la terre jouxtait la sienne, fut son objectif. Il y avait cinq ans qu’elle avait réussi à le mener à bonne fin et qu’elle était entrée triomphante au château de Soriac, devenu le chef-lieu des deux domaines réunis, qui formaient ainsi la plus belle terre de l’Armagnac.
Mme de Soriac n’avait pas le même genre de beauté que sa mère, cette beauté hautaine de déesse marchant sur les nues; mais, en outre de cette grâce, plus belle encore que la beauté, elle était jolie, admi
rablement jolie, quoique sa figure rose et mutine offrit un type un peu commun, héritage de son père,
le bonhomme Duclos, de Méjan, qui pour aristocratiser son nom, quand il épousa la-noble fille des Loupiac de Fontroche, eut la belle imagination de signer d’Uclos de Méjan; — nom que plus tard une plus intelligente transformation écrivit du Clos de
Méjan, puis de Méjan tout court. Madame de Soriac présentait donc dans toute sa sémillante personne un ensemble des plus gracieux : ses dents éclataient
entre ses lèvres un peu trop rieuses et ses blanches épaules, qui semblaient s’impatienter dans leur corsage mauve, attiraient invinciblement les regards.
Ceux du capitaine surtout.
Celui-ci était maintenant en pleine lumière. Un très beau militaire, en effet. Il approchait de la tren
taine; cinq ans de moins que Jules de Soriac et M. du Haget. — Vêtu à la dernière mode, avec une recherche exagérée, il était raide et gêné dans ses habits, comme tout officier habillé en civil. Sa tôle, assez belle, était déparée par cette calvitie pré
coce que produisent la chaleur et la pesanteur du casque; un embonpoint naissant, dû à l’exercice du cheval, avait peine à se dissimuler sous la ceinturecorset qu’il portait certainement; — car bien qu’il mangeât peu, il montait déjà en couleur et paraissait mal à son aise.
Cela ne l’empêchait pas de décocher d’incessantes œillades à la jolie baronne. Le vicomte en surprit une au vol, l’officier s’en aperçut et pâlit légèrement; il devint plus réservé, mais il évitait les regards de M. du Haget.
La baronne y répondait-elle? On n’aurait pu l’affirmer. Toutefois, depuis que le capitaine eut ralenti le feu roulant de son artillerie, elle levait sur lui des yeux inquiets et surpris. Dans un de ces moments, elle rencontra également le regard du vicomte et rougit.
— Diable! diable! dit celui-ci en lui-même.
Madame de Méjan, occupée à faire les honneurs de sa table, en forçant les convives à manger, sui
vant la coutume gasconne, et à surveiller le service qu’elle aimait correct, n’avait rien remarqué.
Jules mangeait sérieusement et paraissait ne rien voir.
Quant à M. du Haget, le pâté, le poulet et son vieil ami de 1854 lui avaient ôté l’appétit.
Cela lui attira, vers la fin, les reproches de Mme de Méjan :
— Ces Parisiens ne mangent rien, dit-elle en donnant le signal de quitter la table.
Le vicomte, par une feinte distraction, (il était placé entre Mme de Méjan et la baronne), offrit son bras à celle-ci et le capitaine, qui s’avançait en souriant et en arrondissant son bras pour le même of
fice, fut forcé de se replier sur la douairière, avec un air de dépit qu’il ne put dissimuler.
Après le café et les liqueurs :
— Eh bien! nous allons fumer un cigare, dit Jules, en prenant le bras d’Arthur; — viens-tu, Paulet.
— Merci, monsieur Jules, je fume habituellement assez peu, vous le savez, depuis ma maladie et ra
rement le soir; je resterai avec ces dames, si elles veulent bien le permettre.
