duquel on a accroché un village qui d’en bas ressemble à la ruche de quelques gigantesques frélons. Un ruisseau descendant de ce rocher s’est frayé un sillon dans la montagne, puis, au milieu de sa chute, il s’est creusé une sorte de vasque naturelle, d’où il s’épanche en éeumant pour se réunir de nouveau à la base et s’en aller rejoindre le Var. On arrive à ce singulier vil
lage par un lacis d’escaliers et de rampes échelonnés pour la construction desquels on a mis toutes les saillies de
la roche à profit; le dernier aboutit à la rue, si l’on peut appeler rue le passage voûté dans lequel on s’engage et sur lequel s’ouvrent des trous noirs servant de portes aux diverses maisons.
Ces maisons, très hautes, sont enchevêtrées de telle sorte qu’elles ne forment qu’une masse, un bloc tortillé, tourmenté suivant la forme bizarre du rocher contre le
quel tantôt elles sont collées et dans lequel tantôt elles sont taillées; s’élevant les unes au-dessus des autres, de façon à ce que la première marche de l’une se trouve quelquefois au nivsau du toit de l’habitation voisine. Enfin, en suivant la voûte dans laquelle des trouées ménagées de loin en loin donnent un peu d’air et de lumière on arrive à la grande place, ainsi qualifiée parce qu’elle a une douzaine de mètres de large et sur laquelle se trouvent la mairie et l’église.
Celle-ci a été construite précisément au-dessus du ravin que s’est creusé le ruisseau et dont un pont relie les deux côtés. La cascade passe au-dessous même de la nef, et on en a tiré parti pour ménager au visiteur la plus étrange des surprises; en effet, le sacristain ayant levé une trappe de bois, fermant une ouverture pratiquée dans le dallage de l’édifice, il vous donne le spec
tacle de la cascade, s’engouffrant au-dessous de vous dans un gouffre qui n’a pas moins de 5 à (300 pieds de profondeur.
Ce petit village perdu sur un sommet des Alpes, s’il n’a pas le caractère merveilleux du Mont-Saint-Michel, n’en représente pas moins une manifestation vraiment étrange de l’effort humain; il nous réservait encore, à défaut de l’immensité des grèves; un spectacle d’autant
plus attrayant qu’il était le parfait contraste des gorges désolées que nous venions de traverser; en effet, de la petite terrasse faisant suite à l’église et que le crayon de Riou a si pittoresquement reproduite, une vue merveilleuse nous attendait.
Autour de nous l’immense rideau des montagnes se succédant, s’étageant tantôt en sommets arrondis, chauves et roux, tantôt dentelés en formes bizarres et opposant le noir d’encrc de leurs retraits aux arêtes lumineuses et dorées de leurs facettes et de leurs arêtes, puis der
rière les géants aux cimes neigeuses, sans ombres et sans lumières, la nature morne et désolée dans sa gran
deur. Immédiatement sous nos pieds, au contraire, nous la retrouvions, cette nature, vivifiée par l’industrie et le travail; au-dessous de nous s’étendait la vallée du Var, mais considérablement élargie, verdoyante et superbe de végétation. A la base du coteau du Touët-de-Beuil, s’é
tendait un riche vignoble; puis sur toutes les pentes les cimes arrondies des oliviers se succédant de terrasses en terrasses; çà et là des champs très soigneusement cultivés, contribuant par la fraîcheur de leur verdure au charme du paysage; et dans son milieu la ligne ar
gentée du toi’rent que le ruisseau qui mugissait sous nos pieds allait retrouver, serpentant au milieu de cet oasis alpestre.
Il fallut cependant s’arracher à la contemplation pour redescendre nos escaliers et tâcher d’arriver avant là nuit à Puget-Théniers. Cette sous-préfecture des Alpes- Maritimes est une petite ville noire, mal pavée, triste d’aspect, triste de fait, triste de fond, triste sur toutes ses faces. On prétend, dans l’administration, qu’elle est un lieu de correction où l’on expédie les sous-préfets par trop entachés de mondanité. Cependant, si le mondain se doublait d’un chasseur ou d’un artiste, je présume qu’il en prendrait son parti. On trouve des chamois dans les montagnes qui enserrent la ville, on arrive par elle aux vallées du haut Var et à ce double titre Puget-Théniers mérite quelque considération.
teurs d’énormes bouquets, et charmants avec leurs grands yeux noirs luisant sur leurs visages un peu bis
trés. On n’offrit point les clefs d’Utelie à M. le préfet, peut-être parce qu’il n’y avait pas de portes, mais une fillette d’une dizaine d’années, gentille à croquer sous son voile de communiante, lui débita un compliment fort bien tourné.
Ce n’était que la moindre des surprises que nous réservait Utelle. Dans ce nid d’aigle, à 1200 mètres d’alti
tude, nous trouvâmes une église qui avait les proportions d’une cathédrale, et d’une architecture remarquable. Dix colonnes en granit brun en soutiennent les voûtes, elle est décorée selon le goût italien, et pardessus tout elle renferme, derrière le maitre-autel, un des réfables les plus merveilleux que nous ayons jamais rencontré.
C’est une débauche-de bois sculpté à troubler le sommeil de tous les collectionneurs. Du sol à la voûte et sur toute la largeur de l’édifice, vous voyez se dresser un mur de bois de chêne, divisé en une série de comparti
ments, représentant la vie du Christ ; il se termine en haut par le dénouement du Golgotha, le crucifiement,
avec les saintes femmes agenouillées au pied de la croix.
On pourrait, en démontant le rétable d’Utelle, tapisser de bois sculpté toutes les murailles de l’hôtel Cluny. La sculpture, très finie, indique la main d’un artiste du xvie ou xvne siècle. On arriverait certainement à fixer la date de ce chef-d’œuvre par l’examen des costumes, si la poussière accumulée, si l’élévation à laquelle sont placées la plupart des scènes principales en permettait l’examen. Il est vraiment déplorable que ce magnifique specimen de l’art ancien, dont il n’existe peut-être pas d’équivalent, ne soit pas classé et que sa conservation soit abandonnée aux soins, autant que nous en avons pu juger, très sommaires de MM. les sacristains d’Utelle.
L’aimable M. Bonnefoy-Sibour qui sétait constitué notre cicerone, nous arracha difficilement à notre contemplation ; il nous conduisit à une seconde église, —
Utelle en a deux pour ses 1800 habitants, — appelée l’oratoire ou l’église des pénitents; comme Saint-Véran, celle-ci a des sculptures sur bois du plus beau travail, entre autres une descente de croix d’après Rubens qui est également un chef-d’œuvre.
Nous quittons Utelle ponr regagner Nice après avoir laissé les mulets à Duranus et c’est avec un soupir de jubilation que Riou s’installe sur les coussins du fiacre qui nous ramène.
Enfin la route s’élargit un peu, nous retrouvons le soleil et nous arrivons à Villars où nous attendait un excellent déjeuner et pour dessert une église curieuse par son antiquité et par un autre rétable moins colos
sal que celui d’Utelle, mais fort intéressant par ses peintures re résentant des chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, les fondateurs de l’édifice et renseignant sur les costumes et les usages de l’ordre célèbre. Le lias du rétable est divisé en six petits panneaux consacrés à des objets de sainteté; au-dessus de ceux-ci deux grands panneaux reproduisent l’image du Christ et celle d’un grand-maître dans son costlimc religieux et militaire,
(Suite)
Les descriptions des paysages nous ont jusqu’à présent fait quelque peu négliger le personnel. A Saint-Jean-la- Riviçre, où nous revenons après avoir quitté Saint-Martin- Lanlosque, il faut quitter les voitures pour des mulets : les individualités se dessinant, c’est le moment de les passer en revue.
C est le préfet qui nous donne l’exemple en enfourchant un mulet magnifique, pourvu d’oreilles magistrales,
évidemment trié parmi tous les mulets de Saint-Jean-la- Rivière comme le plus digne de porter le premier magis
trat du département. La supériorité de sa monture sur celles qui nous étaient destinées ne fut pas le seul détail qui me frappa ; je remarquai que ce mulet était pourvu d’une excellente selle anglaise, garnie de fontes, formant hâvre-sac, de courroies pour le caoutchouc et de tous les perfectionnements de la sellerie moderne.
— Décidément, mon cher préfet, lui dis-je, il faut venir dans les Alpes pour voir des municipalités aussi galantes que celle de Saint-Jean.
— Oh ! me répondit-il en riant, ses prévenances n’ont pas été jusque-là. Je n’emmène point en tournée des tentes, une batterie de cuisine, des harnais de gueule comme un de mes anciens conseillers généraux, M. R...,
un satrape par vocation; en revanche, comme après l’avoir goûté, je ne tiens plus à subir le supplice de l’é- cartellement, j’emporte toujours ma selle.
Un regard jeté sur les montures qui nous attendaient, justifia la précaution du préfet et m’expliqua son sourire un peu narquois. Je remarquai que pour la confection des bâts dont elles étaient harnachées, on devait avoir pris mesure sur l’enfourchure d’un sac de grain plutôt que sur celle d’un homme; la perspective de rester
huché là-dessus pendant cinq ou six heures n’avait rien de réjouissant ; aussi, quand Riou m’engagea à choisir,
entre les deux bêtes qui nous étaient destinées, un mulet d’une superbe venue, et un autre qui n’était guère plus gros que son papa le baudet, ce fut sur le second que s’arrêtèrent mes préférences en dépit des observations de mon ami. Lorsque je fus installé sur mon bât, ce fut le tour des railleries : la perspective d’être le dernier à rire me les fît supporter de bonne grâce.
A la suite du préfet venait le commandant de recrutement, un vieil Africain aussi dédaigneux des fatigues de
nos ascensions que des balles arabes. Il en était à sa douzième tournée de révision; il les avait commencées à une époque où la moitié des routes n’existaient pas en
core, où les sentiers de mule étaient à peine tracés; tandis que nous gémissions sur nos bâts, le brave soldat, abrité par son parasol algérien, s’indignait des facilités avec lesquelles s’accomplissaitle trajet. Partout des allées de ardin; — on y passerait en calèche; — ça n’était plus ça et vraiment pas la peine de se déranger !
Cette opinion, Riou ne semblait nullement disposé à la partager; le malaise que lui causait le bât de son énorme mulet se traduisait par ses tentatives multipliées pour découvrir une position qui lui permît d’échapper au sup
plice de l’écartellement. Il adopta bientôt le mode do chevaucher du beau sexe, mais en sortant de la vallée du Ficaret, nous nous étions engagés sur un étroit lacet serpentant d’arète en arête, quelque chose comme un chemin tracé sur le coupant d’un couteau, et nous ménageant à droite comme à gauche la perspective du pré
cipice. Sans l’appoint de la fourche, l’équilibre n’était pas facile à conserver; ce diable de grand mulet de mon ami s’étant secoué, Riou vacilla et dut se retenir aux crins de la bête. J’avais eu plus peur que lui et j’en fris
sonnais encore en le suppliant de revenir à la position du cavalier masculin, si incommode qu’elle lui parût. J’aperçus heureusement, un peu plus loin, un paysan également monté qui allait nous croiser.
— Tenez, dis-je à Riou, voilà un professeur de « mulétation » qui nous arrive.
Effectivement cet homme, les cuisses allongées sur son bât, et les jambes rejetées de l’autre côté des arçons, flanqué de deux paniers à droite ot à gauche, nous li
vrait le secret de l’équitation muletière. Riou profita de la leçon, mais on ne devient pas écuyer du premier coup; il se plaignit de crampes et déplora plus que jamais de n’avoir pas suivi l’exemple.du colonel et de son lieutenant, marcheurs intrépides qui, dédaigneux des mon
tures alpestres, cheminaient à l’avant garde. Je le réconfortai de mon mieux en lui montrant les maisons blanches d’Utetle, notre objectif, au sommet de la montagne et en lui rappelant que petit chemin conduit au ciel.
Je ne croyais pas si bien dire. A l’entrée du bourg, nous nous trouvâmes en présence d’un petit régiment d’anges et de séraphins, représentés par les enfants, filles et garçons du village, vêtus de leurs beaux habits, por
Guillaumes est le but de la seconde tournée.
Nous suivons la jetée établie sur la rive gauche du Var et qui de l’embouchure du fleuve dans la Méditerranée
s’étend jusqu’à sa réunion avec la Vésubie. En sa qualité de torrent, le Var a si bien élargi cette embouchure, qu’en dehors de ses crues, elle est disproportionnée avec le volume de ses eaux. De nombreuses ailuvions de ga
lets et de vase émergent de son lit; des flots d’une eau cristalline courent à travers leurs méandres, ils sont ra
pides, pressés et surtout bruyants; comme les indigènes, le Var a le sourire tapageur. Elle est charmante, cette ver
doyante vallée, avec ses pentes couvertes de vignobles et d’oliviers, se détachant sur la teinte d’un roux grisâtre des sommets. Devant nous se dresse, comme un mur infranchissable, le système des montagnes dont le fleuve est sorti ; à mesure que nous avançons, la gorge dans laquelle gronde le torrent se resserre, les hauteurs se
rapprochent; presque toutes sont couronnées d’un village autour duquel on distingue des vestiges de fortifications, souvenirs lointains des temps disparus où ces rives étaient disputées avec acharnement.
Nous arrivons à Ciaudan où le Var reçoit la Vésubie et où se termine la jetée dont nous avons parlé. La route sur laquelle nous nous engageons a été taillée à vif dans le roc; pendant quinze à seize kilomètres elle suit le fleuve dans l’immense faille à travers laquelle il
s’est frayé un passage. Nous sommes littéralement au fond d’un gouffre; au lieu dit la Table ou l’Autel, le lit du Var atteint à peine une largeur de cinquante mètres; à droite se dresse un rocher à pic de 410 mètres de hau
teur, la muraille de gauche est plus élevée encore, mais son inclinaison nous permet d’apercevoir un coin du ciel bleu et jette un peu de jour dans cette ténébreuse déchi
rure; les tunnels se multiplient, on en a oreusé partout où il eut fallu construire le chemin en encorbellement.
drapé dans son manteau blanc sur lequel rayonne la croix rouge aux huitpointes. Malheureusement ce rétable curieux à plus d’un titre, aurait besoin non seulement d’une restauration intelligente, mais d’être défendu contre les mutilations imbéciles des touristes, collec
tionneurs de souvenirs. L’un deux a poussé la frénésie du bibelot jusqu’à enlever un assez large morceau de la dalmatique du grand-maitre. En constatant cet acte de vandalisme, le préfet, qui nous avait rejoint, est entré dans une sainte et archéologique colère, il a lavé la tête du sacristain d’une telle sorte que le brave homme ap
préciera peut-être mieux à l’avenir la valeur des trésors dont il a la garde.
Le Touët-de-Beuil où nous allons en quittant Villars est certainement une des curiosités les plus curieuses de ce curieux département. Figurez-vous un énorme rocher à pic, aux flancs duquel on a accroché un village qui d’en bas ressemble à la ruche de quelques gigantesques frélons. Un ruisseau descendant de ce rocher s’est frayé un sillon dans la montagne, puis, au milieu de sa chute, il s’est creusé une sorte de vasque naturelle, d’où il s’épanche en éeumant pour se réunir de nouveau à la base et s’en aller rejoindre le Var. On arrive à ce singulier vil
lage par un lacis d’escaliers et de rampes échelonnés pour la construction desquels on a mis toutes les saillies de
la roche à profit; le dernier aboutit à la rue, si l’on peut appeler rue le passage voûté dans lequel on s’engage et sur lequel s’ouvrent des trous noirs servant de portes aux diverses maisons.
Ces maisons, très hautes, sont enchevêtrées de telle sorte qu’elles ne forment qu’une masse, un bloc tortillé, tourmenté suivant la forme bizarre du rocher contre le
quel tantôt elles sont collées et dans lequel tantôt elles sont taillées; s’élevant les unes au-dessus des autres, de façon à ce que la première marche de l’une se trouve quelquefois au nivsau du toit de l’habitation voisine. Enfin, en suivant la voûte dans laquelle des trouées ménagées de loin en loin donnent un peu d’air et de lumière on arrive à la grande place, ainsi qualifiée parce qu’elle a une douzaine de mètres de large et sur laquelle se trouvent la mairie et l’église.
Celle-ci a été construite précisément au-dessus du ravin que s’est creusé le ruisseau et dont un pont relie les deux côtés. La cascade passe au-dessous même de la nef, et on en a tiré parti pour ménager au visiteur la plus étrange des surprises; en effet, le sacristain ayant levé une trappe de bois, fermant une ouverture pratiquée dans le dallage de l’édifice, il vous donne le spec
tacle de la cascade, s’engouffrant au-dessous de vous dans un gouffre qui n’a pas moins de 5 à (300 pieds de profondeur.
Ce petit village perdu sur un sommet des Alpes, s’il n’a pas le caractère merveilleux du Mont-Saint-Michel, n’en représente pas moins une manifestation vraiment étrange de l’effort humain; il nous réservait encore, à défaut de l’immensité des grèves; un spectacle d’autant
plus attrayant qu’il était le parfait contraste des gorges désolées que nous venions de traverser; en effet, de la petite terrasse faisant suite à l’église et que le crayon de Riou a si pittoresquement reproduite, une vue merveilleuse nous attendait.
Autour de nous l’immense rideau des montagnes se succédant, s’étageant tantôt en sommets arrondis, chauves et roux, tantôt dentelés en formes bizarres et opposant le noir d’encrc de leurs retraits aux arêtes lumineuses et dorées de leurs facettes et de leurs arêtes, puis der
rière les géants aux cimes neigeuses, sans ombres et sans lumières, la nature morne et désolée dans sa gran
deur. Immédiatement sous nos pieds, au contraire, nous la retrouvions, cette nature, vivifiée par l’industrie et le travail; au-dessous de nous s’étendait la vallée du Var, mais considérablement élargie, verdoyante et superbe de végétation. A la base du coteau du Touët-de-Beuil, s’é
tendait un riche vignoble; puis sur toutes les pentes les cimes arrondies des oliviers se succédant de terrasses en terrasses; çà et là des champs très soigneusement cultivés, contribuant par la fraîcheur de leur verdure au charme du paysage; et dans son milieu la ligne ar
gentée du toi’rent que le ruisseau qui mugissait sous nos pieds allait retrouver, serpentant au milieu de cet oasis alpestre.
Il fallut cependant s’arracher à la contemplation pour redescendre nos escaliers et tâcher d’arriver avant là nuit à Puget-Théniers. Cette sous-préfecture des Alpes- Maritimes est une petite ville noire, mal pavée, triste d’aspect, triste de fait, triste de fond, triste sur toutes ses faces. On prétend, dans l’administration, qu’elle est un lieu de correction où l’on expédie les sous-préfets par trop entachés de mondanité. Cependant, si le mondain se doublait d’un chasseur ou d’un artiste, je présume qu’il en prendrait son parti. On trouve des chamois dans les montagnes qui enserrent la ville, on arrive par elle aux vallées du haut Var et à ce double titre Puget-Théniers mérite quelque considération.
teurs d’énormes bouquets, et charmants avec leurs grands yeux noirs luisant sur leurs visages un peu bis
trés. On n’offrit point les clefs d’Utelie à M. le préfet, peut-être parce qu’il n’y avait pas de portes, mais une fillette d’une dizaine d’années, gentille à croquer sous son voile de communiante, lui débita un compliment fort bien tourné.
Ce n’était que la moindre des surprises que nous réservait Utelle. Dans ce nid d’aigle, à 1200 mètres d’alti
tude, nous trouvâmes une église qui avait les proportions d’une cathédrale, et d’une architecture remarquable. Dix colonnes en granit brun en soutiennent les voûtes, elle est décorée selon le goût italien, et pardessus tout elle renferme, derrière le maitre-autel, un des réfables les plus merveilleux que nous ayons jamais rencontré.
C’est une débauche-de bois sculpté à troubler le sommeil de tous les collectionneurs. Du sol à la voûte et sur toute la largeur de l’édifice, vous voyez se dresser un mur de bois de chêne, divisé en une série de comparti
ments, représentant la vie du Christ ; il se termine en haut par le dénouement du Golgotha, le crucifiement,
avec les saintes femmes agenouillées au pied de la croix.
On pourrait, en démontant le rétable d’Utelle, tapisser de bois sculpté toutes les murailles de l’hôtel Cluny. La sculpture, très finie, indique la main d’un artiste du xvie ou xvne siècle. On arriverait certainement à fixer la date de ce chef-d’œuvre par l’examen des costumes, si la poussière accumulée, si l’élévation à laquelle sont placées la plupart des scènes principales en permettait l’examen. Il est vraiment déplorable que ce magnifique specimen de l’art ancien, dont il n’existe peut-être pas d’équivalent, ne soit pas classé et que sa conservation soit abandonnée aux soins, autant que nous en avons pu juger, très sommaires de MM. les sacristains d’Utelle.
L’aimable M. Bonnefoy-Sibour qui sétait constitué notre cicerone, nous arracha difficilement à notre contemplation ; il nous conduisit à une seconde église, —
Utelle en a deux pour ses 1800 habitants, — appelée l’oratoire ou l’église des pénitents; comme Saint-Véran, celle-ci a des sculptures sur bois du plus beau travail, entre autres une descente de croix d’après Rubens qui est également un chef-d’œuvre.
Nous quittons Utelle ponr regagner Nice après avoir laissé les mulets à Duranus et c’est avec un soupir de jubilation que Riou s’installe sur les coussins du fiacre qui nous ramène.
Enfin la route s’élargit un peu, nous retrouvons le soleil et nous arrivons à Villars où nous attendait un excellent déjeuner et pour dessert une église curieuse par son antiquité et par un autre rétable moins colos
sal que celui d’Utelle, mais fort intéressant par ses peintures re résentant des chevaliers de Saint-Jean de
Jérusalem, les fondateurs de l’édifice et renseignant sur les costumes et les usages de l’ordre célèbre. Le lias du rétable est divisé en six petits panneaux consacrés à des objets de sainteté; au-dessus de ceux-ci deux grands panneaux reproduisent l’image du Christ et celle d’un grand-maître dans son costlimc religieux et militaire,