Toujours parler de l’assassinat de M. Barrème ou de celui de M. Watrin, de la grève de Decazeville ou de celle de Saint-Quentin, de l’amnistie et des élec
tions municipales, ce n’est pas, on l’avouera, un plaisir très parisien. Le Courrier de Paris doit vivre d’autres sujets. Une princesse de France épouse un prince de Portugal, à la bonne heure, et voilà qui diflère des propos courants de politique et de polémique. Un mariage royal en temps de République! Voilà qui doit exaspérer les Brutas toujours disposés à donner une variante à l’air des lampions :
Expulsion! Expulsion! Expulsion!
Je reconnais que les princes donnent un mauvais exemple : ils sont heureux, ils s’aiment et ils se marient. C’est pourtant ce que je souhaiterais aux peuples eux-mêmes qui trouveraient plus de bon
heur sans nul doute en ce simple train-train tout naturel que dans les prédications de Louise Michel.
Mais les peuples, en tous temps, ont cherché midi à quatorze heures et ce n’est pas ce qui fait le mieux marcher la pendule.
Il y a donc eu, rue de Yarennes, un grand dîner de fiançailles en l’honneur de don Carlos, duc de
Bragance et de la princesse Marie-Amélie, llàtonsnous de donner des dîners ! La mode en passe ! Le bon ton, le haut ton, sera prochainement de prier ses
amis à déjeuner. La princesse de Brancovan a lancé l’habitude nouvelle. Le dîner prive du théâtre, le dîner se confond beaucoup trop avec le bal ou la soirée ; bref, il est à peu près résolu, dans le monde, qu’on renoncera aux dîners et qu’on donnera des déjeuners.
Je n’approuve pas du tout, mais du tout, la mode nouvelle. Le déjeuner perd la journée des gens af
fairés et prolonge horriblement l’après-midi de ceux qui ne font rien. Le déjeuner rend le dîner impossible, laisse la tête lourde et l’estomac chargé. Le dé
jeuner saisit l’esprit comme au saut du lit et quand il n’est pas encore bien éveillé. Au déjeuner, le pé
tillement de la conversation est plus rare qu’au dîner, caria poudre des propos s’allume à la flamme des bougies. Les fins causeurs ne sont pas diurnes.
On peut dire que le temps passé fut charmant par ses soupers. Le xvm^ siècle eut le souper, le xixe a le dîner, le xxe siècle aura donc le déjeuner si la mode en prend désormais. Et, dans chaque étape du repas vers le matin, je constate une diminution de la dose d’esprit français. On soupait jadis après le spectacle. On parlait de la pièce nouvelle, on la
critiquait, on la louait. On faisait, entre hommes et femmes, ce qu’on ne fait plus qu’entre hommes, au Cercle, après la première : on prenait parti pour ou
contre. On causait. Le dîner avait déjà supprimé ce dessert du théâtre, si je puis dire. Le déjeuner sup
primera jusqu’à la gaieté du dîner. Une femme,
quelque aimable qu’elle soit, sera toujours moins en belle humeur (et souvent moins en beauté) au déjeuner qu’au dîner. Il y a, à l’heure du déjeuner, quelque petit frisson d’hiver qui sent le réveil encore rapproché. Pour un peu on bâillerait. On n’est pas entraîné comme on l’est tout naturellement à l’heure du dîner.
Et de quoi parlera-t-on? On récitera inévitablement l’article du journal qu’on vient de lire, la chro
nique qu’on aura parcourue, tout à l’heure, du coin de l’œil pendant que la femme de chambre coiffait madame.
Un déjeuner m’a toujours fait l’effet d’un dîner froid.
Et puis il y a un autre inconvénient. Le déjeuner rendra les mœurs françaises encore plus mathéma
tiques, pratiques et égoïstes qu’elles ne le sont. A peine a-t-on dîné qu’on prend son chapeau aujour
d’hui et qu’on s’en va. Oh! un cigare à demi-fumé! Deux mots dits au salon. Et, leste, on part à l’anglaise. Après le déjeuner ce sera bien pis. On tirera
sa montre sans se gêner aucunement.
— Oh! Oh! Mille pardons. La Bourse s’avance! Adieu !
— Bigre! Deux heures! J’ai un rendez-vous!
— Excusez-moi, je dois être à trois heures chez mon notaire!
Ce sera, tout naturellement, un descampativos général. Et, le déjeuner ayant rendu le dîner impos
sible, on ne dînera plus etle dernier prétexte à causerie età urbanité se sera volatilisé comme la fumée d’une cigarette.
Que celui qui a décrété l’usage du déjeuner porte le poids de la dépression qu’il fera subir à la politesse française.
Amnistions-le d’ailleurs, puisqu’on gracie les gens. N’a-t-on pas gracié le forçat Nourrit qui, en 1848, logea, je crois, quelque petite balle de plomb dans la poitrine du général Bréa? Le côté gai de cette grâce c’est que Nourrit s’était évadé, depuis quatre ans, de la Nouvelle-Calédonie. On n’a donc en réa
lité délivré qu’un condamné qu’on n’avait plus sous la main.
C’est un vaudeville.
— Où est est le forçat Nourrit?
— Mon gouverneur, il s’est enfui!
— Enfui? Très bien. Qu’on le gracie!
On pourrait appeler l’opérette : VAmnistié par contumace. Le cas, très original, ne doit pas être très fréquent. La grâce est toute platonique. C’est l’apparence, le fantôme, le spectre d’une grâce.
Du reste, le temps où nous vivons se contente volontiers des apparences. Dans ces dîners, dont je parlais il n’y a qu’un moment, les Parisiens étalent la plupart du temps une richesse de façade qui est, comme la grâce de Nourrit, un luxe en l’air.
J’ai reçu, pas plus tard qu’hier, l’étonnant prospectus que voici :
Monsieur,
La saison d hiver étant, comme on dit, dans son plein, la maison X... et Ce a l’honneur de vous rap
peler qu’elle loue, au plus juste prix, pour toutes les réceptions intimes ou officielles, le matériel nécessaire à toute personne qui veut faire figure.
Les circonstances obligeant parfois les ménages à se défaire de leur argenterie, la maison X... et C° remplace avantageusement les couverts, surtouts, voire les ser
viettes de table, et joint à un goût épuré dans le choix de ses articles la discrétion la plus absolue.
Le plus humble ménage peut donc, grâce aux combinaisons de la maison X... et C , donner tel grand dîner ou bal, ou telle autre fête qu elle voudra.
Agréez, etc.
X... et C°.
P.-S. — Ci-joint un prix-courant.
O mystères du high Life parisien! J’ai jeté un coup d’œil sur ce prix-courant du luxe en location! Et rien de plus instructif et de plus attristant car, à tout prendre, l’art de louer des surtouts de table est l’art d’enseigner au prochain à faire plus de poussière que de chemin. La Poudre aux yeux! Une comédie de Labiche, puisque Labiche est repris partout.
Et j’ai appris ainsi que pour les gens qui veulent jeter de cette poudre aux paupières de leurs con
temporains, la douzaine de couverts coûte 1 fr. 80, en vermeil 3 francs! Il ne vaut ni la peine d’écono
miser ni la peine de se gêner. Pour 25 centimes on
vous loue une pince à sucre et une pince à asperges pour 50 centimes. Une soupière 2 fr. 50. un légu
mier! fr. 50; un platàpoisson pour 2 francs, 3 francs,
4 francs, selon la grandeur. Ah! l’on peut trancher à bon compte de l’homme qui possède une argente
rie de famille! Les surtouts, les candélabres (10 fr. la paire) la corbeille, 1a, coupe à fruits (2 francs) les
cristaux, la porcelaine, les bols à bouillon, les rincebouche (15 centimes), tout peut être loué, tout, oui, tout, jusqu’au linge (60 cenlimes le mètre une nappe damassée) jusqu’à la table, jusqu’aux chaises (50 centimes si la chaise est cannée, 1 franc si elle est dorée) jusqu’au vestiaire, jusqu’à la table de jeu (3 fr.) jusqu’aux habits et aux gants, ma parole, tout peut être loué, emprunté au plus juste prix, donner l’illusion du luxe et n’être qu’un confort de pacotille.
Arrêtons nous! si j’étais de mauvaise humeur je dirais qu’à Paris — ville à vendre — ce que je trouve seulement à louer, c’est la vaisselle de la maison X... et O.
Et l’Académie? elle n’aura plus sans doute de places à louer à la fin de la semaine. Elle les aura toutes données, le fauteuil de M. Falloux, excepté.
Elle aura vraisemblablement nommé : M. Léon Say, parce qu’il est financier; M. Hervé, parce qu’il est politicien ;
M. Gréard, parce qu’il est professeur;
Elle nommera aussi, par aventure, M. Leconte de Lisle, quoiqu’il soit poète.
Et les gens de lettres? Us repasseront.
Du reste, les teneurs de plume se divisent en deux catégories :
1° Ceux qui ont besoin de l’Académie pour être quelque chose;
2° Ceux qui n’ont, pas besoin de l’Académie pour être quelqu un.
La définition est de la marquise de B... Je la contresigne d’autant plus volontiers, que je n’ai ni la prétention d’être quelqu’un, ni l’ambition d’être
quelque chose. Que ce soit M. Say ou M. Gréard qu’on choisisse, cela n’enlèvera ni un lecteur à nos romanciers de talent, ni une lectrice à nos poètes favoris. Cela ne nous regarde pas. Ça se passe dans un autre monde.