M. du Haget avait déjà remarqué pendant le souper, ce tutoiement de Jules au capitaine, et combien celui-ci en paraissait agacé, ainsi que de la déférence dont il ne pouvait ou n’osait s’affranchir envers le rds de son bienfaiteur. Certes le bon Jules était incapable d’y mettre aucune intention blessante. Suivant l’habitude des familles riches, il avait tou
jours tutoyé le petit Paulet, beaucoup plus jeune que lui, et qui, dès son enfance, lui avait servi de domestique autant que de camarade. Il aurait cru lui faire de la peine en le traitant différemment et il
ne songeait nullement à établir entre eux maintenant une distance, que le capitaine Paul du Val croyait, d’ailleurs, avoir franchie depuis longtemps.
Quoi qu’il en soit,le capitaine se sentait humilié, et ces incessantes piqûres faites à son orgueil d’homme nouveau n’étaient-elles pas le prétexte qu’il se don
nait pour se justifier à ses propres yeux de courtiser la femme de M. de Soriac?
Car, évidemment, il lui faisait la cour. Mais à quel point en était-il arrivé?
louis d’ambaloges (A suivre.)
NOUVELLE
Rien dans les idées, dans le langage, même dans l’apparence de mon ami Henri d’Estève, ne rappelle M. Prudhomme. C’est, suivant l’expression
anglaise , un parfait gentleman. Sa femme, Mme Marthe d’Estève, est une de ces per
sonnes qui savent tenir leur maison en Parisienne
de race : bon sourire aux lèvres, bon feu dans la cheminée, bonne musique au salon, fine chère à table. Ceci explique pourquoi, durant une douzaine d’années, les amis, amies et connaissances de l’ai
mable couple se regardaient d’un air profondément surpris quand, interrogé sur la présence, au-dessus de la glace de la chambre à coucher, d’un sabre su
perbe — non une arme ancienne posée là comme œuvre d’art, — mais un sabre trop moderne pour ne pas éveiller l’idée d’un souvenir, André se conten
tait de répondre : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie. » De son côté, madame ne trouvait rien
d’extraordinaire dans la réponse de son mari, et même semblait-elle opiner, sinon du bonnet, du moins d’un imperceptible sourire surpris au coin de ses lèvres.
Cette phrase prud’homesque de M. d’Estève et cet énigmatique sourire de madame disaient assez que ce sabre avait une histoire. Mais quelle était-elle, cette histoire ? Quel mystère symbolisait-il, ce sabre? Quel nœud gordien avait-il tranché? Nul ne le savait.
Moi, je la connais, cette histoire, et je vais vous la raconter.
André d’Estève, pendant le siège de Paris, en sa qualité de professeur de physique dans un collège, avait été désigné pour faire partie du corps des éclaireurs électriciens mis à la disposition des chefs de la défense, et il avait été attaché au 5“ sec
teur des fortifications. Comme tel, il faisait partie, à titre auxiliaire, de l’armée active — rien de la garde nationale. Sa mission consistait à envoyer au loin ou à promener dans le périmètre d’attaque de dix bastions et d’autant de courtines, un puissant rayon de lumière électrique devant dénoncer la présence du moindre corps ennemi qui voudrait tenter un coup de main. C’était, dira-t-on, faire aux Prussiens beau
coup d’honneur que de les supposer capables de violer par escalade les remparts d’une place de guerre.
Depuis le mois de septembre, André d’Estève venait donc, toutes les deux nuits, par alternance avec des collègues, au poste principal des officiers électriciens du 5e secteur, en compagnie de son ami, Jacques Nervaux. Toutes les deux nuits aussi, il avait sa liberté.
Le soir de Noël, un soir libre, on avait fêté, chez M. d’Estève père, la nuit de la Rédemption et après un souper, plus plantureux d’intentions que de réalités, on était passé au salon. Quel engagement fut pris entre André et sa jolie cousine Marthe? On les avait vus, tout à la fin du souper, causer à voix basse, non sans une certaine animation. On le sut quand, à minuit sonnant, sur un regard de son cou
sin, Marthe alla au piano, l’ouvrit et chanta d’une voix belle et vibrante, parfois émue, le Noël d’Adam. Puis quand elle eût terminé et à peine éteintes les dernières vibrations sonores de l’instrument, on entendit la jeune fille dire à André :
— Mon cousin, je vous ai obéi, j’ai votre parole... — Vous l’avez, Marthe, répondit André.
— Eh bien? puisque j’ai chanté moyennant une discrétion, je veux... écoutez-nïoi bien, je veux aller, un soir, visiter les remparts, votre poste, les canons... je veux voir un tableau réel de la guerre. Voilà, monsieur!...
André resta un moment abasourdi.
— Mais, ma chère Marthe, vous n’y pensez pas, dit-il, réfléchissez ; ce qui se passe là-bas n’est pas affaire de jeune fille.
— C’est tout réfléchi... N’ai-je pas votre parole, demanda Marthe ?
— Vous l’avez, sans nul doute, mais, insista André, vous ne pouvez pas exiger une chose impossible.
— Mon cousin, vous connaissez, n’est-ce pas, l’histoire du mot impossible?... D’ailleurs, vous m’avez donné votre parole d’honneur et un honnête homme n’a que sa parole...
— Cependant, il y a des circonstances... répondit André, non sans une légère nuance d’impatience.
— Il n’y a pas de circonstances, répliqua Marthe, avec une pointe d’humeur ; et, pour terminer la dis
cussion : C’est dit, mon petit cousin, je vous laisse libre de choisir le jour.
André connaissait très bien le caractère de sa cousine Marthe... elle était de sa famille, c’est-à-dire une d’Estève et les d’Estève, quand ils veulent quelque chose, tiendraient tète à la fois à Dieu et à diable. Ce
que désirait Marthe, elle le désirait fermement et cette fermeté de son désir provenait soit d’une con
naissance exacte des difficultés et de leur solution, soit plus simplement, car elle était femme, de la vo
lonté de ne voir aucun obstacle. Aussi, à la manière dont elle avait dit à son cousin : un honnête homme n’a que sa parole, André avait-il tremblé pour l’avenir de certains projets qui reposaient sur sa seule volonté, à elle, les volontés supérieures de la parenté ayant déclaré vouloir demeurer neutres.
Il fallait donc s’exécuter de bonne grâce.
Une après-midi de janvier, vers la tombée du jour, André, fidèle à sa parole, arriva chez sa tante et, suivant ce qui avait été convenu entre Marthe et lui, suivant aussi une certaine liberté qu’expliquait l’intime parenté des deux familles, les projets d’union dont on ne faisait pas mystère, il obtint d’emmener sa cousine faire le tour de la promenade du quar
tier, le parc Monceau. Au moment où les deux jeunes gens arrivaient dans la rue, André vit Pierre, son
brosseur, qui les suivait en portant un paquet assez volumineux.
— Qu’est ceci, Pierre? demanda André.
— Ceci, interrompit Marthe, me regarde... Pour vous récompenser, mon cousin, de votre complai
sance, — je ne vous ferai pas languir... ceci est tout ce qu’il faut pour prendre une tasse de thé.
— Une tasse de thé, au poste!... — Oui, cela vous contrarie?
— Pas le moins du monde, mais, ma chère Marthe, votre idée est, pour le moins, originale.
— J’aime les choses originales.
— Et moi aussi, dit André, en passant gaiement sous son bras le bras de sa cousine.
Quelques instants après, une des rares voitures qui circulaient encore les déposait à quelque dis
tance du bastion des Ternes et à quelques centaines
de pas du poste de MM. les électriciens du 5e secteur des remparts de Paris.
Marthe voulut tout voir et au grand étonnement des sentinelles, comme des gardes nationaux, elle fut assez hardie pour se risquer jusque sur la pente dite plongée du parapet. Elle vit les environs ravagés,
les arbres abattus, les maisons ruinées; elle trouva un air martial aux canons, un air malheureux aux canonniers, un air profondément ennuyé à tout le monde. Bref! comme elle devait s’y attendre, s’il ne manquait pas d’une grandeur austère, le tableau n’avait rien qui pût charmer une jeune et jolie femme. Sincère en elle-même, peut-être fût-elle dé
senchantée, car rien de plus maussade que cette guerre passive, sans les émotions et les entraînements de la guerre active.
Marthe rentra dans le poste, et comme Pierre venait de sortir du panier qu’il avait apporté les divers objets du service à thé, la jeune fille se mit à les ranger : la petite bouilloire d’argent, la lampe à esprit de vin, les tasses de fine porcelaine japonaise,
Mme de Soriac n’avait pas le même genre de beauté que sa mère, cette beauté hautaine de déesse marchant sur les nues; mais, en outre de cette grâce, plus belle encore que la beauté, elle était jolie, admi
rablement jolie, quoique sa figure rose et mutine offrit un type un peu commun, héritage de son père,
le bonhomme Duclos, de Méjan, qui pour aristocratiser son nom, quand il épousa la-noble fille des Loupiac de Fontroche, eut la belle imagination de signer d’Uclos de Méjan; — nom que plus tard une plus intelligente transformation écrivit du Clos de
Méjan, puis de Méjan tout court. Madame de Soriac présentait donc dans toute sa sémillante personne un ensemble des plus gracieux : ses dents éclataient
entre ses lèvres un peu trop rieuses et ses blanches épaules, qui semblaient s’impatienter dans leur corsage mauve, attiraient invinciblement les regards.
Ceux du capitaine surtout.
Celui-ci était maintenant en pleine lumière. Un très beau militaire, en effet. Il approchait de la tren
taine; cinq ans de moins que Jules de Soriac et M. du Haget. — Vêtu à la dernière mode, avec une recherche exagérée, il était raide et gêné dans ses habits, comme tout officier habillé en civil. Sa tôle, assez belle, était déparée par cette calvitie pré
coce que produisent la chaleur et la pesanteur du casque; un embonpoint naissant, dû à l’exercice du cheval, avait peine à se dissimuler sous la ceinturecorset qu’il portait certainement; — car bien qu’il mangeât peu, il montait déjà en couleur et paraissait mal à son aise.
Cela ne l’empêchait pas de décocher d’incessantes œillades à la jolie baronne. Le vicomte en surprit une au vol, l’officier s’en aperçut et pâlit légèrement; il devint plus réservé, mais il évitait les regards de M. du Haget.
La baronne y répondait-elle? On n’aurait pu l’affirmer. Toutefois, depuis que le capitaine eut ralenti le feu roulant de son artillerie, elle levait sur lui des yeux inquiets et surpris. Dans un de ces moments, elle rencontra également le regard du vicomte et rougit.
— Diable! diable! dit celui-ci en lui-même.
Madame de Méjan, occupée à faire les honneurs de sa table, en forçant les convives à manger, sui
vant la coutume gasconne, et à surveiller le service qu’elle aimait correct, n’avait rien remarqué.
Jules mangeait sérieusement et paraissait ne rien voir.
Quant à M. du Haget, le pâté, le poulet et son vieil ami de 1854 lui avaient ôté l’appétit.
Cela lui attira, vers la fin, les reproches de Mme de Méjan :
— Ces Parisiens ne mangent rien, dit-elle en donnant le signal de quitter la table.
Le vicomte, par une feinte distraction, (il était placé entre Mme de Méjan et la baronne), offrit son bras à celle-ci et le capitaine, qui s’avançait en souriant et en arrondissant son bras pour le même of
fice, fut forcé de se replier sur la douairière, avec un air de dépit qu’il ne put dissimuler.
Après le café et les liqueurs :
— Eh bien! nous allons fumer un cigare, dit Jules, en prenant le bras d’Arthur; — viens-tu, Paulet.
— Merci, monsieur Jules, je fume habituellement assez peu, vous le savez, depuis ma maladie et ra
rement le soir; je resterai avec ces dames, si elles veulent bien le permettre.
M. du Haget avait déjà remarqué pendant le souper, ce tutoiement de Jules au capitaine, et combien celui-ci en paraissait agacé, ainsi que de la déférence dont il ne pouvait ou n’osait s’affranchir envers le rds de son bienfaiteur. Certes le bon Jules était incapable d’y mettre aucune intention blessante. Suivant l’habitude des familles riches, il avait tou
jours tutoyé le petit Paulet, beaucoup plus jeune que lui, et qui, dès son enfance, lui avait servi de domestique autant que de camarade. Il aurait cru lui faire de la peine en le traitant différemment et il
ne songeait nullement à établir entre eux maintenant une distance, que le capitaine Paul du Val croyait, d’ailleurs, avoir franchie depuis longtemps.
Quoi qu’il en soit,le capitaine se sentait humilié, et ces incessantes piqûres faites à son orgueil d’homme nouveau n’étaient-elles pas le prétexte qu’il se don
nait pour se justifier à ses propres yeux de courtiser la femme de M. de Soriac?
Car, évidemment, il lui faisait la cour. Mais à quel point en était-il arrivé?
louis d’ambaloges (A suivre.)
LE SABRE
NOUVELLE
Rien dans les idées, dans le langage, même dans l’apparence de mon ami Henri d’Estève, ne rappelle M. Prudhomme. C’est, suivant l’expression
anglaise , un parfait gentleman. Sa femme, Mme Marthe d’Estève, est une de ces per
sonnes qui savent tenir leur maison en Parisienne
de race : bon sourire aux lèvres, bon feu dans la cheminée, bonne musique au salon, fine chère à table. Ceci explique pourquoi, durant une douzaine d’années, les amis, amies et connaissances de l’ai
mable couple se regardaient d’un air profondément surpris quand, interrogé sur la présence, au-dessus de la glace de la chambre à coucher, d’un sabre su
perbe — non une arme ancienne posée là comme œuvre d’art, — mais un sabre trop moderne pour ne pas éveiller l’idée d’un souvenir, André se conten
tait de répondre : « Ce sabre est le plus beau jour de ma vie. » De son côté, madame ne trouvait rien
d’extraordinaire dans la réponse de son mari, et même semblait-elle opiner, sinon du bonnet, du moins d’un imperceptible sourire surpris au coin de ses lèvres.
Cette phrase prud’homesque de M. d’Estève et cet énigmatique sourire de madame disaient assez que ce sabre avait une histoire. Mais quelle était-elle, cette histoire ? Quel mystère symbolisait-il, ce sabre? Quel nœud gordien avait-il tranché? Nul ne le savait.
Moi, je la connais, cette histoire, et je vais vous la raconter.
André d’Estève, pendant le siège de Paris, en sa qualité de professeur de physique dans un collège, avait été désigné pour faire partie du corps des éclaireurs électriciens mis à la disposition des chefs de la défense, et il avait été attaché au 5“ sec
teur des fortifications. Comme tel, il faisait partie, à titre auxiliaire, de l’armée active — rien de la garde nationale. Sa mission consistait à envoyer au loin ou à promener dans le périmètre d’attaque de dix bastions et d’autant de courtines, un puissant rayon de lumière électrique devant dénoncer la présence du moindre corps ennemi qui voudrait tenter un coup de main. C’était, dira-t-on, faire aux Prussiens beau
coup d’honneur que de les supposer capables de violer par escalade les remparts d’une place de guerre.
Depuis le mois de septembre, André d’Estève venait donc, toutes les deux nuits, par alternance avec des collègues, au poste principal des officiers électriciens du 5e secteur, en compagnie de son ami, Jacques Nervaux. Toutes les deux nuits aussi, il avait sa liberté.
