La grande première, le great event, l’attraction supérieure cette fois, c’est une ré
ception académique. Les discours de M. Granetet de M. Clovis Hugues pâlissent devant ceux de M. Halévy et de M. Pailleron et l’on a beaucoup plus passé le pont des Arts que le pont de la Concorde.
Drôle de chose que la curiosité! A l’Académie, on m’a paru généralement mal placé. On y étouffe ou l’on y gèle. Il faut attendre une heure à son banc avant l ouverture de la séance. Et pourtant — ah! pourtant, il paraît que l’on se bouscule pour y entrer! Je me rappelle avoir élrenné mes épaulettes à la ré
ception d’un homme politique qui me tint pendant plus d’une heure sous la douche de son éloquence, là, tout près, car l’officier qui commande les hommes de garde (ils disent de corvée, eux) est placé ou était placé — ce doit être toujours ainsi — contre la tribune. Et ce souvenir m’est resté comme un des plus durs de ma vie. Le sommeil, l’odieux sommeil me montait aux yeux, aggravé par chaque période d’une harangue doctoralement débitée. Ah! il faisait un sort à toutes ses phrases, celui-là! Il tâchait d’ac
crocher un bravo à chacune d’elles ! Et son lent et morne débit alourdissait mes paupières et me faisait sur le crâne l’effet d’un casque de plomb. Eh ! bien en sortant j’entendais devant mes hommes le défilé des auditeurs et chacun d’eux (les auditeurs, pas les soldats) disaient : Charmant! — Ah ! charmant !
— Quelles délicates allusions! C’élait le temps des allusions.
— Le « César ambitieusement lettré qui commente le César victorieux » est-ce assez joli?
— Et cruel!
— Oh! cruel! — Et charmant!
Il m’a été donné, depuis, d’assister en redingote, cette fois, à une autre réception et j’y ai retrouvé l’impression ressentie sous l’habit militaire. Je n’ai pas eu de chance, il est vrai : je suis encore tombé sur (ou sous) un homme politique.
Il est tout naturel que la réception de JL Ludovic Halévy ait soulevé des désirs inouïs dans « le monde où l’on écoute » les discours académiques. Une première à sensation n’eût pas été plus demandée. Ainsi tout ce qui touche au théâtre met en éveil les curio
sités et sollicite les appétits de l inédit. M. Halévy reçu par M. Pailleron! Joute d’esprit. Rencontre de deux côtés de la scène sur un terrain qui ne va pas toujours sans fondrières. C’était plus piquant que
mes récipiendaires de la politique. On s’explique très bien l’empressement du public de choix à aller écouter ceux qu’il a si souvent applaudis et à se don
ner la satisfaction de voir de près comment leur sied l’habit à palmes vertes.
Et puis le duc de Bragance (les journaux l’avaient annoncé) devait rehausser de sa présence cette so
lennité déjà si importante et si parisienne. L’auteur de l’Abbé Constantin, l’auteur de l Age ingrat et l’hé
ritier d’un trône sous la même coupole c’est une réunion qui fera date et toute la fièvre de curiosité académique est par là facilement légitimée.
C’est égal, j’ai encore sur le crâne le seau d’eau glacée de M... J’allais le nommer. Paix à sa cendre! il est entré dans le repos et dans l’oubli!
Nous avons eu, bien loin du monde académique, depuis la mystérieuse affaire Barrême, un épisode assez violemment dramatique aussi : la grève de Decazeville et l’assassinat de M. Watrin.
Les journaux sang de bœuf ont trouvé un aimable euphémisme pour caractériser ce meurtre lâche; ils l’ont appelé un fait de guerre sociale. Fait deguerre, cela dit tout. On tue, on pille, on assomme. Fait de guerre. Une foule (c’est toujours épouvantable, une foule, quand ce n’est pas sublime) se précipite sur un homme seul et désarmé et le trépigne. Fait de guerre. Ce n’est pas plus malaisé que cela de débaptiser un forfait.
Je suis pau , re. Vous êtes riche. Je vous vole votre porte-monnaie. Fait de guerre sociale. Ce n’est pas un vol : c’est une réquisition. Fait de guerre. De môme 1 écrasement d’un sous-directeur à coups de sabots. Et c’est ainsi que le Cri du peuple a parlé des meurtriers innocents. Les deux mots sont gentils. Meurtriers innocents! C’est un comble. Comme qui
dirait canailles de philanthropes. Retenez ce « meurtriers innocents »; c’est un signe des temps.
Et imaginez qu’on ait laissé représenter le drame de Germinal, interdit il y a trois mois, l’infortuné M. Zola serait, accusé aujourd’hui d’avoir poussé à l’assassinat cordial, au meurtre aimable, à l’égorge
ment innocent de M. Watrin. Du reste, on a déjà dit que le roman était responsable de tout.
Je ne suis pas assez « de la partie » pour avoir là-dessus une opinion bien nette, mais il me semble pourtant que les livres ont bien leur influence, bonne ou mauvaise. Et s’ils n’en avaient pas, à quoi bon
les écrire? Pour vivre, je sais bien; mais on peut vivre en rabotant des planches et en ravaudant des bas. Donc, on fait des livres pour dire, peindre ou
prouver quelque chose. Germinal, selon son auteur, est un cri de pitié. Mais l’écho, il faut bien le recon
naître, en devient un cri de haine. C’est comme le Gaga, un roman qui, ditron, est poursuivi par le parquet quoique je l’aie acheté, hier, sans qu’un sergent de ville me mît la main au collet. L’auteur a peut-être voulu, en l’écrivant, faire une œuvre morale. Mais les collégiens qui le lisent dans leur pupitre y doivent trouver toute autre chose qu’un sermon. Soyons juste : les gens qui écrivent sont responsables de ce qu’ils écrivent. Une calomnie parlée a son danger. Comment une phrase imprimée n’en aurait-elle pas?
Je sais bien qu’on peut chercher noise à tout le monde, en fait de pensées. Mme la baronne de T..., grande collectionneuse d’autographes, a dans son album une lettre de l’auteur des F leurs du Mal qui, lorsqu’il fut poursuivi et condamné comme immoralité écrivait à son avocat :
Mais, vous savez, Lamartine est aussi immoral que moi, et on devrait poursuivre la Chute d’un Ange puisqu’on poursuit les Fleurs du Mal.
Du reste, voici la lettre que j’ai copiée au crayon. Vous permettez, baronne?
A M. Chaix-d’Est-Ange.
Je vous supplie, cher monsieur, de ne pas négliger les monstruosités de la Chute d’un Ange. Si vous voulez je chercherai avec vous les passages.
Décidément citez (avec dégoût et horreur) les bonnes ordures de Béranger : le bon Dieu, Margot, Jcannelon (ou Jeannette). Tout à vous,
Charles Baudelaire.
Baudelaire raisonnait là, du reste, et répondait comme ces gens qui répliquent à tout ce qu’on leur dit : — Fous en êtes un autre!
— Moi, ordurier? Eh bien et Béranger? Ce n’est pas un raisonnement.
Ce qui est un fait, c’est que les mineurs de Decazeville ont été féroces, les mouqucltcs de là-bas plus farouches encore que celles de Germinal et que M. Watrin, victime coupable, est mort à son poste en tenant tète aux meurtriers innocents.
Autres faits de guerre, mais de guerre intime. Il y a eu des duels, ces jours derniers, et le sang des journalistes a coulé, versé par un jeune gentilhomme qui nlentend pas, comme dirait un vaude
villiste, qu’on marche dans les plates-bandes de sa vie privée. Deux coups d’épée ont arrangé la chose. On n’en parle plus. On parle de la Patti.
