LES SUITES D’UN TESTAMENT(1)


(Suite et fin).
EN même temps, il cherchait des yeux, tout autour de lui.
— Mademoiselle Clémence! Made
moiselle Clémence ! Venez donc vite ! s’écriait Victoire en faisant des signes de reconnaissance avec son plumeau. Voilà un bel officier de hussards qui vous demande !
Clémence avait bien vu André. Il y avait une heure qu’elle guettait son arrivée. Mais au premier bruit de ses pas, elle s’était cachée derrière la porte en se couvrant le visage de ses deux mains.
— Où est-elle donc?Que ne vient-elle? Pourquoi n’est-elle pas ici? reprenait le jeune homme qui commençait à s’inquiéter.
Il chercha et finit par l’apercevoir. Aussitôt il l’attira et la pressa avec ardeur sur sa poitrine. Alors la jeune fille releva tristement la tête et André, après l’avoir fixée, laissa retomber ses bras. Il y avait eu dans ce mouvement autant de surprise que de tristesse. Clémence n’était plus Clémence.
Durant cette maladie dont nous avons parlé, une maladie de trois semaines, la pauvre enfant avait eu la petite vérole. Pour qui ne l’avait pas vue depuis deux ans, elle était presque méconnaissable.
En suivant du regard le geste désolé de son cousin, elle sentit la rougeur lui monter au front et elle laissa tomber de ses lèvres une parole d’angoisse.
— Je suis bien changée; je suis bien laide à présent, n’est-ce pas?
André ne répondit rien. Si poli qu on veuille être, on n’est pas toujours préparé à mentir, surtout quand on est pris à l’improviste.
— Je suis bien laide, reprit la pauvre enfant, mais je vous aime toujours.
— Et moi aussi, ma petite cousine, répondit André avec un certain embarras.
Il mêla même à cette réponse un petit bouquet de phrases fleuries ; mais ce n’était que la dépense d’un compliment banal. Il venait de tomber sous le coup d’une désillusion si brusque que ses yeux ne pouvaient s’empêcher de laisser voir son désenchantement. Sans doute il se montrait encore un peu pré
venant pour la pauvre enfant, mais il n’y avait pas à se méprendre, c’était de la bonté ; ce n’était plus de l’amour. Et Clémence ne s’y méprit pas.
VIII
— André,dit-elle avec douceur au sous-lieutenant, un soir qu’ils se promenaient ensemble dans le jardin, ne cherchez pas âme tromper plus longtemps.
Je le vois bien, les changements qui se sont opérés en moi font que vous ne pouvez plus m’aimer. Mais
si je ne dois pas être votre femme, souffrez que je sois votre sœur. Au moins, grâce à cet artifice, j’aurai toujours le droit de m’occuper de votre bonheur.
André, très ému, cherchait une réponse. Clémence le prévint :
— Pas un mot, de grâce, mon cousin ! Ce que vous pourriez dire me ferait trop de mal.
A dater de ce moment-là, les deux jeunes gens se virent, chaque jour, avec une familiarité qui rappelait les habitudes de leur enfance. A table, ils s’asseyaient l’un près de l’autre. Au jardin, ils se pro
menaient dans les avenues qu’ils avaient eux-mêmes plantées d’arbres et de fleurs. Clémence redoublait d’attentions pour son jeune cousin ; mais, au fond, il y avait dans ces rapports affectueux une certaine ré
serve, qu’un œil clairvoyant n’avait point de peine à apercevoir.
— Comment donc ! s’écriait Victorine tout étonnée, est-ce qu’ils ont renoncé à se marier ensemble?
Naturellement, les deux dames Valérieux n’osaient intervenir dans une affaire si délicate.
Quant à Clémence, son opinion était faite sur les sentiments présents d’André.
— La preuve qu’il ne songe plus à ce qui avait été convenu entre nous, disait-elle tout bas, c’est qu’il ne m’a même pas dit un mot de l’améthyste.
Deux années s’écoulèrent.
