LES ÉCLABOUSSURES DE SANG ET L’EMPREINTE DE LA MAIN DE M. WATRIN
LE DRAME DE DECAZEVILLE
Decazeville 29 janvier 1889.
Mon cher directeur,
Je vous envoie les renseignements que vous m’avez demandés sur la grève de Decazeville — qu’il serait peutêtre plus juste d’appeler : l’émeute de Decazeville, — et sur le drame atroce et sauvage qui a coûté la vie au malheureux sous-directeur Watrin.
Je tiens tous ces détails de témoins oculaires de cette sanglante tragédie, gens d’honneur dont l’impartialité est au-dessus de tout soupçon. Mon récit est donc dp la plus rigoureuse exactitude.
Le mardi, 2li janvier, à six heures du matin, environ deux cents mineurs de la section des Poleyrcls se mettaient en grève. Les mines sont divisées en quatre sections : les Poleyrets, Combes, Bourran et Firmy.
Donc les mineurs des Poleyrets, en grève, se rendirent dans les trois autres sections que nous venons de nommer,
empêchèrent le travail et emmenèrent avec eux ceux do leurs camarades qui no surent pas résister à leurs suggestions.
Ils étaient alors environ quatre cents.
Ils parcoururent la ville, cherchant M. Watrin qui, pour des raisons dont il appartient à l’enquête d’apprécier la légitimité, s’était attiré l’aversion de la population des mines.
Ne le trouvant pas, ils revinrent du côté de l’usine et l’aperçurent enfin sur le plateau de la mine, comme il sortait des forges pour se rendre à son bureau. Il était alors trois heures.
La foule s’était considérablement augmentée pendant ces longues pérégrinations.
Les habitants, les badauds commençaient à se mêler aux grévistes, dont les femmes se faisaient remarquer par leurs allures agressives.
Déjà des cris menaçants avaient été poussés.
Dès que M. Watrin fut aperçu, on se précipita à sa rencontre, on l’entoura et on l’emmena à la mairie située place du Duc Decazes, en face de l’usine. En ce moment, deux ingé
nieurs de la Compagnie qui se trouvaient sur la place, MM. Yerzat et Chabaud aperçurent M. Watrin et, spontanément, vinrent se placer auprès de lui.
La foule devenait de plus en plus houleuse; réclamations; propositions, se succédaient, au milieud’un tumulte grandissant. Le maire proposa alors de nommer des délégués, ce qui tut accepté. Séance tenante, les mineurs en nommèrent dix, qui résumèrent les revendications de leurs camarades. M. Watrin leur déclara qu’il n’avait pas qualité pour pren
dre, de son autorité privée, des mesures de cette importance, et qu’il fallait nécessairement attendre l’arrivée du directeur.
Mais, d’ici là, les mineurs restaient en grève. Or, il faut
savoir que les puits et galeries des mines de Decazeville exigent une surveillance et un travail continus. A une certaine époque, le feu s’est déclaré dans une partie des gisements houillers, et, depuis ce temps, poursuit une œuvre de combustion dans les couches profondes, manifestant sa présence inin
terrompue par des nuages de fumée et, parfois, par de légères échappées de lueurs bleues comme des flammes de punch,qui se fraient un passage par toutes les fentes des rochers. C’est un spectacle absolument fantastique que ces collines avoisinant Decazeville, enveloppées des fumées blanches qui sortent de leurs flancs et parfois léchées par une langue de flamme.
Il faut donc garantir les galeries en exploitation de l’invasion du feu, et on les protège contre l’incendie par des barrages qui les bouchent hermétiquement. Ces barrages sont formés de planches épaisses
que l’on recouvre d’une couche considérable de glaise. Mais la chaleur arrive à faire fendre la glaise et l’on doit être là pour immédiatement reboucher
les fentes, car une ouverture donnerait un tirage de cheminée et attirerait l’incendie.
Le résultat d’une grève, qui supprime ce travail d’une importance vitale, est donc de mettre en péril toute la mine, exposée à être dévorée par le feu.
M. Laur, ingénieur des mines de l’Etat, intervint alors et exhorta les délégués à s entendre avec l’ad
ministration pour organiser tout au moins un service
de surveillance des barrages, en attendant la reprise
du travail. Cette proposition fut acceptée et quatre des délégués, chargés de désigner les ouvriers aux
quels serait confiée cette surveillance, partirent de la mairie avec M.Watrin pour se rendre aussitôt aux mines.
Il était alors environ quatre heures et demie. La foule suivait. Ce n’était probablement pas pour une conciliation qu’elle s’était dérangée et Ja visite aux mines ne lui donnait pas satis
faction. La bête féroce était lâchée, il lui fallait quelque chose à déchirer! Elle devenait résolu
ment hostile, et les menaces s’accentuaient de
telle sorte que M. Cayrade, le maire, comme on passait devant le bâtiment des bureaux de ia direction, y fit entrer M. Watrin toujours accom. pagné de MM. Verzat et Chabaud. M. Cayrade resta sur le pas de la porte dont il défendit l’entrée.
L’ingénieur en chef essaya de haranguer la foule; voyant qu’il n’avait plus d’action sur elle, il monta
prévenir M. Watrin de la gravité de la situation et s’éloigna.
I.E BUREAU CENTRAL DE LA DIRECTION
MAISON OU A EU LIEU L’ASSASSINAT DE M WATRIN
L’EMBARRE AVEC LAQUELLE A ÉTÉ FRAPPÉE LA VICTIME
Dessins d’après nature de M. Clair-Guyot, envoyé spécial de l llluslrafion.