Voilà la Patti qui débute à l Éden-Théâtre, comme une simple Zucchi ou une Cornalba du chant. Elle ne danse pas, la Patti, clic va vocaliser. L’Éden-Théâtre se transforme, pour la circonstance, en un Éden- Concert. C’est bien vasle, cet établissement géant, pour un petit rossignol comme celle qui fut Rosine. La Patti va emplir de sa voix sonore ce temple boud
dhique et bizarre où toutes les pirouettes italiennes ont, d Excelsior à Messalinia,fait tourner les têtes des habitués de l’orchestre. Ah! la charmante femme que cette Patti et, du moins, avec elle, la musique ne devient pas une question politique internatio
nale. Car c’est fatigant : les pianos menacent maintenant de brouiller les peuples entre eux. Ce n’était pas assez que les concerts nous assourdissent, ils troublent le grand concert européen lui-même. A Paris, nous avons la question Wagner. En Allemagne s’est posée la question Saint-Saëns.
H paraît, en effet, quo M. Camille Saint-Saéns donne des concerts à Berlin, où on le siffle, et en
voudrait donner à Kassel, où on lui interdit de jouer sa Danse macabre.
l avoue que je ne plains pus beaucoup M. Suinl- Sai -ns. Il est un excellent moyen pour un pianiste de u’ètrc point sifflé à Berlin, c’est de jouer du piano à Paris. M. de La Palisse eut trouvé tout seul ce moyen-là; mais M. de La Palisse n’était pas un im
bécile, et je me suis laissé conter qu’il était, le fer à la main, un patriote, comme dirait aujourd’hui M. Déroulède. L’aventure de M. Saint-Saëns n’est pas de celles qui doivent beaucoup attendrir. Je ne plaindrais pas un homme qui, en voulant cueillir des pommes, les recevrait sur la tète, toutes tombées du pommier.
— Oui, m’objectera-t-on, mais elles ne seraient pas cuites.
Le diable soit de ces polémiques de croque-notes ! C’est comme la politique dans l’armée. Voilà qu’on se met à demander aux régiments de cavalerie com
bien ils comptent d’officiers portant particule. Qu’importe ! si tous portent bien l’épaulette et la font respecter. Soldats de fortune ou gentilshommes, tous ne sont-ils pas égaux devant le péril et devant l’honneur ?
L’affaire est venue à propos de cavaliers en garnison à Tours. On s’est plaint, paraît-il, que MM. les officiers ne se montraient pas assidûment aux ré
ceptions des autorités civiles et semblaient bouder, tandis qu’ils se livraient passionnément aux rallyespapers dans les chasses et châteaux des environs. Mais, sans compter que les exercices hippiques sont du ressort naturel des cavaliers — pour parler en
core comme ce bon La Palisse — quel mal fait un officier qui caracole en forçant un cerf?
— Officiers de la Vie parisienne! disent les mécontents et les renfrognés.
Pas du tout. Mais il faut rendre cette justice aux jeunes gens des familles nobles de France qu’ils ont compris que l’armée ouvraitune carrière noble à leur activité. Ces jeunes gentilshommes ne sont plus, en 1886, ce qu’ils étaient au lendemain de 1830 où ils traînaient leur inactivité dans leurs propriétés, les châteaux ou même les cafés de province, plutôt que de servir l usurpateur, celui qu’ils appelaient Phi
lippe et dont leurs fils acclament aujourd’hui le petitfils en l’appelant le Roy. II y eut, après 1830, toute
une génération inutilisée pour nos régiments dont les officiers étaient composés alors de braves gens et de gens braves sans grande éducation. Des sabreurs. De ceux dont Noriac disait en son Ccnlunième régiment : « MM. les officiers du 101e vont au café...et y retournent. »
Cela a changé. Beaucoup de jeunes gens très instruits ont embrassé l’armée comme on embrasserait une femme. Ils l’ont épousée. Ils lui donnent leur existence. Ils servent galamment et vaillamment la patrie. Qu’ils portent des titres nobiliaires et des de, je vous demande ce que cela fait à l’ennemi qu’ils
peuvent trouver, quelque jour, à la pointe de leur sabre? Est-ce que les fusiliers poméraniens. au bas
du calvaire d’Illy, s’inquiétaient de savoir si Galliffet qui les chargeait s’appelait le marquis de Galliffet ou le citoyen Galliffet? Ils voyaient veniràeuxla trombe des chasseurs d’Afrique et se disaient : Diable!
Mauvais syslème que celui qui consiste à couper en deux un corps d’officiers : d’un côté, les rotu
riers; de l’autre, les gens à particule. Deux tranches
distinctes. Comme si devant le devoir, tous ces hommes n’étaient pas égaux ! Napoléon Ier disait de certains gentilshommes — de ceux qui préféraient ses régiments à ses antichambres :
— Ces gaillards-là se font casser la tête comme s’ils n’avaient pas soixante mille livres de renie!
Voilà comment un gouvernement doit raisonner. Ce soldat est-il un bon soldat ? Oui. Cela suffit. Vous n’allez pas exiger qu’un filleul du comte de Cham
bord appelle la République sa marraine. Mais s’il adore, en fils, laFrance, sa mère, allez-vousle mettre en pénitence sous ce prétexte qu’il est comte, vicomte ou baron? Prenez garde. Avant de donner un ordre à un général, vous en viendriez bientôt à lui dire :
— Pardon, avant d’ouvrir le feu ou de lancer vos petits chasseurs à pied, êtes-vous, oui ou non, de l’opinion du major Labordère?
Mais, ventre-saint-gris, je me surprends moimême à faire de la politique et je n’en ai ni la vo
lonté, ni le goût, ni le pouvoir. Au fait, non : dire que tous les officiers de notre armée sont les obéissants serviteurs du pays, ce n’est point parler politique, n’est-ce pas, camarades ? C’est parler français.
On causait de l’esprit, l’autre soir, chez la princesse.
— Ah ! il y a des gens d’esprit qui n’en ont guère, dit-elle. C’est ce qui fait que j’appelle X... un imbécile de beaucoup d’esprit.
C’est encore elle qui, à propos du successeur de Victor Hugo à l’Académie soupirait :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Ce sera toujours le môme fauteuil... mais ce ne sera plus le même... dos! Rastignac.
COURRIER DE PARIS
ception académique. Les discours de M. Granetet de M. Clovis Hugues pâlissent devant ceux de M. Halévy et de M. Pailleron et l’on a beaucoup plus passé le pont des Arts que le pont de la Concorde.
Drôle de chose que la curiosité! A l’Académie, on m’a paru généralement mal placé. On y étouffe ou l’on y gèle. Il faut attendre une heure à son banc avant l ouverture de la séance. Et pourtant — ah! pourtant, il paraît que l’on se bouscule pour y entrer! Je me rappelle avoir élrenné mes épaulettes à la ré
ception d’un homme politique qui me tint pendant plus d’une heure sous la douche de son éloquence, là, tout près, car l’officier qui commande les hommes de garde (ils disent de corvée, eux) est placé ou était placé — ce doit être toujours ainsi — contre la tribune. Et ce souvenir m’est resté comme un des plus durs de ma vie. Le sommeil, l’odieux sommeil me montait aux yeux, aggravé par chaque période d’une harangue doctoralement débitée. Ah! il faisait un sort à toutes ses phrases, celui-là! Il tâchait d’ac
crocher un bravo à chacune d’elles ! Et son lent et morne débit alourdissait mes paupières et me faisait sur le crâne l’effet d’un casque de plomb. Eh ! bien en sortant j’entendais devant mes hommes le défilé des auditeurs et chacun d’eux (les auditeurs, pas les soldats) disaient : Charmant! — Ah ! charmant !
— Quelles délicates allusions! C’élait le temps des allusions.
— Le « César ambitieusement lettré qui commente le César victorieux » est-ce assez joli?
— Et cruel!
— Oh! cruel! — Et charmant!
Il m’a été donné, depuis, d’assister en redingote, cette fois, à une autre réception et j’y ai retrouvé l’impression ressentie sous l’habit militaire. Je n’ai pas eu de chance, il est vrai : je suis encore tombé sur (ou sous) un homme politique.
Il est tout naturel que la réception de JL Ludovic Halévy ait soulevé des désirs inouïs dans « le monde où l’on écoute » les discours académiques. Une première à sensation n’eût pas été plus demandée. Ainsi tout ce qui touche au théâtre met en éveil les curio
sités et sollicite les appétits de l inédit. M. Halévy reçu par M. Pailleron! Joute d’esprit. Rencontre de deux côtés de la scène sur un terrain qui ne va pas toujours sans fondrières. C’était plus piquant que
mes récipiendaires de la politique. On s’explique très bien l’empressement du public de choix à aller écouter ceux qu’il a si souvent applaudis et à se don
ner la satisfaction de voir de près comment leur sied l’habit à palmes vertes.
Et puis le duc de Bragance (les journaux l’avaient annoncé) devait rehausser de sa présence cette so
lennité déjà si importante et si parisienne. L’auteur de l’Abbé Constantin, l’auteur de l Age ingrat et l’hé
ritier d’un trône sous la même coupole c’est une réunion qui fera date et toute la fièvre de curiosité académique est par là facilement légitimée.
C’est égal, j’ai encore sur le crâne le seau d’eau glacée de M... J’allais le nommer. Paix à sa cendre! il est entré dans le repos et dans l’oubli!
Nous avons eu, bien loin du monde académique, depuis la mystérieuse affaire Barrême, un épisode assez violemment dramatique aussi : la grève de Decazeville et l’assassinat de M. Watrin.
Les journaux sang de bœuf ont trouvé un aimable euphémisme pour caractériser ce meurtre lâche; ils l’ont appelé un fait de guerre sociale. Fait deguerre, cela dit tout. On tue, on pille, on assomme. Fait de guerre. Une foule (c’est toujours épouvantable, une foule, quand ce n’est pas sublime) se précipite sur un homme seul et désarmé et le trépigne. Fait de guerre. Ce n’est pas plus malaisé que cela de débaptiser un forfait.
Je suis pau , re. Vous êtes riche. Je vous vole votre porte-monnaie. Fait de guerre sociale. Ce n’est pas un vol : c’est une réquisition. Fait de guerre. De môme 1 écrasement d’un sous-directeur à coups de sabots. Et c’est ainsi que le Cri du peuple a parlé des meurtriers innocents. Les deux mots sont gentils. Meurtriers innocents! C’est un comble. Comme qui
dirait canailles de philanthropes. Retenez ce « meurtriers innocents »; c’est un signe des temps.
Et imaginez qu’on ait laissé représenter le drame de Germinal, interdit il y a trois mois, l’infortuné M. Zola serait, accusé aujourd’hui d’avoir poussé à l’assassinat cordial, au meurtre aimable, à l’égorge
ment innocent de M. Watrin. Du reste, on a déjà dit que le roman était responsable de tout.
Je ne suis pas assez « de la partie » pour avoir là-dessus une opinion bien nette, mais il me semble pourtant que les livres ont bien leur influence, bonne ou mauvaise. Et s’ils n’en avaient pas, à quoi bon
les écrire? Pour vivre, je sais bien; mais on peut vivre en rabotant des planches et en ravaudant des bas. Donc, on fait des livres pour dire, peindre ou
prouver quelque chose. Germinal, selon son auteur, est un cri de pitié. Mais l’écho, il faut bien le recon
naître, en devient un cri de haine. C’est comme le Gaga, un roman qui, ditron, est poursuivi par le parquet quoique je l’aie acheté, hier, sans qu’un sergent de ville me mît la main au collet. L’auteur a peut-être voulu, en l’écrivant, faire une œuvre morale. Mais les collégiens qui le lisent dans leur pupitre y doivent trouver toute autre chose qu’un sermon. Soyons juste : les gens qui écrivent sont responsables de ce qu’ils écrivent. Une calomnie parlée a son danger. Comment une phrase imprimée n’en aurait-elle pas?
Je sais bien qu’on peut chercher noise à tout le monde, en fait de pensées. Mme la baronne de T..., grande collectionneuse d’autographes, a dans son album une lettre de l’auteur des F leurs du Mal qui, lorsqu’il fut poursuivi et condamné comme immoralité écrivait à son avocat :
Mais, vous savez, Lamartine est aussi immoral que moi, et on devrait poursuivre la Chute d’un Ange puisqu’on poursuit les Fleurs du Mal.
Du reste, voici la lettre que j’ai copiée au crayon. Vous permettez, baronne?
A M. Chaix-d’Est-Ange.
Je vous supplie, cher monsieur, de ne pas négliger les monstruosités de la Chute d’un Ange. Si vous voulez je chercherai avec vous les passages.
Décidément citez (avec dégoût et horreur) les bonnes ordures de Béranger : le bon Dieu, Margot, Jcannelon (ou Jeannette). Tout à vous,
Charles Baudelaire.
Baudelaire raisonnait là, du reste, et répondait comme ces gens qui répliquent à tout ce qu’on leur dit : — Fous en êtes un autre!
— Moi, ordurier? Eh bien et Béranger? Ce n’est pas un raisonnement.
Ce qui est un fait, c’est que les mineurs de Decazeville ont été féroces, les mouqucltcs de là-bas plus farouches encore que celles de Germinal et que M. Watrin, victime coupable, est mort à son poste en tenant tète aux meurtriers innocents.
Autres faits de guerre, mais de guerre intime. Il y a eu des duels, ces jours derniers, et le sang des journalistes a coulé, versé par un jeune gentilhomme qui nlentend pas, comme dirait un vaude
villiste, qu’on marche dans les plates-bandes de sa vie privée. Deux coups d’épée ont arrangé la chose. On n’en parle plus. On parle de la Patti.
Voilà la Patti qui débute à l Éden-Théâtre, comme une simple Zucchi ou une Cornalba du chant. Elle ne danse pas, la Patti, clic va vocaliser. L’Éden-Théâtre se transforme, pour la circonstance, en un Éden- Concert. C’est bien vasle, cet établissement géant, pour un petit rossignol comme celle qui fut Rosine. La Patti va emplir de sa voix sonore ce temple boud
dhique et bizarre où toutes les pirouettes italiennes ont, d Excelsior à Messalinia,fait tourner les têtes des habitués de l’orchestre. Ah! la charmante femme que cette Patti et, du moins, avec elle, la musique ne devient pas une question politique internatio
nale. Car c’est fatigant : les pianos menacent maintenant de brouiller les peuples entre eux. Ce n’était pas assez que les concerts nous assourdissent, ils troublent le grand concert européen lui-même. A Paris, nous avons la question Wagner. En Allemagne s’est posée la question Saint-Saëns.
H paraît, en effet, quo M. Camille Saint-Saéns donne des concerts à Berlin, où on le siffle, et en
voudrait donner à Kassel, où on lui interdit de jouer sa Danse macabre.
l avoue que je ne plains pus beaucoup M. Suinl- Sai -ns. Il est un excellent moyen pour un pianiste de u’ètrc point sifflé à Berlin, c’est de jouer du piano à Paris. M. de La Palisse eut trouvé tout seul ce moyen-là; mais M. de La Palisse n’était pas un im
bécile, et je me suis laissé conter qu’il était, le fer à la main, un patriote, comme dirait aujourd’hui M. Déroulède. L’aventure de M. Saint-Saëns n’est pas de celles qui doivent beaucoup attendrir. Je ne plaindrais pas un homme qui, en voulant cueillir des pommes, les recevrait sur la tète, toutes tombées du pommier.
— Oui, m’objectera-t-on, mais elles ne seraient pas cuites.
Le diable soit de ces polémiques de croque-notes ! C’est comme la politique dans l’armée. Voilà qu’on se met à demander aux régiments de cavalerie com
bien ils comptent d’officiers portant particule. Qu’importe ! si tous portent bien l’épaulette et la font respecter. Soldats de fortune ou gentilshommes, tous ne sont-ils pas égaux devant le péril et devant l’honneur ?
L’affaire est venue à propos de cavaliers en garnison à Tours. On s’est plaint, paraît-il, que MM. les officiers ne se montraient pas assidûment aux ré
ceptions des autorités civiles et semblaient bouder, tandis qu’ils se livraient passionnément aux rallyespapers dans les chasses et châteaux des environs. Mais, sans compter que les exercices hippiques sont du ressort naturel des cavaliers — pour parler en
core comme ce bon La Palisse — quel mal fait un officier qui caracole en forçant un cerf?
— Officiers de la Vie parisienne! disent les mécontents et les renfrognés.
Pas du tout. Mais il faut rendre cette justice aux jeunes gens des familles nobles de France qu’ils ont compris que l’armée ouvraitune carrière noble à leur activité. Ces jeunes gentilshommes ne sont plus, en 1886, ce qu’ils étaient au lendemain de 1830 où ils traînaient leur inactivité dans leurs propriétés, les châteaux ou même les cafés de province, plutôt que de servir l usurpateur, celui qu’ils appelaient Phi
lippe et dont leurs fils acclament aujourd’hui le petitfils en l’appelant le Roy. II y eut, après 1830, toute
une génération inutilisée pour nos régiments dont les officiers étaient composés alors de braves gens et de gens braves sans grande éducation. Des sabreurs. De ceux dont Noriac disait en son Ccnlunième régiment : « MM. les officiers du 101e vont au café...et y retournent. »
Cela a changé. Beaucoup de jeunes gens très instruits ont embrassé l’armée comme on embrasserait une femme. Ils l’ont épousée. Ils lui donnent leur existence. Ils servent galamment et vaillamment la patrie. Qu’ils portent des titres nobiliaires et des de, je vous demande ce que cela fait à l’ennemi qu’ils
peuvent trouver, quelque jour, à la pointe de leur sabre? Est-ce que les fusiliers poméraniens. au bas
du calvaire d’Illy, s’inquiétaient de savoir si Galliffet qui les chargeait s’appelait le marquis de Galliffet ou le citoyen Galliffet? Ils voyaient veniràeuxla trombe des chasseurs d’Afrique et se disaient : Diable!
Mauvais syslème que celui qui consiste à couper en deux un corps d’officiers : d’un côté, les rotu
riers; de l’autre, les gens à particule. Deux tranches
distinctes. Comme si devant le devoir, tous ces hommes n’étaient pas égaux ! Napoléon Ier disait de certains gentilshommes — de ceux qui préféraient ses régiments à ses antichambres :
— Ces gaillards-là se font casser la tête comme s’ils n’avaient pas soixante mille livres de renie!
Voilà comment un gouvernement doit raisonner. Ce soldat est-il un bon soldat ? Oui. Cela suffit. Vous n’allez pas exiger qu’un filleul du comte de Cham
bord appelle la République sa marraine. Mais s’il adore, en fils, laFrance, sa mère, allez-vousle mettre en pénitence sous ce prétexte qu’il est comte, vicomte ou baron? Prenez garde. Avant de donner un ordre à un général, vous en viendriez bientôt à lui dire :
— Pardon, avant d’ouvrir le feu ou de lancer vos petits chasseurs à pied, êtes-vous, oui ou non, de l’opinion du major Labordère?
Mais, ventre-saint-gris, je me surprends moimême à faire de la politique et je n’en ai ni la vo
lonté, ni le goût, ni le pouvoir. Au fait, non : dire que tous les officiers de notre armée sont les obéissants serviteurs du pays, ce n’est point parler politique, n’est-ce pas, camarades ? C’est parler français.
On causait de l’esprit, l’autre soir, chez la princesse.
— Ah ! il y a des gens d’esprit qui n’en ont guère, dit-elle. C’est ce qui fait que j’appelle X... un imbécile de beaucoup d’esprit.
C’est encore elle qui, à propos du successeur de Victor Hugo à l’Académie soupirait :
— Qu’est-ce que vous voulez ? Ce sera toujours le môme fauteuil... mais ce ne sera plus le même... dos! Rastignac.
COURRIER DE PARIS