Pendant ce temps-là, André, qui était en garnison
dans une des grandes villes du centre, envoyait fréquemment de ses nouvelles à la petite famille. Pour ne pas demeurer inactif, tout en continuant son ser
vice, il donnait suite à ses études d’autrefois, mais seulement en amateur. A la fin de la seconde année,
il vint passer un congé de trois mois à la maison de Ville-d’Avray.
— Ce serait une bonne occasion pour renouer l’affaire du mariage, disait la bonne Victoire à l’une de ses maîtresses.
Cette dernière y pensait bien, mais il fallait trouver un moment opportun afin de remettre la conversation sur une question si délicate.
Mme Valérieux attendit et quand André parla de retourner à son poste, elle se hasarda à l’interroger.
— Eh bien, que te proposes-tu de faire désormais, mon fils? A présent que tu as obéi à la volonté de
ton parrain en te faisant soldat, ne songes-tu plus à tes anciens projets qui étaient de t’établir en Seineet-Oise?
André rompit les chiens, comme on dit. Tout en détournant la question, il répondit que, si l’état mi
litaire a ses rigueurs, il ne manque pas non plus de compensations. Le siège de Sébastopol l’avait fort heureusement mis en évidence. Que lui fallait-il maintenant pour parvenir à un grade plus élevé et pour attacher la croix à sa boutonnière? Une cir
constance, le moindre incident, une seule campagne. Or, comme on commençait à parler de la possibilité d’une guerre contre l’Autriche pour la liberté de l’Italie, l’idée d’y prendre part paraissait lui sourire.
La famille était à table au moment où avait lieu cet entretien.
— Puisque le legs de mon parrain est dès à présent à moi, ajoutait André, il est par conséquent à vous toutes. Si je venais à vous manquer, ce qui ne sera pas, je me plais, du moins, à l’espérer, vous auriez du pain pour vos vieux jours et Clémence aurait une dot. Ainsi rien ne s’oppose à ce que je con
tinue à servir le pays jusqu’au bout de mes sept ans. Ce sera vite passé. Et voyez l’avantage! Quand je reviendrai en congé, je serai capitaine et j’aurai la croix d’honneur. Sont-ce là des. choses à dédaigner?
Si la pauvre Clémence avait pu nourrir encore une ombre d’illusion, ces paroles désolantes l’eussent bien vite dissipée. Sous un prétexte, la jeune fille se leva et se retira dans sa chambre pour y pleurer en secret.
— Ah! disait-elle, dévouons-nous à lui, quoi qu’il fasse, et qu’il ne sache jamais à quel point je l’aime !
On sait que la paix qui suivit la prise de Sébastopol ne fut pas de longue durée. Après le traité de Paris, une nouvelle querelle entre les princes amon
cela des points noirs à l’horizon. La campagne d’Italie était à la veille d’éclater.
— Quand j’y réfléchis sérieusement, se disait André, je vois que j’étais réellement né pour être soldat. Voilà encore une fois un roulement de tam
bour qui se fait entendre en France. Le clairon de mon régiment nous appelle du côté des Alpes.
Pourquoi mon cœur bat-il avec tant de violence dans ma poitrine? Évidemment c’est parce qu’un instinct secret me pousse à la bataille. Va donc pour la bataille ! Et puis ça pourra être pour moi une cause de rapide avancement.
A trois jours de là, pour obéir à l’ordre qu’il avait reçu, il se préparait à partir. C’était au printemps de 1859.
— Adieu, chère maman; adieu, ma tante; adieu, Victoire. Vous savez ce que c’est que la guerre ; on en revient assez souvent. Ainsi pas de larmes. Nous nous reverrons bientôt, après la première bataille gagnée.
Au moment où il s’approcha de Clémence, en lui tendant la main et en se penchant pour l embrasser,
il vit la pauvre enfant pâlir et une larme briller dans ses yeux.
— Adieu, André, lui dit la jeune fille, et que Dieu vous garde sur le chemin semé de périls que vous allez parcourir.
Sur ces dernières paroles, il s’inclina et partit. Clémence se retira chez elle où elle pleura avec amertume.