Une statue à Claude Bernard, à la bonne heure! Celui-là n’a point, volé son marbre. Je ne sais pas s’il a guéri beaucoup de diabétiques, mais il a trouvé d’où venait le diabète, et c’est déjà quelque
chose. « Je ne te sauve pas, mais je te dis comment tu es malade, embrasse-moi, mon frère ! » Bref, on a dressé l’image de Claude Bernard sur un socle au Collège de France, et on a prononcé quelques ha
rangues à ses oreilles de pierre. Claude Bernard n’a pas bronché.
Il était très beau, cet homme. De son vivant, on l’eût déjà pris pour une statue. Face austère, figure marmoréenne. Et quel travailleur !
Est-ce à lui ou à Velpeau qu’on a dit :
— L’homme de pensée, l’artiste, meurt de faim — ou de fatigue !
Il n’est pas mort de faim, mais il s’est beaucoup fatigué, et c’est pourquoi je le salue bien bas. M. Guil
laume, le statuaire — qui sera de l’Académie parce
qu’il est sculpteur — aurait pu mettre de la fourrure au collet d’habit de son Claude Bernard, tant il fai
sait froid dimanche, à l’inauguration de cette statue. Un froid sibérien. Ce brusque retour offensif de l’hi
ver a rougi bien des nez fripons et donné l’onglée à un certain nombre d’ongles roses. Le Bois, légère
ment poudré à frimas, a subitement repris son aspect hivernal, et les patineurs, les skatiners, ont repris soudain espoir en une fête, de nuit sur le Lac!
. En attendant, il faut s’en tenir au bal de l’Opéra. L’Opéra a rouvert ses portes aux quadrilles des bals masqués. La chorégraphie de Grille-d’Egout et de la Goulue a de nouveau séduit les pubertés collé
giennes, car,aujourd’hui, ce n’est plus à la comtesse que Chérubin chante la romance à Madame, c’est à ïartouillette ou à Coula Jumba..
Je l’ai vu, notez bien, ce premier bal masqué. J’v suis entré, voulant risquer de me faire écraser les cors pendant une heure. Dire que ce n’est pas pit
toresque, ce serait injuste : c’est pittoresque. Ce gigantesque sautillement d’un tas d’êtres humains
bariolés et travestis donne, du haut d’une loge, la sensation d’une fourmilière qui, au lieu de tra
vailler, s’agiterait pour se rendre malade. Seulement, c’est toujours amusant. De l’esprit, par exemple, pas le plus petit mot. Mais je me demande sil’on a jamais brûlé de cette poudre-là aux vilains moineaux de l’Opéra? Nos aînés nous ont fait croire que le bal de l’Opéra avait toute l’originalité des lithographies de Gavarni. Les farceurs ! On devait y être aussi sot,
aussi brutal, aussi dépenaillé de leur temps qu’aujourd’hui. Seulement, il y avait peut-être le foyer. Ah ! je l’avoue, le foyer n’existe plus ! Il serait dif
ficile d’y intriguer ; il est déjà malaisé d’y circuler. On n’y dit plus : « Je le connais, beau masque ! » Mais ! « Eh ! vas-tu finir, sale mufle ! » Cela, je l’ai entendu dix fois, cent fois, ce cri du cœur qui est un cri du temps. Prenons les choses comme elles vien
nent : le bal de l’Opéra sera désormais naturaliste ou il ne sera pas.
Au moment où j’en sortais je lisais dans un journal la nouvelle de la réforme de la coupe de la barbe dans l’armée. Dites après cela que le pays ne mar
che pas ! Tout soldat français aura bientôt, de par la volonté du général Boulanger, le droit deporter sa barbe comme un sapeur. La barbe portée entière
a cela de bien qu’elle protège les dents contre la périoliste et la gorge contre l angine. Il est donc tout naturel qu’un ministre de la guerre fasse ainsi la guerre aux maux de gorge et aux maux de dents. Seulement cela va changer l’aspect de l’armée fran
çaise. Le sapeur ne sera plus particulièrement chargé des bonnes d’enfants puisque tout pioupiou sera barbu, comme Agamemnon. Cette armée barbue,
qui s’avance, bue qui s’avance, ce sera désormais l’armée française ! Bah ! qu’importe ! Les Allemands ont la barbe et les lunettes, ils ont l’air de bureau
crates et de gratte-papier et ce sont pourtant de rudes soldats.
— Mon cher ocs, me disait hier mon ancien colonel, qu’on porte la barbe ou non, ça ne fait rien! L’important, quand on va au feu, c’est d’avoir du poil!
On en aura, ne craignez rièn, mon colonel.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS