SI l’on me demandait ce qu’il y a de plus original à Paris pour le moment, je crois bien que je dirais que c’est l’invention du tableau à musique — et l’ouverture du Cirque Oller. Il est curieux, ce cirque 011er. On y voit une piste se transformer en lac et des cloxvns tout à coup céder la place à des na
geuses. Un champ de courses qui deviendrait un étang. C’est étonnant, c’est très étonnant, mais l’exhibition du tableau de M. de Munckaczy, les Der
niers moments de Mozart, avec accompagnement du Requiem joué sur l’orgue, cette aimable combinaison de la musique et de la peinture, cet art picturomusical ou musico-pictural, au choix, voilà qui est plus étonnant encore que le cirque Oller.
Ce temps-ci a inventé un mot, le mot fort, qui remplace le beau, l’idéal, le fin, le charmant... « C’est fort ! C’est très fort! »
— Qu’est-ce que vous dites du dernier livre de X...?
— C’est très fort!
— Avez-vous entendu la symphonie de /....? — Oh ! très fort !
Tartouillet est plus fort que Bonnat en peinture, Bijournet plus fort que Coppée en poésie, Giboudier plus fort que La Rochefoucauld en « pensée », mais M. de Munckaczy qui, d’ailleurs, est un artiste admi
rable, un maître puissant, me parait plus fort que Bijournet, Tartouillet et Giboudier en fait d’inven
tions nouvelles. Grâce à lui, nous avons la peinture écoutée. Nous avions déjà le Tableau parlant. Voici le Tableau chantant qui, Dieu merci pour M. de
Munckaczy, ne ressemble pourtant pas à une boîte à musique.
Quelle drôle de chose que cette combinaison nouvelle du piano et de la palette! J’avoue que je n’ai pas besoin de peinture pour comprendre Beethoven, et qu’un son de harpe n’ajouterait rien pour moi à un tableau de Raphaël.
Voyez-vous Véronèse, de son temps, mettant des violes derrière ses Noces de Cana pour les expliquer, et ce pauvre Baudry, hier, faisant danser son plafond de l’Opéra pour faire comprendre ce qu’il avait voulu faire. Je ne plaisante pas, la peinture dansée serait aussi logique, ma parole ! que la peinture chantée.
Je m’attends à ce que les chroniqueurs viennent nous dire à ce propos :
— C’est de T américanisme !
L’avez-vous remarqué? Dès que se produit dans nos mœurs quelque changement un peu radical ou un peu ridicule, les chroniques proclament volon
tiers que c’est la faute des Américains. Pauvres Américains! Ils n’ont cependant pas fait tout le mal, et les bons Parisiens y sont bien pour quelque chose.
Il est certain que la société parisienne veut montrer, comme Tartouillet ou Giboudier, qu’elle est très forte. Elle entend s’amuser, mais en faisant du chic. On n’ose plus, aujourd’hui,s’inviter entre bons bourgeois comme on le faisait autrefois, sans façon. Les petites sauteries intimes, les soirées où Ton s’amusait sans songer à voir son nom figurer, le len
demain, dans le journal, n’ont plus de raison d’être. Quant aux réunions de famille, où Ton avait la naïveté de chanter quelque couplet au dessert, il fau
drait remonter jusqu’au déluge pour en retrouver le souvenir. As-tu fini, Béranger?...
Aujourd’hui, on aurait l’air d’un pingre si Ton invitait ses amis à la bonne franquette, comme au
trefois. Et, comme tout le monde ne peut rivaliser dans ses réceptions avec la colonie étrangère de Paris ou les grenouilles parisiennes qui veulent se faire aussi grosses que les bœufs américains, on re
çoit moins, on ne reçoit plus — et en fin de compte le commerce y perd, car dix ou vingt mille robes de bal sans grand luxe ambitieux rapportent plus aux couturières que cinq cents toilettes à tapage.
Ce qui a tué le confort, c’est le chic. Ce qui a tué le besoin de se divertir, c’est le besoin de paraître. Ce qui a tué l’intimité du salon où Ton cause, c’est le salon où l’on s’écrase.
Paris!... Ah! povero Parigi! J’ouvre le journal YEvénement, tout à l’heure, et j’y lis — au programme de la semaine :
« Carnet mondain :
« Ce soir, lundi, bal chez la comtesse C... Mardi
réception chez la princesse Jouriewski; samedi, concert chez Mme de Munkaczy; dimanche, réunion musicale chez Mme Kiriewsky ».
