J’ai pris en note, sur mon carnet, la semaine du mondain. Chaque jour est fort agréablement rempli :
Lundi. — Quai Malaquais, chez la mar
quise de Blocnueville. Mardi. — La générale Callier.
Mercredi. — La belle Américaine, Mme W. Jeudi. — Mme de P...
Vendredi. — Mme Legoux, Mme Munkacsy. Samedi. — La vicomtesse de Janzé.
Dimanche. — La princesse Mathilde.
Chacun de ces salons a son caractère et son charme : on est académique, quai Malaquais, bibelotier chez Mme de Janzé, éclectique chez la Princesse.
Chez Mme de Blocqueville j’ai entendu la vicomtesse Vigier (Sophie Cruvelli), chez Mme Munkacsy j’ai admiré, dans un cadre somptueux, des peintures superbes. J’ai vu courir quelques épreuves à demi corrigées d’un nouveau livre chez la vicomtesse de Janzé. Et si j’étais un indiscret de profession, je donnerais volontiers ici la physionomie des divers salons parisiens où je vais parfois prendre une gor
gée de chocolat. Mais je ne sais pourquoi ces façons de soulever les rideaux qui donnent sur le monde me causent de véritables agacements. La vie privée
doit être murée et je voudrais qu’on se déshabituât
de donner des soirées pour les publicistes et les preneurs de notes.
Une femme spirituelle qui, non contente de prendre le timide pseudonyme de Violette, y ajoute celui de Claude Vento vient de publier sur les Grandes Dames d’aujourd’hui un livre où l’on nous montre nos mondaines comme le vieux Dumas nous montra les grands hommes : en robes de chambre. Elles sont toutes là, depuis Mme de Metlernich, « pétrie des tendances exquises du xviip siècle » et Mme de Pourtalès « l’élégance faite femme » et la baronne de Poilly « la Belle et la Bonne » jusqu’à Mme Standish, et la comtesse Potocka qui laisse errer dans son salon, nous dit Claude Vento, un knout au man
che d’argent ciselé. Et toutes ont, comme un bouquet offert, un adjectif laudatif à respirer. Mais en vérité, si j’étais femme, et femme jolie, comme dit Musset, ce que je demanderais en grâce aux chroniqueurs ce serait de me laisser paisible en mon salon et toutes ces révélations adorables me rendraient passablement furieuse.
Seulement je ne suis point femme et nos grandes dames ont toutes envoyé leurs portraits au graveur et môme en des costumes de théâtre. Moi, public, je ne m’en plains pas.
Où s’arrêtera la publicité? Voilà la question. Je lisais, l’autre matin, dans un journal, l’interrogatoire
navrant qu’un gazetier bien intentionné avait, la veille, fait subir à Mme Barrôme, à Evreux, et j’en avais des frissons de pitié pour la malheureuse :
— Croyez-vous, madame, demandait gentiment le nouvelliste à la veuve du préfet de l’Eure, croyezvous que votre mari eût une maîtresse?
C’est net. La femme en deuil subit ainsi, à brûleeorsage, l’interrogatoire de la curiosité publique. Elle répond que son mari n’avait pas de maîtresse. « Il partait le matin et revenait le soir. Je savais exactement chez qui il dînait. S’il avait eu une maî
tresse, il n’aurait pu lui donner que bien peu de temps, etc., etc... » Pauvre femme! Et le journaliste ajoute que l’interrogatoire l’énervait et la fatiguait.
Comment n’en eût-il pas été ainsi ? Mais c’est un supplice qu’a oublié d’abolir Louis XVI, ce supplice des questions extraordinaires, remplaçant celui de la question ordinaire.
Ah! que voulez-vous! le public tient à être renseigné. Et puis il faut bien éclairer la justice, dont le flambeau, parfois, est enfermé dans une lanterne sourde.
Eclairer la justice !... Est-ce bien la justice ou la badauderie publique ?
Bref ! l’héritier du trône de Portugal ne se plaindra pas qu’on ne lui ait point montré un mo
ment intéressant de l’année parisienne : de beaux crimes, une première représentation à la Comédie- Française, des chasses à Chantilly, les funérailles solennelles de Paul Bautlry et une réception à l’Académie. C’est un bon programme.
Le fils du roi de Portugal, le duc de Bragance, restera ainsi à Paris une quinzaine encore.
C’est un tout jeune homme, grand, élégant et blond. Il visite nos théâtres et nos académies. Il est, dit-on, fort aimable.


Plus dénudé que Job et plus fier que Bragance,


est un proverbe qui n’a plus cours. Ni fierté, ni morgue. La morgue espagnole ! comme disait l’opérette.
Il est vrai que le duc est Portugais, et que l’opérette ajoute :
Les Portugais
Sont toujours gais !
Il manque au duc du Bragance une grande exposition de tableaux pour qu’il voie un Paris complet,
comme dirait le Parisien de M. Gondinet. Mais les peintres sont capables de ne plus exposer et, sui
vant l’exemple donné par M. Meissonier, de délaisser leurs pinceaux pour les professions de foi. Candidat! M. Meissonier est candidat aux élections sénatoriales dans le département de Seine-et-Oise. Cet homme,
un des artistes les plus rares qu’ait produits et notre temps et tous les temps, se souvient seulement d’une chose : il a été maire de Poissy. Comme maire, il veut être sénateur. La tarentule politique piquerat-elle donc tout le monde ?
C’est un homme brave, M. Meissonier, et il le prouve en affrontant ainsi le suffrage universel. Il a porté l’uniforme. Je le vois encore serré, sanglé, dans son veston de chef d’escadron d’état-major de la garde nationale. Quand il conduisait un bataillon de marche
au secteur, il avait, à cheval, une allure martiale. Sa longue barbe grise se confondait avec ses aiguillettes.
Il n’eût pas rendu l’épée qu’il mettait au clair et le soleil pâle de l’hiver luisait sur ses bottes vernies.
— Si c’est toi qui les vernis, tes bottes, signe-les, elles vaudront leur pesant d or! lui disait un vieil ami, pour rire un brin.
M. Meissonier ne riait pas et prenait ses galons au sérieux. Jeunes officiers, nous admirions ce soldat improvisé et ce pékin qui nous donnait l exemple.
J’avoue que je regrette Meissonier à cheval et que je ne le vois pas bien faisant campagne auprès des électeurs sénatoriaux. Que de beaux croquis perdus!
— Tant de gens se font barbouilleurs de lois ! Continuez donc à peindre vos toiles ! Il n’y a qu’un Meissonier au monde et il y a... Au fait, combien y a-t-il de sénateurs ?
J’ai trouvé, hier, la bonne baronne de V... — une de ces vieilles femmes qui ont gardé sous leurs cheveux blancs le charme de la jeunesse (nous disons d’elle et de ses cheveux blancs : « C’est un printemps sur lequel il a neigé!»)—je l’ai trouvée, la chère baronne, fort émue, et devinez pourquoi!...
Parce qu’on venait de lui annoncer la mort de Bressant! Je vous demande un peu, Bressant! Un comé
dien oublié, perdu je ne sais où, là-bas, à Nemours, nous disent les journaux.
Qu’importait Bressant à la vénérable baronne de V...?
— Mon Dieu, mon cher enfant, me dit-elle, comme je lui laissais entrevoir ce point d’interrogation, vous ne pouvez pas savoir ce qu’un comédien qui s’en va emporte de souvenirs!
— Non, Baronne, non, mais je sais ce qu’une comédienne qui disparaît nous laisse de regrets!
— Vous êtes insupportable. Je ne vous dis pas de sottises, moi ; je vous répète que ce diable de Dres
sant, à qui je n’ai jamais de ma vie adressé la parole, notez bien, — ce charmant Bressant a été, pour les femmes de mon âge, l’idéal même de l’homme élé
gant. Oui, oui, vous êtes corrects, à présent. Lui était séduisant. Et quand je dis lui, je parle de tous les hommes de son âge. iis n’étaient pas Anglais, ils étaient distingués à la française. Le gentleman a tué chez nous le gentilhomme. Et Bressant (ici un soupir de la bonne baronne) Bressant étaitun gentilhomme.
Je suis certain que Mme de V... disait vrai. Mais que voulez-vous, parler d’une gloire de théâtre! J’ai peu applaudi Bressant. Je me rappelle seulement que, lorsque j’avais vingt ans, les coiffures à la Dressant élaient fort à la mode. Nous étions un groupe de jeunes gens qui entrions chez le perruquier et qui demandions une coiffure à la Bressant.
— Monsieur, me dit, un jour, un des garçons de Lespès, je dois avertir monsieur, que M. Bressant perd de ses cheveux, faut-il épiler monsieur pour lui faire une coiffure plus authentique?
Depuis, il paraît que le pauvre Bressant avait perdu non seulement de ses cheveux mais de sa force : on traînait, me dit-on, Richelieu dans une
petite voiture et celui qui avait élé le Lion amoureux n’était plus qu’un vieillard à barbe longue dont le cerveau seul survivait au corps horriblement paralysé et qui jouait le soir aux dominos pour se désennuyer.
Ah ! la chère et charmante baronne en cheveux blancs n’avait pas seule soupiré pour le beau Bres
sont! Bressant laisse en Russie toule une légende et il eût été capable de se présenter chez des altesses comme Baron, le beau Michel Baron (un homonyme du Baron des Variétés) chez les princesses du sang.
On raconte, là-bas, que Bressant fut expédié à la frontière parce qu’on le soupçonnait fort d’être dans les bonnes grâces d’une certaine grande dame.
Le voilà parti.
On engage à sa place Berton, qui fut aussi un séducteur, si j’en crois Mme de V...
Un mois après l’arrivée de Berton, Bressant était remplacé non seulement dans l’emploi des amoureux mais dans le cœur de la grande dame. La curieuse du pays des neiges voulait savoir comment le suc
cesseur de l’irrésistible jeune premier débilait son rôle dans l’intimité. Une comédie à faire, si je savais le moins du monde ce que c’est que le théâtre. Et un joli titre : La Doublure.
je n’ai rien dit de la représentation de l’Opéra. J’ai rencontré un cerlain nombre de gens qui en sortaient.
— Eh! bien, cher?
— Eh! bien, c’était très intéressant... très savant, très savant... Le théâtre antique! La musique antique! Ça a dû amuser les pions de l’École normale !
Ça les a amusés, en effet. Nous avons eu, nous, Parisiens, le ballet florianesque, les Jumeaux de Bergarne\ c’était plus gai, ce Florian-là, c’élait, du reste, du Florian à la portée des lorgnettes. Du Florian décolleté, du Florian fripon.


— Très parisien ! comme dirait Briehanteau !


Un personnage de comédie, — le Parisien — qui se pique de ne pouvoirvivre qu’à Paris, de mets pari
siens et de plaisirs parisiens. Ah ! çà, mais, il y a donc encore de ces Parisiens-là? Je croyais,moi,que ce qui distinguait le Parisien, c’est qu’il n’est jamais ou presque jamais à Paris : à Nice, l’hiver, à Dieppe, l’été, en province pendant l’automne. Le Parisien, le vrai Parisien tenir à son logis? Allons donc ! Un nomade, le Parisien ! Un oiseau de passage!
Le Parisien est l’ètre qui se vante de voyager le moins et qui déménage le plus.
Et puis,y a-t-il des Parisiens? Il y a des provinciaux qui ont conquis Paris, té! comme disent les méridio
naux, mais il n’y a pas de Parisiens absolus. Moi qui suis né place de la Bourse, en plein cœur de Paris, qui popote, parlotte et tripote, que de fois ne me suis-je pas entendu dire :
— Comment, vous êtes Parisien, vous? — Eh ! oui ! pourquoi pas?
— Je ne l’aurais point cru ! — Pour quelle raison?
— Je n’en sais rien; mais vous n’avez pas l’air parisien.
Il parait qu’il y a un air parisien. Je ne l’ai point, je ne m’en plains pas. Au surplus, l’uniforme roidit son homme et la façon dont on a porté le képi se retrouve dans la manière dont on tient son claque sous le bras. Quoi qu’il en soit, on dispute encore et on disputera longtemps sur cette expression mille fois imprimée : bien parisien. Une beauté bien parisienne. Une salle bien parisienne. Un style bien pari
sien. Tout justement, l’autre soir, dans le salon de sa mère, Mlle de T... D... me tend la plume en me poussant vers une chaise placée devant un album ouvert :
— Une pensée, cher monsieur! Une ligne! Un autographe !
Oh ! le supplice de l’Album ! C’est aussi une question, comme celle que l’on applique, au jour le jour, à Mme Barrême.
Pour me donner le temps de la réflexion, je le feuillette cet album, et j’y lis sur la même page ces deux autographes :
« Aimer, c’est préférer. Or, pour préférer il faut comparer. Donc l’infidélité est une des garanties de l’amour. — Emile de Girardin.
« Dieu a inventé le Parisien pour que les étrangers ne puissent rien comprendre au Français. — Alexandre Dumas fils. »
J’ai retenu les deux phrases. Et jamais on n’a mieux défini « le Parisien » que dans la dernière.
Vous me demandez peut-être ce que j’ai écrit, moi, sur l’album de Mlle de T... D...?
Je dois, ma parole, que j’ai fini par ne rien écrire
du tout ! RASTIGNAC.
COURRIER DE PARIS