— C’est bien fini pour le coup, disait-elle. Si, à la
fin de cette nouvelle campagne, il revient à Villcd’Avray avec un plus haut grade et un nom plus éclatant, ce ne sera plus pour moi. Ainsi je n’ai plus rien à espérer. Ma vie est brisée.
Dès ce moment, cherchant à se donner le change à elle-même, elle voulut se tourner vers un autre amour. Un soudain accès de piété s’empara de son âme. Clémence se mit à prier pour elle-même et pour celui qui venait de repartir. Elle priait pour lui surtout qu’elle aimait d’autant plus qu’il était devenu plus oublieux.
Les jours passaient. Il arrivait par moments quelques nouvelles, mais encore bien confuses. Elle s’informait. Elle était dans de perpétuelles angoisses.
— Sera-t-il épargné par le sabre des Autrichiens comme il l’a été autrefois par les balles des Russes? se demandait-elle en frissonnant.
— Ma chère demoiselle, répondait Victoire, les vaillants sont toujours les plus épargnés, vous savez ça.
— Ayons donc bon espoir, reprenait Clémence. Je veux compter comme toi qu’André ne tardera pas à revenir.
IX
On voit qu’à très peu de choses près la sérénité de la petite maison était toujours la même. La vie s’y écoulait avec un calme et avec une régularité dont rien ne dérangeait le cours. Pourvu que le fac
teur n’apportât pas le matin une lettre encadrée d’un liseré noir, ces quatre femmes s’estimaient être suffisamment heureuses.
— Voilà une chose passablement bizarre, disait un voisin à un autre; croiriez-vous que cette petite Clé
mence redevient jolie? En vérité, quand on la re
garde aujourd’hui, on peut s’imaginer être encore au temps des miracles. Les marques de petite vérole qui couturaient son gracieux visage paraissent vou
loir s’effacer; on dirait qu’il y en a moins. Sa figure reprend des airs de mois de mai qui font plaisir à voir. Comment cela se peut-il faire?
Le voisin, très peu au courant sans doute de certains phénomènes de la psychologie, ignorait qu’une forle pensée agit souvent sur nous-mêmes au point de transformer un visage. C’est un fait qu’on a sou
vent observé chez les ascètes et chez les artistes. Ce même prodige se rencontre aussi chez les femmes d’élite.
Clémence avait réellement l’air de renaître.
Un matin, un. bruit inaccoutumé ébranlait l’air.En prêtant l’oreille, on entendait très distinctement le canon qui tonnait de l’esplanade des Invalides. En même temps des cris de triomphe, venus de Paris, se transmettaient de bouche en bouche, à travers la grande banlieue.
— Ces cent-et-un coups de canon, cela veut dire que notre armée vient de battre les Autrichiens à Magenta.
Tout le village fut bientôt sur pied. On s’empressait de mettre aux fenêtres des drapeaux couronnés de fleurs et de lauriers. Une victoire, songez donc!
A cette nouvelle, en vue de ce mouvement qui annonçait une grande journée, Clémence était devenue tout à la fois pleine de fierté et de crainte.
— Un succès pour nos armes, rien de mieux, disait-elle; mais André se trouvait là avec son régi
ment! Est-il parmi les vainqueurs ou parmi les morts?
— Parmi les morts? répondait la vieille servante. Eh! je vous assure que non, moi, mademoiselle! Cela ne se peut pas, croyez-moi.
Le lendemain, un peu avant l’heure du déjeuner, on apporta à Mme Valérieux une lettre frappée d’un timbre d’Italie. Ce qui étonna d’abord la petite fa
mille, c’est que la suscrip-tion était d’une écriture autre que celle d’André. Si le jeune officier n’é­
crivait paslui-même, ce ne pouvait être que mauvais signe. Toutes les trois eurent peur.
— Eh! lisez donc, d’abord, madame! s’écria Victoire en cherchant à rassurer ses maîtresses. Dans le cas où l’on aurait à gémir, il sera toujours assez temps pour le faire.
(1) Voir nos numéros des 16, ‘23, 30 janvier et 0 février.