Pour l intelligence des épisodes de l’ignoble chasse à l’homme que je vais vous raconter, veuillez, mon cher direc
teur, prier vos lecteurs d’en suivre le récit sur le plan cijoint.
MM. Watrin, Verzat et Chabaud étaient donc montés et s’étaient réfugiés dans le bureau (A). S’apercevant alors que la porte de cette chambre ne fermait pas à clef et que, par conséquent, ils ne pouvaient yarrèter l’invasion de la foule, ils se retirèrent dans la pièce à côté (D) qu’ils fermèrent, M. Cha
baud s’arc-boutant contre la porte pour la défendre, MM. Watrin et Verzat se tenant près de la cheminée.
Sur ces entrefaites, quelques individus dressèrent une échelle contre la fenêtre de la chambre F, et, en un instant, le couloir fut envahi.
Les émeutiers se ruèrent d’abord sur la porte de la chambre E, où ils croyaient trouver M. Watrin, et l’enfoncèrent ; ne
rencontrant pas la proie poursuivie, ils se précipitèrent dans le bureau A sans plus de succès, et enfin assiégèrent la chambre I), brisant à coups de sabots le bas de la porte.
M. Watrin ordonna alors à M. Chabaud d’ouvrir et il s’avança au-devant des assaillants.
En ce moment, un mineur, nommé Lescure, lui asséna
LE DRAME DE DE CAZEVILLE.
PLAN DES BUREAUX DE LA DIRECTION
A. Bureau dans lequel s étaient d abord refugies MM. Watrin, Verzat et Cbalaud. — P. Fenêtre par laquelle a été jeté M. Watrin. — C. Fenêtre par où pénétrèrent les assaillants, à leur seconde attaque. — D. Pièce où se barricadèrent M.VI. Watrin, Verzat et Chabaud en quittant le bureau A. — E. Pièce où entrèrent d’abord les assassins, croyant y trouver M. Watrin.—
F. Fenêtre par laquelle s’introduisirent d’abord les a sassins au moyen d’une échelle.— G. Issue par liquelle se sont échappés MM. Verzat et Chabaud — IL Place occupée par M.l Watrin après sa blessure lors de la seconde attaque de la foule.
Dessins d’après nature de M. Clair-Guyot, envoyé spécial de l’Illustration.
sur la partie gauche du front un formidable coup d’embarre (1). Le malheureux ingénieur poussa un sourd gémissement et, chancelant, vint s’affaisser contre un casier placé à sa gauche, appuyant sur son horrible blessure sa main que le sang inondait.
Lescure brandit de nouveau son embarre et l’abattit sur M. Chabaud sans le blesser grièvement ; puis, il la lança à tour de bras contre M. Verzat qui traversait la pièce pour venir au secours de M. Watrin.
On lança encore sur ce dernier un panneau de la porte qui venait d’ètre enfoncée, mais le projectile passa par dessus les têtes sans atteindre personne.
A ce moment la foule se retira, le sang ayant abondamment coulé et l’ennemi étant considéré comme tué. Mais ce ne fut qu’un entr’acte. Le drame n’était pas fini ; les appétits sauvages allaient bientôt se réveiller.
MM. Verzat et Chabaud qui étaient restés auprès du blessé, lui prodiguaient des soins ; comme il n’y avait pas de feu dans la chambre, ils le conduisirent dans le bu
reau A, où brûlait une corbeille de houille, et l’assirent sur une chaise devant la cheminée.
La nuit était venue, très sombre. La chambre était éclairée par la flamme du charbon. Au dehors, la foule, un instant apaisée, se tenait toujours sous les fenêtres. Elle vit se mouvoir dans la chambre trois ombres. Trois...? Watrin n’était donc pas mort ?
Tout aussitôt une grêle de pierres brisa les vitres et entra dans le bureau; on a même prétendu avoir entendu un coup de feu. Pour éviter que M. Watrin fût atteint par les projectiles, on le déplaça encore et on l’amena contre le mur H, entre les deux fenêtres.
Il pouvait être cinq heures et demie, lorsqu’arrivèrent
dans le bureau le sous-fréfet, en costume officiel, le juge d instruction et un greffier, le procureur de la République, le maire, ceint de son écharpe, et un agent nommé Cantaloup, une sorte d’hercule qui alutté vigoureusement contre la foule.Mais que faire contre une semblable horde?
Il était permis d’espérer que la présence de tout ce qui représente la loi, la justice, l’autorité, donnerait à réfléchir à ces égarés, et qu’il ne resterait plus dans cette multitude apaisée qu’une grande inquiétude sur les conséquences de sa sanglante équipée.
Ilélas ! tout cet appareil de fonctionnaires et de magistrats n’y fit rien. Les femmes s’en mêlaient maintenant; cela allait devenir horrible.
Tout à coup, la masse des grévistes fit irruption dans les couloirs,renversant tout sur son passage,et envahit le
bureau ; en même temps, une autre échelle était dressée contre la fenêtre C, et de nouveaux assaillants pénétraient dans la pièce.
— Laissez passer les femmes! s’écria alors une virago, se frayant un passage.


Et les femmes entrèrent, acharnées, féroces, et les cruautés se compliquèrent.


Le malheureux Watrin fut entraîné vers la porte, se défendant avec acharnement, se cramponnant au mur sur le plâtre duquel sa main laissait une empreinte sanglante.
Arrivé près de la porte, un misérable lui asséna un coup de poing qui l’envoya se briser contre le mur, sa tète
déjà ouverte y appliquant une gerbe de sang; pendant que la main, là encore, marquait sa trace rouge.
Et aussitôt un second coup plus terrible que le premier l’envoya rouler à terre devant la cheminée.
Il ne bougeait plus : cette fois, on le crut bien mort. La pièce était remplie de monde, de tumulte, de hurlements; comment cela se passa-t-il?
Personne n’a pu me le dire. Toujours est-il que, dès qu’il fut aperçu à terre, le malheureux ingénieur fut enlevé, passé de main en main, porté près de la fenêtre.
Là, une fois de plus, il revint à lui et se raidit contre la mort.
Comme on allait le précipiter dans le vide, il se eram ponna désespérément des doigts au bois de la fenêtre,
des pieds contre le mur où l’on voit encore le crépi écorché par la chaussure, alors qu’il cherchait à grimper.
Mais on lui détacha la main de son appui et il tomba à la renverse sur une meule à aiguiser qui se trouvait au bas de la fenêtre.
Etait-ce la dernière station de son calvaire?
Non; il n’était pas mort encore; on piétina sur lui, on l’accabla de coups; une femme, une furie s’était accroupie sur lui et se préparait à le mutiler. La souffrance lui
arracha un dernier cri, cri terrible qui fit approcher tout le monde pour voir quel nouveau supplice on lui infligeait. Cependant on ne permit pas au monstre d’accomplir son crime.
Il est probable que celte femme n’a pas lu Germinal. Elle allait pourtant en renouveler une des scènes les plus épouvantablement dramatiques.
Enfin la foule s’écoula.
Le malheureux Watrin avait été transporté dans un petit bâtiment annexe des bureaux. Ce ne fut que quel
ques heures plus tard que la mort vint enfin mettre un terme à ses souffrances.
Tel est, mon cher directeur, le drame de DecazeviUe,— en France! Quels Peaux-Rouges eussent montré plus de férocité et de cruauté sauvages?
Il y a, — dit-on de tous côtés dans le pays — de grandes responsabilités dans cette lamentable affaire; il ne m’appartient pas deles juger; j’espère qu’une enquête impar
tiale, échappant à toute influence, établira équitablement la part de chacun.
LE BUREAU d’oU m. WATRIN a ÉTÉ JETÉ PAR LA FENÊTRE
(1) Une embarre est une bille de bois taillée à peu près comme les demoiselles des paveurs, d’environ deux pieds de long et dont on se sert comme de freins pour les wagonnets. Il y en a de répandues sur la voie, à toutes les courbes. Lescure n’a donc eu qu’à se baisser pour ramasser son arme.