Et tout haut :
— « Ah ! madame, comment me faire pardonner ma conduite? » — « Si je fais un pas en avant, songeait-il, elle sonne, et je suis perdu. »
— « Je ne vous la pardonnerai jamais, lui répondit-on.
La colère de Lucie était d’autant plus forte qu’elle avait ressenti un mouvement de véritable émotion à écouter les discours du prince. Mais à travers toutes ses inconséquences, elle était une très honnête femme, très pure, et surtout, comme beaucoup de femmes mariées dans des conditions douloureuses, elle avait une horreur de la brutalité de l’homme, une répugnance pour le délire auquel elle venait de voir Vitale en proie qui détruisaient du coup le charme dont elle s’était laissé envelopper depuis le départ de sir John.
Un coup de cloche vint interrompre un tête-à- tête du plus cruel silence. Lucie regarda le prince comme pour lui dire : Vous voyez à quelles surprises vous m’exposez... C’était la comtesse Ardenza qui
arrivait toute languissante à cause de la chaleur et qui commença son gentil papotage : — « Cencio m’a dit... Cencio m’a montré... Cencio par ci, Cencio par là... » — On voyait que son patito et son fils étaient ses seules préoccupations, et aussi que Cencio était réellement pour elle une espèce de factotum. Il y a dans les liaisons italiennes commeuncôté bourgeois
et pot-au-feu qui ne ressemble ni de près ni de loin à ce que nous entendons, de ce côté-ci des Alpes,
par amour et par intrigue. Mais bien loin d’être cho
quée par ces détails d’une intimité de cet ordre, T.ucie s’en trouva touchée.
— « Cencio l’aime, songeait-elle, il ne peut pas l’épouser et la traite comme sa femme. Et Vitale qui peut m’épouser me traite comme une fille. »
Son dégoût augmenta le lendemain quand Bonnivet lui révéla les pertes au jeu qu’avait éprouvées le prince.
— « Ah ! se dit-elle, ce n’était même pas de la passion, c’était du calcul ! Et je me suis brouillée avec sir John pour ce misérable!...»
VIII
— « Que penses-tu du marquis de Bonnivet? » disait, à quelques semaines de là, Lucie de Salverte s’adressant à son cousin, Gabriel Olivier.
Tous les deux se promenaient dans le jardin de la villa par une après-midi du commencement de l’été,
bleue et. déjà brûlante. De sir John Strabane aucune nouvelle. Vitale avait quitté Florence à la suite de sa cruelle déception, et Bonnivet, devenu l’hôte quoti
dien de la maison, ne cachait déjà plus son désir. A la question posée par Lucie, Gabriel sentit une angoisse lui serrer le cœur. Les passions absolument cachées
et silencieuses, comme celle qu’il éprouvait pour sa cousine, sont douées d’une étrange lucidité. Leur
méditative solitude est remplie par des réflexions
continues sur les moindres faits qui se rapportent à
l’être aimé ; ces réflexions se ramassent en un corps de raisonnement, et il en résulte des phénomènes de sagacité qui ressemblent à ceux de la double vue.
On dirait que celui qui aime a des sens particuliers pour observer et interpréter la vie de la personne qu’il aime. Gabriel était bien rarement présent aux visites que recevait Mme de Salverte, et cependant il avait assisté en pensée aux péripéties diverses qui,
durant ces derniers mois, avaient tour à tour éloigné, puis rapproché d’elle sir John Strabane et le prince Vitale. Aujourd’hui, et grâce à des indices de toutes sortes, il se rendait compte que le marquis s’imposait presque d’heure en heure davantage à la sympa
thie de Lucie. Cet habile homme avait enveloppé la jeune femme de si délicates prévenances,il avait eu un art si doux de la plaindre à l’occasion des vio
lences de l’Anglais et des perfidies du Napolitain, il avait su la convaincre de son culte avec une si rare entente des moindres effarouchements d’une âme souffrante, qu’elle commençait à concevoir un ma
riage avec lui comme la meilleure solution d’une
existence qui ne pouvait se prolonger. L’audacieuse tentative du prince, en lui montrant le danger des familiarités irraisonnées, l’avait guérie pour toujours de ce goût innocent du flirt, auquel s’était tant, com
plue sa fantaisie de jeune veuve, demeurée à demi jeune fille.
— « Hé bien, s’était-elle dit, Bonnivet. n’a plus trente ans, il n’en a même plus quarante, mais il est charmant. 11 sait la vie d’une façon supérieure et il
est bon. Il m’aimera un peu comme un père, mais du moins sans la brutalité que je hais tant. Je ne se
rai peut-être pas heureuse, .le serai contente... Etre aimée comme dans les livres, cela n’est qu’un rêve. Il faut redevenir pratique et raisonnable... »
Et, sous l’influence de ces idées, elle s’était abandonnée avec délices à l’intimité du marquis. Quoique aucune parole définitive n’eût été prononcée entre eux, l’un et l’autre sentaient vers quel but ils marchaient, et Bonnivet, au contact de cette femme si line et si pure, s’attendrissait autant que sa sèche nature de don Juan vieilli pouvait se permettre un
attendrissement. 11 se surprenait à être ému de la félicité qu’il prévoyait, pour les années de sa décadence. Lucie était aussi candide qu’elle était riche et jolie :
— « Ce sera, songeait-il, une fin digne de moi... » Sans que Gabriel eût aperçu toute la profondeur
de ce caractère, les nuances des relations de cet homme avec Lucie ne lui échappaient pas,et il souf frit plus encore de l’entendre répéter avec insistance :
— « Oui, que penses-tu du marquis?... Il me semble que tu ne l’aimes pas...
— « Qui vous fait croire?... » dit le jeune homme en rougissant.
11 s’était habitué aux ivresses et aux tourments de la passion silencieuse, et maintenant il souffrait
le martyre rien qu’à penser à une révélation possible de son sentiment. Avouer l’antipathie qu’il éprou
vait pour le marquis, n’était-ce pas en avouer la cause secrète?
Et il répondit :
— « Je ne connais pas assez M. de Bonnivet poulie juger, mais il me paraît un très charmant et très galant homme. »
Le joli visage de Lucie s’éclaira d’une lumière, comme il lui arrivait lorsqu’elle était joyeuse. Par un de ces gestes d’une grâce enfantine que son rôle de grande sœur aimait à prodiguer à son cousin, elle lui prit la main et la caressa.
— « Que tu me fais plaisir de parler ainsi, dit-elle, j’avais si peur... Alors, continua-t-elle en rougissant à son tour, tu ne serais pas trop malheureux s’il devenait ton cousin? »
Il la regarda et. lut dans ses yeux bleus toute l’importance qu’elle attachait à cette question.Depuis bien des jours — il n’aurait pu en dire le compte, pas
plus qu’il n’aurait pu dire quand il avait commencé de l’aimer,— oui, depuis bien des jours il était pré
paré à cette fatale minute où elle lui dirait : je me
marie. Mais il en est de ces préparations-là comme du courage des parents qui veillent sur l’agonie d’un poitrinaire.Ils le savent condamné,puis cette agonie les frappe en pleine espérance. Gabriel crut, à l’extrèmedouleur ressentie soudain,qu’il allait défaillir. Il prononça pourtant ces mots :
— « Hé quoi! notre douce vie va finir...
— « Non, non, jamais, fit Lucie comme avec emportement, tu continueras à demeurer avec moi, comme par le passé. Ah ! mon frère aimé, ajouta-t-elle en l’attirant et lui donnant un baiser sur le front, peux-tu croire que je te quitterais?... La première condition du contrat, si je me marie, sera que je garde avec moi mon cher Gabriel.
— « Tu le dis, répliqua le jeune homme, et puis ton mari dira autrement.
— « Mais, bête, c’est pour cela que je choisirai le marquis. Si tu savais comme il parle de toi avec délicatesse... »
Cette sympathie de Bonnivet blessa le jeune homme au cœur plus encore que tout le reste, car les bons procédés de ceux que nous haïssons, lors
qu’ils ne désarment pas notre haine, l’exaspèrent singulièrement. Il se détourna pour cacher l’altéra
tion que son visage devait subir et il cueillit deux roses qu’il tendit à Lucie sans la regarder. Celle-ci s’aperçut bien du trouble de son pauvre cousin, mais comment l’aurait-elle attribué à sa véritable cause? Comment aurait-elle cru que le jeune homme
d’aujourd’hui, l’enfant d’hier, grandi avec elle, l’aimait d’un sentiment autre que celui d’un frère pour sa sœur? Elle le savait d’une susceptibilité de cœur presque maladive. Elle se disait que leur existence intime, passée depuis des années tout entière entre Mme Olivier, son fils et elle, devrait forcément se modifier un peu par l’introduction d’un nouvel hôte, et elle se disait aussi que Gabriel voyait celle modification inévitable et qu’il en souffrait.
— « Allons, sois sage, dit-elle en l’embrassant de nouveau, sois sage. Et puis, dit-elle encore avec un sourire, rien n’est fait.
— « Non, rien n’est fait, et il faut que rien ne se fasse », répétait le jeune homme, resté seul après cet entretien.
Comme machinalement, il était rentré à la villa lorsqu’on était venu pourappeler Lucie qu’une visite réclamait. Puis, il était sorti et il marchait sur la grande route.
— « Oui, cela ne se fera pas, mais comment l’empêcher? Puis-je lui dire que je l’aime? Elle rirait. Elle
ne me croirait pas... Si elle me croyait, ce serait pire. Elle ne m’aime pas... Elle ne voudrait plus de ma présence... Mais comme je l’aime!... Comme je
l’aime!... Si seulement elle épousait quelqu’un qui fût digne d’elle, mais ce scélérat de Bonnivet!... »
Gabriel, halluciné par la plus frénétique des jalousies, apercevait en ce moment le marquis squs un jour affreux. Il en savait trop sur le passé de cet homme pour ne pas le mépriser, lui qui était demeuré presque pur, à travers les chutes de conscience que la curiosité inflige aux jeunes gens les
plus scrupuleux. La seule idée d’une existence toute en bonnes fortunes lui causait donc une espèce d’horreur. Il délestait de même l’esprit du mar
quis, tout en papotages mondains ou en épigrammes. Vingt raisons d’antipathie et de situation se réunissaient pour lui rendre insupportable la pensée du mariage de son ennemi avec sa cousine. Mais comment agir?
Toute cette après-midi, Gabriel erra, en proie à cette anxiété, dans les chemins qui avoisinent Fiévole.Il s’asseyait sous des oliviers dont la blanche verdure brillait au soleil, il traversait des allées de cyprès dont le noir feuillage s’harmonisait avec la couleur de sa pensée. Il passait devant des villas dans le jardin desquelles les statues de marbre étin
celaient sur l’intense azur. Les résolutions les plus folles succédaient en lui à des accès de larmes. Il finit par s’arrêter à un projet dont le caractère dé
raisonnable avait du moins cet avantage de ne pas offrir une impossibilité absolue.
— « Le marquis, se disait-il, est avant tout un homme du monde... Si je l’insulte gravement en
public, il faudra de toute nécessité qu’il se balle avec moi. Qu’il me blesse ou que je le blesse, le mariage est rendu bien difficile, car enfin Lucie m’aime trop et ne l’aime pas assez pour me sacrifier tout à fait... L’insulter gravement?... Il est indispensable que le vrai motif de mon antipathie ne soit pas deviné, par elle au moins... Bonnivet a bien toujours cet air d’impertinence, même avec moi, dont je puis prendre prétexte... »
En songeant ainsi, Gabriel se sentait troublé par cette horreur de Faction qui est commune à tous les solitaires et particulièrement aux amoureux chez qui la maladie habituelle de la sensibilité tarit pro
fondément les énergies. Une agonie le terrassait à l’idée de l’affront qu’il devrait asséner à son rival, devant des spectateurs. Ces accès de timidité abou
tissent, chez ceux qui les traversent, ou bien à une paralysie entière du vouloir ou bien à des fureurs de résolution effrenée. Ce fut le cas pour le cousin
de Lucie qui finit par se diriger du côté de Florence en proie à la fixe idée de rencontrer le marquis et d’en finir ce soir môme avec ses doutes :
— « Je le verrai et la circonstance m’inspirera. »
Il alla d’abord tout droit au Cercle. Ce fut avec un battement de cœur qu’il poussa la porte qui donnait entrée dans la salle de jeu, il venait d’entendre la voix de Bonnivet qui disait : — « le roi» —...Le mar
quis jouaità l’écarté avec un autre Français de passageà Florence comme M. Jacques Dorvaux, recom
mandé à Bonnivet comme M. Dorvaux, et comme lui tribulaire del’adroil joueur.Ginq autres personnes