LES SUITES D’UN TESTAMENT(1)
(Suite).
D’un autre côté, j’achèterai du terrain que je ferai valoir par moi-même; car, enfin,
j’ai étudié la chimie agricole pendant deux ans. Le diable sera bien fin s’il m’empêche de réussir. Est-ce que le dé
partement de Seine-et-Oise n’est pas un de ceux où l’agriculture est le plus en honneur? Je ne veux pas renouveler ici la fable de Perretle èt du Pot-au-lait. Dieu merci, je ne suis pas un utopiste; non, je n’ai rien d’un visionnaire. Agrandir outre mesure mon domaine ne sera pas mon rêve; je n’aurai en vue que de le conserver. Y a-t-il rien de plus réalisable?
Dormant à demi, à demi rêvant, il s’éveilla au petit jour, s’imaginant dans lanaïveté desa jeunesse, que le bonheur est chose facile à traduire en un fait, uniquement parce qu’on désire un bonheur modeste.
Le lendemain, à son réveil, il se souriait à luimême en se disant :
— Ah ! comme nous allons être heureux dans notre cottage! Dix mille cinq cents francs de rente ajoutés aux trois mille six cents francs d’autrefois !
V
André n’avait rien de plus pressé que de se rendre à l’étude de Me Jean Le Bastard, rue Taitbout. Quand il se présenta, il pouvait être dix heures du matin.
— Ah ! monsieur, lui dit le premier clerc en prenant les airs d’un confident de tragédie, je vous attendais. Voulez-vous que je vous donne lecture du testament de M. André-Sigismond Baléare, votre parrain ?
— Monsieur, répondit le jeune homme, si j’ai quitté Yille-d’Avray de si bonne heure, c’est précisément pour prendre connaissance de cet acte.
Le clerc le fit passer dans son cabinet.
— Donnez-vous la peine de vous asseoir, dit-il, et veuillez prendre patience en parcourant les journaux du jour. Je suis à vous dans dix minutes.
André avait bien la tête trop en ébullition pour s amuser à lire les journaux. Les beaux rêves qu’il avait faits pendant la nuit charmaient encore sa pen
sée. Il ne pouvait avoir autre chose en vue que le legs de son parrain.
Ainsi qu’on a été à même de l’apprendre par ce qui précède, l’ancien officier de marine avait été un homme étrange, ce qu’on appelle en termes vulgaires un oriç/inal. En tout, il n’avait pas vu son filleul plus de trois fois. La première rencontre avait eu lieu le jour du baptême, pendant une halte que le marin était venu faire à Paris. La seconde fois, c’était dix
ans après et lorsque le capitaine avait dit adieu à la mer et à la vie d’aventures. Enfin la troisième fois, c’était à la maison de Sainte-Périne, que les dames Yalérieux étaient venues visiter en curieuses, parce qu’il faut tout voir dans le département de la Seine.
Pour le reste, semblable en cela à la grande généralité des parrains, M. André-Sigismond Baléare s’était montré fort indifférent à l’endroit de son filleul; c’était au point qu’il ne lui avait jamais fait cadeau de rien, pas même d’un simple cornet de dragées ni d’un polichinelle. Mais comme, au bout du compte,
ce marin quinteux était un esprit fort ouvert aux impressions soudaines, il ne l’avait cependant pas oublié tout à fait.
Un matin, dans sa chambre de la maison de refuge, en se faisant la barbe, il s’était dit, le rasoir à la main :
— Ah ça, à qui laisserai-je mon bien? Voilà ce que je ne sais pas encore au juste. On a tambouriné partout afin de me trouver des parents. Peine perdue. Il n’y a que moi de Baléare en France. Heureusement il me reste un filleul, pas trop riche, à ce qu’il paraît. Il faudra donc que je pense à ce pauvre petit diable, si j’ai un jour de bon sens dans la maladie qui précédera mon décès.
Une chose avait achevé de bien placer l’enfant dans la mémoire de l’ancien officier.
Le jour de sa visite à Sainte-Périne, par l’effet du hasard, André portait un de ces chapeaux de paille tressée dont il est de mode de coiffer les enfants d’un certain âge et ce chapeau, dessiné sur le modèle des couvre-chefs de corsaires, était entouré et dé
coré de rubans noirs sur lesquels se trouvaient des ancres dorées.
Un tel détail avait profondément frappe le vieux marin.
En y revenant, il reprenait comme pour s’enhardir dans son projet :
— Ce bambin est, m’a-t-on dit, un des derniers specimen de ma famille. On a fait de moi son parrain à l’église Saint-Eustache. Il se nomme André comme moi. Il porte à son chapeau des ancres comme j’en ai porté toute ma vie au mien. Voilà bien des choses que je ne dois pas perdre de vue.
Et, tout en se parlant ainsi, l’ancien capitaine ramassait à terre, dans les jardins, un petit morceau
de papier rose qu’il roulait entre ses doigts pour le mettre dans sa tabatière d’argent en manière de souvenir. Cela signifiait que le jour où il ferait son testament, il n’oublierait pas André Yalérieux, son filleul.
De son côté l’enfant, stimulé par les semonces maternelles, ne manquait jamais, le l01, janvier de cha
que année nouvelle,, d’envoyer une vingtaine de lignes fort émues à son parrain en ayant bien soin de spécifier qu’il demandait, tous les soirs, au ciel d’allonger le plus possible les jours de cet excellent homme.
Bref, tout bien vu, M. André-Sigismond Baléare arriva, un jour, à se dire qu’André Yalérieux, qui
portait l’un de ses noms, qui se. coiffait avec des chapeaux de paille ornés d’ancres et qui lui écrivait de très belles lettres de bonne année, était le seul lien social qui le rattachât au monde. En sorte qu’un autre jour, au moment où sa pensée s’exerçait sur ce même thème, il ramassa, cette fois, un petit mor
ceau de papier vert, qu’il mit encore en guise de memento au fond de sa tabatière, et qui voulait dire:
— Quand je ferai mon testament, je n’oublierai pas d’instituer André Y’alérieux en qualité de mon légataire universel.
Ainsi qu’on vient de le voir par cette succession de faits, les esprits simples n’arrivent que peu à peu et par des degrés insensibles à la compréhension d’un système compliqué.
Pour l’ancien marin, le testament à rédiger devenait une grosse affaire; c’était pour ainsi dire un travail quotidien.
Qui ne sait qu’un testament est, en effet, une espèce de tapisserie de Pénélope, qu’on fait un jour, pour la défaire le lendemain, qu’on arrange et qu’on dérange sans cesse?
Plus le temps marchait, plus les années s’accumulaient sur les années, plus l’enfant grandissait,
plus le vieillard maladif s’acheminait vers l’autre monde, et plus le testament changeait de forme. U était remanié, retouché, refait, poli et repoli. Il prenait les allures les plus capricieuses.
Il n’en avait pas été fait moins de cinq éditions.
A la fin, sentant sans doute sa dernière heure et ne voulant pas mourir intestat, l’ancien marin avait déposé chez le notaire de la rue Taitbout le dernier type, ou, si l’on veut, la dernière expression de ses volontés suprêmes.
C’était en vertu de ce testament définitif que le maître clerc de Me Le Bastard, notaire, avait envoyé à Yille-d’Avray la lettre que nous connaissons.
— Brave capitaine! digne parrain! disait mentalement André Yalérieux pendant ses dix minutes d’attente dans l’étude.
En ce moment, la porte tourna tout à coup sur ses gonds et le maître clerc reparut, tenant à la main une liasse de papiers.
— Voici, monsieur, dit-il, le testament de votre honorable parrain. La loi exige qu’il n’en soit donné lecture qu’avec certaines formalités, la présence de témoins, par exemple. Ne vous mettez en peine de
rien. Les témoins sont une chose qu’on peut trouver aisément. Mais comme c’est par mon patron et par moi qu’a été fait cet acte, il m’est facile de vous le faire connaître par avance.
Là-dessus, il lut à haute voix ce qui suit :
« Je soussigné, André-Sigismond Baléare, ancien « capitaine de la corvetle la Tisiphone, résidant ac« tuellement à la maison de Sainte-Périne, commune « de Chaillot, près Paris;
« Etant sain de corps et d’esprit, agissant selon la « libre impulsion de ma volonté et n’ayant à me « plaindre d’aucune obsession d’aucun genre,
« Ai, par les présentes, déclaré vouloir faire mon « testament, lequel sera déposé entre les mains de « M° Jean Le Bastard, notaire, rue Taitbout.
« Tout bien considéré, je déclare vouloir instituer « et j’institue effectivement par le présent acte mon
« filleul André Yalérieux, de Yille-d’Avray, pour mon « légataire universel.
« En conséquence, je lui lègue, pour en jouir en « toute propriété, ma fortune composée d’une somme « de dix mille cinq cents francs, soixante centimes
« de rente dont mon dit Me Jean Le Bastard a les « titres en dépôt, titres qu’on lui remettra en temps « et lieu. »
— Excellent parrain ! interrompit André Yalérieux attendri en s’efforçant d’essuyer une larme.
— Attendez un peu, s’il vous plait, monsieur, reprit le clerc avec un petit sourire moqueur. La lecture n’est pas encore terminée.
— Y a-t-il donc d’autres clauses?
— Ecoutez jusqu’au bout, vous dis-je.
Après avoir fait cette réponse un peu énigmatique, le clerc reprit sa lecture.
« Au reste, ayant le désir de coopérer par tous « les moyens possibles au bonheur de mon filleul, « je désire que, passé vingt ans, il adopte un état à « l’aide duquel il pourra éviter les ennuis et les « conséquences d’une vie trop active. Pour qu’il ne « perde pas sa jeunesse, comme la plupart de ceux
« de son âge, à user ses bottes sur l’asphalte des « boulevards, à dire et à entendre des riens du « matin au soir, à fumer des cigares qui l’énervent, « à lorgner insolemment les femmes qui passent, à « aller au théâtre voir des mélodrames qui font rire « et des vaudevilles qui font pleurer, à jouer au « gentleman-rider sur des chevaux de louage, à dé« penser mes économies au baccarat, à fréquenter « les salles d’armes où l’on n’apprend que la ma« nière de ne pas se battre avec l’ennemi, à se faire
« avec un peigne une raie ridicule qui lui partage la « tête en deux et des carcans de madapolam en
« guise de cravates ; pour parvenir, dis-je, à lui faire « éviter ces travers, ces ridicules, ces ennuis, cette « existence insipide et toutes les sottises auxquelles « on se livre d’ordinaire, le lendemain de la ving« tième année,
« Je lui impose l’obligation de ne pas profiter de « l’exemption que lui accorde la loi en qualité de « fils unique de veuve et de s’enrôler volontaire« ment.
« Bref, ma volonté expresse et irrévocable est « qu’il ne retourna- chez ses parents, pour y jouir de « ma petite fortune, que lorsqu’il aura servi l’état « pendant sept années consécutives ou gagné par « une action d’éclat l’épaulette de sous-lieutenànt.
« Sinon, non.
« Sainte-Périne, le 3 septembre 1853.
« Signé : André-Sigismond-Baléare, ancien capitaine de la Tisiphone. »
En prêtant l’oreille à ces dernières et étranges dispositions du testament, André avait l’air de ne pas comprendre ce texte. Comment admettie qu’un homme sensé eût voulu condamner son filleul à une nécessité si dure? Pour qu’il ajoutât foi à une telle clause, il fallût que le maître clerc lui montrât les lignes expresses, écrites de la main même de l’excapitaine.
— Allons, reprit-il après avoir lu, il n’y a pas moyen d’en douter. Tout cela est écrit.
— Mon Dieu, oui, monsieur, ajouta le clerc). Si vous ne vous faites point soldat, vous n’hériterez pas.
André sentait son cœur battre avec force et il se retira en titubant comme un homme ivre.
— O mon rêve ! mon beau rêve d’or et de calme ! s’écria-t-il, dès qu’il fut dans la rue. Ah ! comme ce vilain homme s’est complu à te couper les ailes! Comment donner suite désormais à mon projet de
mariage avec Clémence? Où est le pavillon, déjà
destiné dans ma pensée à servir de rallonge à la(1) Yoir nos numéros des 16, 23 et 30 janvier.