Des sky, des skoff! Toutes les terminaisons exotiques de la terre. On en viendrait à souhaiter des chroniques où Ton raconterait les soirées données par Dupont, Duverton Durand. Ce serait le Paris du Marais, mais ce serait Paris! Oui, je me sentirais pris d’une toute patriotique joie le jour où je rece
vrais un bout de carton m’annonçant que M. Choufleury restera chez lui le...
On a trop médit de M. Choufleury! Il valait bien Choufleurisky au Choufleurismann !
Dimanche dernier, le Père-Lachaise a reçu la visite du tout-Paris des anniversaires rouges. On a fêté Vallès, célébré Basly, dit son fait à l’infâme bour
geoisie. Il faisait très beau et cette manifestation n’a pas tourné au tragique. Mais les morts de Tan der
nier ne doivent pas nous faire oublier les morts de la veille et je laisserai là Vallès pour Desbarolles.
Desbarolles! Un nom populaire autrefois et resté connu et aimé dans les théâtres. Le nom d’un peintre qui maniait à la fois la rapière et le pinceau et qui, tout à coup, se mit à faire de la chiromancie et à prédire l’avenir en examinant les mains de ses contemporains.
Au temps légendaire des voyages du père Dumas, les noms de Giraud et Desbarolles, les deux peintres
de la caravane organisée par le romancier, étaient aussi fréquemment cités que celui de Dumas luimême. Giraud et Desbarolles, en Espagne! Le vieux Dumas leur prêtait autant d’aventures qu’à d’Artagnan, Aramis ou Porthos. Et — voyez le hasard, qui se moque si souvent des hommes — le jour même où Ton enterre Desbarolles, on vend à l’hôtel Drouot les esquisses laissées par feu Eugène Giraud. Toute la vie humaine est faite de ces rapprochements que la mort se plaît à rendre ironiques.
Desbarolles était, au théâtre, renommé pour la façon dont il réglait les duels. Ce qu’il a réglé de
duels dans les pièces est incalculable! Oui, c’était ce vieillard à barbe blanche qui enseignait à nos comédiens comment les gentilshommes d’autrefois descendaient en champs clos. Les duels de Des
barolles étaient aussi inévitables dans un drame de cape et d’épée que les déshabillés de Grévin dans une féerie.
Et voilà que, l’autre jour, M. Dumas fils a promis à ce brave homme l’immortalité de Mesmer et de Cagliostro. Je ne crois pas cependant que la gloire du romancier Desbarolles aille jusque là. Comme chiromancien, j’ai pu, dans un salon, juger de la perspicacité de Desbarolles.il avait, (privilège envié) dans ses doigts la main toute blanche et mignonne et potelée d’une jolie femme, et il disait à la charmeuse des vérités comme celles-ci :
— Madame, vous avez fait une maladie vers votre cinquième, septième ou dixième année... A seize ou dix-sept ans, vous avez eu des inquiétudes va
gues, des rêveries... Vous êtes blonde... les blondes sont généralement charmantes... Je ne serai pas sorcier en vous affirmant que vous avez charmé beaucoup de gens... Cette ligne que voici me dit que vous en charmerezencore...Vous ne vous doutez pas du nombre de gens qui vous ont aimée sans vous le dire... La ligne devie, chez vous, étant très fortement marquée, vous ferez encore bien des malheu
reux car vous avez les ongles et les phalanges de la plus honnête des femmes!
Là-dessus, avec un geste d’une élégance et d’une courtoisie parfaites, Desbarolles laissait tomber la main tendue — avec autant de désinvolture que s’il l’avait baisée — et la jeune femme toute ravie, s’en allait disant :
— Il est charmant, M. Desbarolles! Il est sorcier! Il a deviné que j’avais fait des passions sans le savoir !
Desbarolles prenait soin, du reste, d’affirmer à presque toutes les femmes qu’elles avaient la ligne de vie fortement marquée. De là, satisfaction des clients. On a beau vivre en temps de pessimisme,
on n’est point fâché d’apprendre qu’on est à peu près certain de vivre longtemps. Parfois pourtant, Desbarolles se trompait. C’était rare. Je lui ai en
tendu faire une conférence sur la chiromancie au boulevard des Capucines : il avait devant lui, sur la tribune, des mains de plâtre, rangées un peu au hasard. Des mains d’assassins, des mains de poètes, toutes sortes de mains. Il en prend une :
— Mesdames et messieurs, toutes les théories du monde ne valent pas un exemple. Voici une main
féroce, une main cruelle, une main atroce... C’est celle de Dumollard!... Remarquez combien les on
gles en sont larges, durs, les doigts spatulés, le pouce tragique...
Et pendant deux minutes, des explications plus sinistres les unes que les autres, puis tout à coup, Desbarolles (qui, peut-être, était un peu myope) s’in
terrompt, balbutie un peu, rougit beaucoup, pose la main de plâtre sur la chaire :
— Non, pardon, pardon... Je me trompais... La main que je viens de vous montrer n’est pas celle de Dumollard, c’est celle de Gounod!... Je vous demande pardon, bien pardon!...
Il y eut un fou rire. Mais Desbarolles avait déjà repris la véritable main moulée sur celle de Dumollard et il continuait, sans sourciller, sa démonstration!
— Doigts spatulés... Pouce effroyable... Ongles de bête fauve !...
Notez que cette petite erreur ne prouve rien contre sa science, qui était réelle. J’ajoute que nul homme ne fut meilleur et plus obligeant et plus loyal que ce brave homme-là et la preuve qu’il était sor
cier, c’est qu’en ôtant bon, il sut se faire aimer et se faire craindre.
Il paraît que nous aurons, la semaine prochaine, les débuts do M. Ernest Renan au théâtre. Je sais bien que le philosophe a déclaré à un reporter que sa pièce n’était pas une pièce et qu’au théâ
tre il n’entendait pas faire du théâtre. L’événement n’en est pas moins curieux et inattendu. Un à propos de Renan « à propos » de Victor Ilugo c’est un morceau de délicats et, quel qu’il soit, on ira l’écouter.
C’est le premier anniversaire de la naissance de Victor Hugo qu’on va fêter depuis sa mort. Gomme le temps passe! Oui, comme il passe, le temps! On dirait qu’il y a dix ans qu’on a porté le poète en terre. Les hommes et les choses disparaissent avec une rapidité vertigineuse. Est-ce qu’on parle encore du préfet Barrême?
On n’y pense plus. On ne pense probablement à rien. Les troubles de Londres, qui étaient sérieux et le procès en adultère intenté à sir Charles Dilke,qui
était folâtre, n’ont pas eu le don de bien accrocher la curiosité parisienne. Ce qu’il faut retenir cependant — à l’usage des Parisiens — c’est que l’aveu
de la femme ne constitue pas une preuve pour la loi anglaise. Mistress Craxvford avait tout avoué à son mari, mais le juge Butt a plaidé que cette con
fession ne pouvait être un témoignage contre sir Charles Dilke. Ainsi les dramaturges, nos contem
porains , doivent renoncer à ce moyen, toujours émouvant, de la femme se précipitant aux pieds de son époux et criant :
— Tuez-moi! en lui présentant la nuque, comme la Jane Gray de Paul Delaroche et en écartant les bras... En Angleterre l’épouse répondrait :
« Une confession n’est pas un témoignage » et la grande scène du supplice d’une femme ferait long feu.
Toujours est-il que le procès de sir Charles Dilke s’est terminé par un divorce. Le divorce va bien, en
Angleterre. En France, je ne sais pas trop comment il se comporte. On en parle peu, reconnaissons-le. On doit divorcer pourtant, mais sans bruit. On
divorce, si je puis dire, à Yanglaise. Quel drôle de tempérament que ce tempérament français ! Il s’ac
commode de tout. Quand on parlait de voter le divorce, il y a deux ans, on disait :
— Vous allez révolutionner les familles!
Le divorce est voté. On n’a rien révolutionné du tout. Quelques séparées ont changé de nom et, pour le surplus, rien. S’il n’y avait pas les enfants, qui m’ont toujours fait pitié en ces luttes entre hommes et femmes, je regarderais le divorce comme l’ange même de la Liberté (celui qui danse sur un pied,
au haut de la colonne de la Bastille). Mais il y aies enfants !
On leur a ôté leur père ou leur mère et ils divorcent, eux, avec les tendresses auxquelles ils ont droit, les pauvres petits. Je ne sais s’il s’agissait d’une belle-mère que lui avait donnée le divorce — ou la mort, cet autre divorce plus naturel — mais je n’ai pas oublié ce mot d’enfant entendu l’autre jour.
C’était un petit allant en classe, avec ses boutons mal cousus sursa jaquette pourtant propre et neuve.
— Pourquoi, lui dit le pion, avez-vous vos boutons qui tombent comme si vous les arrachiez ?
— Je vais vous dire, monsieur, répondit doucement l’enfant, c’est que j’ai une nouvelle maman... et elle n’est pas bien au courant de la maison !
Si j’avais eu à voter le divorce, un mot pareil m’eût plus troublé contre que tous les discours de M. Naquet ne m’ont convaincu pour.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS