L accalmie que je vous annonçais il y a huit jours et qui dure encore, paraît ne pas devoir se prolonger bien longtemps. Les nuages montent à l’horizon, non pas bien menaçants encore, mais déjà plus gros que de simples points noirs. D’un côté M. Ferry semble vouloir rentrer en scène; de l’autre les « députés-ouvriers » commencent à travailler de leur état, qui est de faire esclandre. La « question des princes » et la « question des exécutions popu
laires » font, leur apparition, qui nous promet un certain tapage dans le monde parlementaire.
Par contre, la question de l’amnistie s’est réglée et clôturée sans le moindre scandale. Les événe
ments deDecazevillen’yontpas nui et l’assassinat de M. Watrin a fait encore plus d’effet que l’éloquence de M. Goblet. D’ailleurs, parmi les radicaux eux-mêmes — et je dis : parmi les plus avancés — il y avait quelque bisbille à propos de cette question. La ja
lousie, dans le monde parlementaire, n’est point l’apanage exclusif d’un groupe ou d’un parti. Si M. de Freycinet saisissait avec empressement l’occasion de donner une mauvaise commission à M. Goblet,
MM. Maret et Sigismond Lacroix — sans parler des autres — ne voyaient pas sans quelque déplaisir
M. Henri Rochefort obtenir un succès qu’il n’avait même pas eu la peine de remporter. Aussi le rejet de l’amnistie était-il absolument certain dès le jour même où M. Goblet avait été battu par M. Rochefort
Cela s’est vu tout de suite. L’affaire est immédiatement devenue personnelle entre MM. Rochefort et Sigismond Lacroix. On s’est querellé de journal à journal. VIntransigeant et le Piadieal se sont envoyé des bordées d’êpigrammes et de choses désagréables. On s’est traité de « Polonais » et de « dernier élu de Paris ». Enfin, M. Rochefort a fini par sortir du parlement en faisant claquer la porte.
On s’y attendait. M. Rochefort n’a point le tempérament parlementaire. Toute continuité dans le tra
vail, toute suite dans les idées, toute discipline, si légère qu’elle soit, et toute controverse, si peu gênante qu’elle puisse être,lui répugnent.La tribune parlementaire ne permetpasl’inj ure et exige au moins un semblant de raisonnement et de raison. D’autre part, M. Rochefort n’aime pas à être confondu dans le rang.
Il lui faut sa scène à lui, qu’il occupe tout seul, où il soit tout seul sur le piédestal. A la Chambre il n’était, qu’un député parmi les autres, et non pas des pre
miers. Il n’a pu s’accoutumer à l’idée de n’être même pas un chef en sous-ordre. Il ne pouvait sup
porter d’être primé par M. Clémenceau, d’être moins important que M. Sigismond Lacroix. Enfin il a parlé sans autre succès que quelques sourires. Il était clair que cela ne durerait pas longtemps.
M. de Freycinet, du reste, n’avait pas eu grand’ peine à remporter cette victoire, qui fournit à M. Rochefort le prétexte de sa sortie.
D’ailleurs, si la gauche n’a point résisté, la droite a fait mine de prendre l’offensive, et les ferrystes l’ont prise. Sur un mot un peu vif de M. le vicomte de Lanjuinais, appelant le moment où la « France serait débarrassée de la République », quelques dé
putés ont immédiatement formulé la proposition d expulser les princes.
Et ce n’est point de l’extrême-gauche que la proposition est partie. L’extrême-gauche qui, pour le moment, est gouvernementale — et qui se trouve passablement gênée dans ce rôle tout nouveau pour elle — ne veut point soulever les questions dangereuses et pour le gouvernement et pour la République.
Ce n’est pas non plus de M. Rochefort ni du groupe ultra-radical. C’est du groupe ferryste qu’est parti le coup. Et on peut en être d’autant plus sûr que M. Ferry s’est donné la peine de faire démentir la chose dans VAgence Havas.
M. Ferry ne porte point précisément M. de Freyûnet dans son cœur. Il est d’ailleurs convaincu que son ancienne majorité — ou ce qu’il en reste —
peut seule faire le noyau solide d’une majorité dans a Chambre. M. Ferry calcule que, M. de Freycinet ombant, il n’y a entre le pouvoir et lui, Ferry, que e ministère Clemenceau, lequel ne paraît point posible, et le ministère Floque dont il espère qu’il urait facilement raison.
Orpersonne n’ignore que « la question des princes » comme on dit, est infiniment dangereuse pour le gouvernement et pour le gouvernement de M. de Freycinet plus que pour tout autre. Et, tout naturel
lement, il la lui jette dans les jambes. Ah ! nous en entendrons parler de cette « question des princes » quoique M. Clémenceau et avec lui tous les poli
tiques sérieux de la gauche radicale fassent leur possible pour l’enterrer sans bruit.
C’est qu’il n’est pas facile d’empêcher des adversaires de faire une manœuvre qui leur semble ha
bile ; pas plus qu’il n’est commode d’empêcher des alliés de commettre une maladresse quand ces alliés sont, au fond, des amis absolument hostiles et en même temps des brise-raison parfaitement incapables de comprendre les folies qu’ils font.
Et c’est en ce moment contre ces deux difficultés à la fois que se débat M. Clémenceau. D’un côté M. Ferry lui jette dans les jambes la question des princes; de l’autre MM. Basly et consorts arborent en pleine chambre le drapeau de l’anarchie et de la révolution sociale par la voie de l’assassinat.
Voilà qui n’est point agréable pour un chef de parti. C’est toujours une opération délicate que de « couper sa queue ». Pourtant, comment se reconnaître solidaires de gens qui viennent, en plein Palais-Bourbon, proclamer la légitimité de l’assassinat et traiter les assassins de ((justiciers ».
Je ne sais si l’extrême gauche réussira à empêcher l’interpellation de M. Ilasly à propos de « l’exé
cution » de M. Watrin. R me parait difficile, après le meeting du Château-d’Eau, que M. Basly recule; et, d’autre part, il est bien évident que M. Clémen
ceau et que les gens tant soit peu sérieux de la Chambre laissent se produire un scandale comme serait l’apologie de l’assassinat portée à la tribune de la Chambre.
J’ose espérer que, dans cette question, 51. Basly ne rencontrera guère de partisans.
Si je compte bien, il aura tout au plus cinq voix, y compris la sienne; et c’est encore cinq voix de trop. L’interpellation, au cas où 51. Basly la formu
lerait, sera donc « ajournée à deux mois » — ce qui
est la formule du désaveu poli — à moins qu’on ne l’écarte par la question préalable, ce qui pourrait bien arriver.
S’il y a, en effet., beaucoup de choses à dire qui ne sont pas précisément des louanges, à propos de la Chambre des députés, du moins, il faut reconnaître qu’elie a trop d honnêteté et trop de conscience pour tolérer l’apologie de l’assassinat.
Sénat. — Séance du 2 février : Suite de la discussion en première lecture de la loi sur l’organisation de l’enseignement primaire. Sur l’article 12, qui décide que l’ins
truction primaire sera laïque, M. Chesneiong présente et défend un amendement autorisant les membres du clergé séculier et les associations religieuses à faire partie du personnel enseignant.
Séance du I : Suite de la même discussion. L’amendement de M. Chesneiong est combattu par M. Ferrouillat, puis par M. Goblet, dont le discours est fort applaudi par la majorité, qui en ordonne l’impression et l affichage dans toutes les communes. Le principal argument du ministre de l’instruction publique pour écarter le personne religieux de l’enseignement dans les écoles, c’est que ce dernier n’est pas composé de citoyens comme les autres, et que, entre deux supérieurs, l’un civil et l’autre reli
gieux, il est obligé, par ses règles mêmes, de diriger les esprits dans une voie qui n’est pas celle de la neutralité religieuse de l’école. — Dans la séance du 6, la discus
sion continue sur le même article, et le Sénat décide qu’avant de voter, il entendra 51. Bardoux, qui propose un paragraphe additionnel.
Séance du 8 : Suite. L’article additionnel de M. Bardoux ajoute à l’article 12, aux termes duquel le personnel enseignant est laïque, cette disposition : « A moins que les conseils municipaux qui seront préalablement con
sultés, ne soient d’un avis contraire ». L’amendement est rejeté et l’article 12 adopté.
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Chambre des députés. — Séance du 2 février : Discussion des conclusions du bureau chargé d’examiner les élections de Belfort. Le rapport concluait à l’enquête. La Chambre valide les élections.
Séance du 4 : Examen d’une pétition relative à l’emploi des fonds qui seront fournis par l’aliénation d’une par
tie des diamants de ia couronne. A ce propos un vif incident se produit, provoqué par M. de Lanjuinais, qui exprime l’esperance que la France sera bientôt « débar
rassée de la République ». Tumulte prolongé. L’orateur est rappelé à l’ordre. La gauche ne trouvant pas la peine suffisante veut empêcher M. de Lanjuinais de parler ;
mais le président lui maintient la parole. La pétition est renvoyée au ministre des Beanx-arts. — A la suite de l’incident dont nous venons de parler, une proposition d’abrogation de la loi du 8 juin 1871 et du décret du Il octobre 1818, ainsi que la remise en vigueur des lois
du 10 avril 1832 et du 20 mai 1848 concernant la famille Bonaparte et les princes de la maison de Bourbon est déposée sur le bureau de la Chambre.
Séance du 5 : Discussion de la proposition d’amnistie de M. Rochefort qui est rejetée par 347 voix contre 110.
A la suite de ce rejet, M. Rochefort donne sa démission de député de la Seine.
Séance du 8 : Interpellation de M. de Soubeyran sur la circulation monétaire. Ordre du jour. — Proposition de M. Michelin relative à l’enquête sur les responsabilités de l’affaire du Tonkin. Repoussée.
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4e 4c
Le manifeste des droites. — Les membres des droites de la Chambre des députés viennent d’adresser un appel aux électeurs des départements dont les élec
tions ont été invalidées. Ils les engagent vivement à maintenir leur premier vote en résistant à toutes les pressions, en fermant l’oreille à tous les mensonges. Ainsi on a dit les droites désunies; rien n’est moins vrai. Leur union est étroite et elle « prépare à notre pays un avenir réparateur et prochain ». Que les électeurs restent unis de leur côté; ils déjoueront les efforts de la candi
dature officielle sur laquelle seule compte désormais « un parti aux abois, pour prolonger sa politique de con
cessions et d’expédients ». Et, spécifiant, le manifeste continue ainsi :
« Improviser au Tonkin, pour lequel la majorité vient déjà de voter 80 millions, une vice-royauté sans prestige et sans contrôle; être obligé d’avouer le déficit et aggraver encore les charges du pays en annonçant des rema
niements de taxes qui masquent de nouveaux impôts; ouvrir officiellement la question de la séparation de l’Eglise et de l’Etat sans avoir le moyen de la résoudre
et exercer au même moment des persécutions religieuses aussi mesquines que vexatoires; en un mot, gagner un peu de temps à force de promesses et de réticences, telle est la politique que nous vous dénonçons; à vous d’en faire justice ! »
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M. le général de division Schmitz est relevé de ses fonctions de commandant du 9e corps d’armée et de membre du conseil supérieur de guerre, et remplacé par M.le général Carré de Bellemare. commandant du 5e corps, qui est remplacé lui-même par M. le général Blot, commandant la 24° division d’infanterie.

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Les affaires d’orient. — Un accord est intervenu entre la Turquie et ia Bulgarie, relativement à la Roumé- Iie-Orientale. Le prince Alexandre est nommé par le sultan gouverneur de cette dernière province sous certaines charges. Cet arrangement est approuvé par les grandes puissances sauf par la Russie qui demande l’union com
plète des deux provinces, et s’oppose à la réunion d une conférence pour la ratification de l’accord conclu.
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Grande-Bretagne. — Voici la composition du nouveau cabinet :
M. Gladstone, premier lord de la Trésorerie; — Sir Ferrer Herscheii, lord chancelier; — lord Spencer, pré
sident du conseil privé; — M. Childers, secrétaire d’Etat à l’intérieur; — lord Rosebery, secrétaire d’Etat aux af
faires étrangères; — lord Granville, secrétaire d’Etat aux
colonies; — le comte Kimberley, secrétaire d’Etat pour l’Inde; — M. Bannermann, secrétaire d’Etat pour la guerre; — Sir W. Harcourt, secrétaire d’Etat . aux finances; — lord Bipon, premier lord de l’Amirauté; — M. Chamberlain, président du comité pour le gouvernement local; — M. Trevelyan, secrétaire pour l’Ecosse;
— M. ,T. Mundella, secrétaire d’Etat au commerce; — sir John Morley, secrétaire pour l’Irlande; — M. Charles Russe!, procureur royal.
Les troubles de Londres. —Ce n’est pas seulement en France que les ouvriers font des leurs. Londres a été le 8 février, le théâtre de manifestations tumultueuses et de scènes de pillage, à la suite d’un meeting tenu à Trafalgar-Square. Ce meeting avait été organisé par ia Fédération sociale au nom des ouvriers sans travail. Les manifestants se sont rendus dans Piccadilly, dans Oxford- Street, dans Régent-Street, brisant vitres et devantures des magasins et y prenant ce qu’ils y pouvaient prendre.
II a fallu un déploiement considérable de forces de la part de la police pour mettre un terme au pillage. Toutes les troupes sont sur pied et, au moment où nous écri
vons, on n’est pas sans crainte, tous les ouvriers sans travail venant d’être de nouveau convoqués. Et il sont dit-on, plus de cent mille !
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Espagne. — Le ministère Sagasta vient d’abroger les dispositions du dernier cabinet qui livrait l’enseignement à l influence exclusive du clergé. M. Montaro ministre de l’instructon publique a rendu un arrêté annu
lant ces dispositions de ce qui concerne la rédaction du programme des examens universitaires. En outre, la si
tuation privilégiée accordée aux établissements tenus par les Jésuites est supprimée; la liberté pour l’instruc
tion privée est rendue aux pères de famille et la collation des grades à l’Etat.
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Nécrologie. — M. le comte de Saint-Vallier, sénateur de l’Aisne, ancien ambassadeur. Il avait été, avec M. Waddington, plénipotentiaire de la République au Congrès de Berlin. Grand’croix de la Légion d’honneur. Né en 1883.
HISTOIRE DE LA SEMAINE