Voila les inaugurations terminées. Chacun a fait son discours et pris posses
sion de sa place. Maintenant, toute la mécanique gouvernementale est remise à neuf. Un président de la République renouvelé d’hier, un ministère tout frais éclos, une Chambre sortant de sa coquille et qui n’a pas encore perdu son premier lustre. Si ça ne marche pas, maintenant, quand donc cela marchera-t-il?
Il faut, d’ailleurs, reconnaître qu’on est pour le moment fort calme. Cela n’empêche pas, évidem
ment, les mauvaises volontés qui se dissimulent,
mais enfin il y a progrès, puisqu’on ne les montre pas — ou fort peu. D’ailleurs, les discours officiels ont eu le succès qu’ils devaient avoir.
Un peu réservé, pourtant, le Message présidentiel! En félicitant la France de l’avoir réélu — disent les radicaux — M. Grévy ne s’est pas engagé beaucoup et sa politique semble avoir voulu, plus que jamais, demeurer stationnaire : la consigne est de ne pas bouger. Et, pour exprimer parlementairement celte critique, M. Floquet a fait, lui aussi, son petit discours d’inauguration dans lequel, reprenant « le bo
niment du père Grévy » — comme on dit dans le
sans-façon des couloirs — il y ajoutait un correctif passablement radical : « La tranquillité, oui ; mais la tranquillité dans la marche en avant ». En d’autres
termes, c’est comme s’il avait dit aux ministres : « La République sera radicale ou... vous ne serez pas ».
Et M. de Freycinet a parfaitement compris l’avertissement. Et prenant à son tour la parole, il s’est appliqué de son mieux à mettre dans un discours modéré des promesses radicales.
La mixture, d’ailleurs, fort habdement faite, était suffisamment édulcorée pour plaire à tout le monde; et s’il y avait pour chacun quelques gouttes d’amer
tume, chacuny trouvait, par contre, assez de lait et de miel pour faire passer la chose.
C’est ainsi que les opportunistes,froissés assez rudement par l’abandon, officiellement annoncé, de la politique coloniale, avaient pour se consoler toute une tirade sur « la nécessité de la conciliation » et sur « la prudence dans les réformes ». Et, pour faire plaisir à tous les groupes en même temps, M. de Freycinet, en tête de son discours, annonçait et promettait formellement l’épuration des fonctionnaires, c’est-à-dire la chose que tout député sans exception
a le plus à cœur, parce qu’elle contient à la fois et la vengeance contre ses ennemis et l’embrigadement des fonctionnaires au profit de ses intérêts électoraux.
Bref, le discours de M. de Freycinet, promettant beaucoup, ne pouvait manquer d’obtenir beaucoup de succès. Toutefois, les initiés qui lisent entre les lignes — et qui y trouvent pas mal de réticences — laissent entendre que promettre et tenir sont deux.
Et, d’autre part, les habiles déclarent que, même avec la meilleure foi du monde,il est difficile de tenir des promesses qu’on n’a ni la force, ni les moyens de réaliser. Mais, en matière de gouvernement, qui a terme ne doit rien et le crédit c’est la vie.
Maintenant, ce crédit sera-t-il long? Je ne sais. Les radicaux, pour le moment, paraissent disposés à l’indulgence. Rien que l’extrême gauche soit en train de se reformer à l’état de groupe — ce qui, nqturelment, amène la reconstitution de tous les autres groupes parlementaires — elle a pris une attitude plutôt amicale qu’hostile. A peine si deux ou trois « pêtardiers » — c’est le terme consacré — cherchent encore l’occasion do placer un coup de pis
tolet. M. Michelin, par exemple, qui demandait il y a deux jours « qu’on précisât les responsabilités dans l’affaire du Tonkin. » Cette formule considérablement adoucie de la « mise en accusation des ministres »
si bruyamment promise par M. Michelin, n’a pas obtenu assez de succès pour encourager beaucoup d’autres tentatives du même genre; il est probable que les « pélardiers » mettront une sourdine à leurs explosions.
Mais si le danger n’est pas là, cela ne veut pas dire qu’il ne soit nulle part. Les opportunistes sont loin
d’être contents et, sans vouloir se risquer à prendre eux-mêmes TotTensive, ils ne manqueront certaine
ment pas l’occasion, pour peu qu’elle se présente, de dauber sur M. de Freycinet.
Or, l’occasion va se présenter et très prochainement, à propos de l’aministie.
Vous savez que, malgré les circonstances exceptionnelles qui rendaient l’amnistie presque naturelle comme don de joyeux avènement de M. Grévy, et de M. de Freycinet et de la Chambre elle-même — le gouvernement n’a pas voulu la proposer. Il a préféré procéder par voie de grâces individuelles. Au fond, la chose n’avait pas grand intérêt. C’est tout au plus s’il oxislait une douzaine de condamnés politiques, pour la plupart absolument inconnus. Qu’on les gra
ciât ou qu’on les amnistiât, du moment où on les faisait sortir de prison, la différence n’était pas grande. De la grâce à l’amnistie il n’y a que la ques
tion des droits politiques. Or, les deux condamnés principaux — on ne peut même pas dire importants — Louise Michel et le prince Kropolkine, une femme, un étranger— n’ayant jamais eu de droits politiques, l’amnistie ne les leur aurait pas rendus.
C’est pour cette grosse question égale à zéro que le gouvernement a laissé sur son chemin cette pierre d’achoppement. On a dit, il est vrai, que « l’amnistie ôtait une question de principe ». Il paraît que l’am
nistie, même quand elle n’amnistie rien, fait peur au bourgeois. Voilà ce qu’on appelle la « politique de principe! »
Et alors il arrive ceci : c’est que M. Rochefort, trouvant l’occasion de se faire une réclame qui lui ramène un peu de sa popularité perdue, prend la balle au bond et propose l’amnistie.
Et, quoique l’amnistie, en fait, ne soit rien, qu’elle ne doive amnistier personne, qu elle soit un véri
table rien du tout dont le nom seul ait quelque chose de réel, ce « rien du tout » devient une affaire d’état parce qu’il a plu au gouvernement d’y mettre une question de principe.
Si c’était M. Rochefort tout seul, même accompagné de M. Michelin, qui fît la chose, cela n’aurait pas grande portée. Mais, d’une part, les députés radi
caux, qu’ils le veuillent ou non, sont forcés de voter l’amnistie, toute vide et toute imaginaire qu’elle est.
Pour eux, comme pour le gouvernement, il y a une « question de principe »; seulement cette question d’un principe est, ici, doublée d’une sanction. De même que le mot seul d’amnistie effarouche le bour
geois, ce môme mot électrise le démocrate; et un
député radical qui voterait contre l’amnistie serait perdu devant ses électeurs. Aussi les gauches radicales enrageront, mais elles seront forcées de voter.
Et c’est ici que triomphe la politique machiavélique des opportunistes dirigés par ce Machiavel rondelet qui s’appelle M. Ranc.
Si le gouvernement combat l’amnistie, les opportunistes la voteront avec les radicaux, de façon à mettre le gouvernement en minorité.
Et s’il l’accepte, les opportunistes voteront contre avec la droite, de façon à mettre en minorité le gouvernement.
Et voilà comment une question purement imaginaire, un mot absolument vide peuvent devenir une « question de principe » et mettre en péril les desti
nées d’un gouvernement et la tranquillité d’un grand pays.
La déclaration ministérielle. — Séance du 1(5 janvier. Comme le message, la déclaration a été lue -au Sénat par M. Demôle et à la Chambre par M. de Freyci
net. C’est l’exposé du programme du nouveau cabinet, programme qui se résume dans les points suivants :
Union de toutes les fractions de la majorité républicaine fondée sur de mutuelles concessions; — rétablis
sement de l’ordre et de la discipline dans l’administra
tion; interdiction de l’intervention du clergé dans les luttes politiques; — ajournement de la séparation de l’Eglise et de l’Etat, jusqu’à ce que « la libre discussion,
les débats solennels des Chambres, le rayonnement des idées aient préparé dans le pays les solutions conformes aux tendances de l’esprit moderne »; — rétablissement
de l’équilibre budgétaire sans impôts nouveaux et sans emprunt, par le seul fait des économies possibles; le budget de 1887 sera présenté en équilibre sans faire appel à des ressources anormales et le budget extraordi
naire sera supprimé; — répudiation des expéditions lointaines « qui sont pour le pays une source de sacri
fices, dont la compensation ne s’aperçoit pas toujours clairement »; néanmoins les possessions récemment acquises seront maintenues et l on s efforcera d’en tirer le meilleur parti possible, en limitant les sacrifices au strict nécessaire.
En dehors de ces points principaux, la déclaration mentionne comme rentrant dans le programme du gouvernement un certain nombre de lois et de mesures pra
tiques, ayant toutes pour objet le développement du travail et l’organisation militaire et administrative du pays.
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Chambre des députés. — Séance du 16 janvier : Après la lecture de la déclaration dont il est question ci-dessus,
la Chambre a entendu le développement d une question, transformée ensuite en interpellation, de M. Laur au mi
nistre des travaux publics sur l’assassinat du préfet de l’Eure et sur la nécessité de la transformation du maté
riel des chemins de fer. Après une réponse de M. Baïhaut, un ordre du jour de confiance a été adopté. Une question a été ensuite adressée au général Boulanger, minis
tre de la guerre, par M. Lejeune sur un accident qui serait survenu au cours des expériences d’artillerie, à Vincennes. Le général Boulanger a rectifié les erreurs qui avaient été mises en circulation à ce propos. Finale
ment, la Chambre a pris en considération un certain nombre de propositions de loi.
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Nominations. — Sont nommés :
Sous-secrétaircs d’Etat : Au ministère de la marine et des colonies, M. de la Porte, député ; — au ministère des finances, M. Paul Peytral, député.
Chefs du cabinet : du ministre de la justice, M. Duprey, docteur en droit; chef adjoint, M. Dubois, sous-chef du même cabinet ; — du ministre de l’agriculture, M. Poinearré, docteur en droit, licencié-ès-lettres ; chef-adjoint, AL Mersey, inspecteur-adjoint des forêts, déjà titulaire du poste; — du ministre des travaux publics, M. Babel, in
génieur de !re classe au corps des ponts et chaussées ; chef-adjoint, M. Iluguet, ingénieur civil ; — du ministre des postes et télégraphes, M. Violet.
Chef d’état-major général du ministre de la guerre : le général de brigade Savin de Larclause, chef d’état-major du 13e corps d’armée, en remplacement du général Galland, précédemment nommé et qui est maintenu dans le com
mandement de la 35e division d’infanterie (18° corps d’armée).
Commandant de la division d’occupation de Tunisie : le général de division Lebelin de Dionne, membre du comité consultatif de l’infanterie.
Directeur du service des torpilles à la marine : le contre-amiral Layrle.
Résident général à Hué; M. Paul Ilert, député.
Grand-officier de la Légion d’honneur, le général de division Paul Carrelet, inspecteur général permanent de cavalerie.
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Une direction des affaires coloniales et des protectorats est créée au ministère des affaires étrangères. Elle est confiée à Al. N isard et comprend deuxbureaux. Le premier (affaires d’Asie), a pour chef M. Bonnal; le second (affaires d’Afrique), AI. Jusserand.
A l’occasion de sa réélection et sur la proposition du ministre de la justice, M. le président de la République
a signé des décrets accordant grâce entière à tous les condamnés pour crimes etdélits politiques commis depuis 1870.
Madagascar. — Le gouvernement Malgache a ratifié le traité de paix conclu dernièrement entre la France et les Hova. Le ministre des affaires étrangères en a reçu la nouvelle. L’instrument de paix qui va arriver prochai
nement à Paris sera aussitôt soumis à l’approbation du Parlement.

Nécrologie.— Le général de brigade en retraite Jean- Gaudens-Bernard Tatareau, doyen des généraux français. Il était né en 1795.
M. Ganne, député des Deux Sèvres. Docteur en médecine, conseiller général et maire de Parthenay. Soixante et onze ans.
HISTOIRE DE LA SEMAINE
Le message présidentiel aux deux chambres. — Séance du 14 janvier. Le message de M. le président de la République a été lu au Sénat par M. Demôle, ministre de la justice et à la Chambre des députés par M. de Frey
cinet, président du conseil. Voici une courte analyse de ce document :
M. Grévy commence par remercier de sa réélection la France, qui « a voulu peut-être indiquer qu’elle est satis
faite de ses efforts pour exercer, comme elle l’entend, ses hautes fonctions », mais qui a voulu marquer surtout le prix qu’elle attache à la stabilité gouvernementale qu’elle ne peut trouver que dans la République, la monar
chie et l’empire s’étant écroulés deux fois, en un demisiècle, dans des révolutions qui ne manqueraient pas d’emporter une restauration nouvelle, si elle avait lieu.
Mais à côté de la stabilité dans le gouvernement de la République, il y a une autre stabilité nécessaire : la stabilité ministérielle. C’est au Parlement de s’en préoccu
per, en constituant une majorité gouvernementale, d’où
elle dépend. Et cette majorité est assurée si tous les amis de la République qu’il renferme concentrent leur action sur le terrain qui leur est commun, « assez large et assez fécond pour qu’ils en puissent tirer par leur union toutes les satisfactions à donner aux besoins et aux vœux du pays. »
AI. Grévy termine en disant que, depuis les derniers traités, la France est en paix avec toutes les nations, et en rendant hommage à la bravoure et aux qualités mili
taires dont ont fait preuve dans l’Extrême-Orient nos armées de terre et de mer.
Avant la lecture de ce message, le Sénat avait procédé à l’élection de son bureau et réélu M. Le Royer président, et la Chambre des députés avait complété le sien en réélisant questeur M. Martin Nadaud.