Le soir de Noël, un soir libre, on avait fêté, chez M. d’Estève père, la nuit de la Rédemption et après un souper, plus plantureux d’intentions que de réalités, on était passé au salon. Quel engagement fut pris entre André et sa jolie cousine Marthe? On les avait vus, tout à la fin du souper, causer à voix basse, non sans une certaine animation. On le sut quand, à minuit sonnant, sur un regard de son cou
sin, Marthe alla au piano, l’ouvrit et chanta d’une voix belle et vibrante, parfois émue, le Noël d’Adam. Puis quand elle eût terminé et à peine éteintes les dernières vibrations sonores de l’instrument, on entendit la jeune fille dire à André :
— Mon cousin, je vous ai obéi, j’ai votre parole... — Vous l’avez, Marthe, répondit André.
— Eh bien? puisque j’ai chanté moyennant une discrétion, je veux... écoutez-nïoi bien, je veux aller, un soir, visiter les remparts, votre poste, les canons... je veux voir un tableau réel de la guerre. Voilà, monsieur!...
André resta un moment abasourdi.
— Mais, ma chère Marthe, vous n’y pensez pas, dit-il, réfléchissez ; ce qui se passe là-bas n’est pas affaire de jeune fille.
— C’est tout réfléchi... N’ai-je pas votre parole, demanda Marthe ?
— Vous l’avez, sans nul doute, mais, insista André, vous ne pouvez pas exiger une chose impossible.
— Mon cousin, vous connaissez, n’est-ce pas, l’histoire du mot impossible?... D’ailleurs, vous m’avez donné votre parole d’honneur et un honnête homme n’a que sa parole...
— Cependant, il y a des circonstances... répondit André, non sans une légère nuance d’impatience.
— Il n’y a pas de circonstances, répliqua Marthe, avec une pointe d’humeur ; et, pour terminer la dis
cussion : C’est dit, mon petit cousin, je vous laisse libre de choisir le jour.
André connaissait très bien le caractère de sa cousine Marthe... elle était de sa famille, c’est-à-dire une d’Estève et les d’Estève, quand ils veulent quelque chose, tiendraient tète à la fois à Dieu et à diable. Ce
que désirait Marthe, elle le désirait fermement et cette fermeté de son désir provenait soit d’une con
naissance exacte des difficultés et de leur solution, soit plus simplement, car elle était femme, de la vo
lonté de ne voir aucun obstacle. Aussi, à la manière dont elle avait dit à son cousin : un honnête homme n’a que sa parole, André avait-il tremblé pour l’avenir de certains projets qui reposaient sur sa seule volonté, à elle, les volontés supérieures de la parenté ayant déclaré vouloir demeurer neutres.
Il fallait donc s’exécuter de bonne grâce.
Une après-midi de janvier, vers la tombée du jour, André, fidèle à sa parole, arriva chez sa tante et, suivant ce qui avait été convenu entre Marthe et lui, suivant aussi une certaine liberté qu’expliquait l’intime parenté des deux familles, les projets d’union dont on ne faisait pas mystère, il obtint d’emmener sa cousine faire le tour de la promenade du quar
tier, le parc Monceau. Au moment où les deux jeunes gens arrivaient dans la rue, André vit Pierre, son
brosseur, qui les suivait en portant un paquet assez volumineux.
— Qu’est ceci, Pierre? demanda André.
— Ceci, interrompit Marthe, me regarde... Pour vous récompenser, mon cousin, de votre complai
sance, — je ne vous ferai pas languir... ceci est tout ce qu’il faut pour prendre une tasse de thé.
— Une tasse de thé, au poste!... — Oui, cela vous contrarie?
— Pas le moins du monde, mais, ma chère Marthe, votre idée est, pour le moins, originale.
— J’aime les choses originales.
— Et moi aussi, dit André, en passant gaiement sous son bras le bras de sa cousine.
Quelques instants après, une des rares voitures qui circulaient encore les déposait à quelque dis
tance du bastion des Ternes et à quelques centaines
de pas du poste de MM. les électriciens du 5e secteur des remparts de Paris.
Marthe voulut tout voir et au grand étonnement des sentinelles, comme des gardes nationaux, elle fut assez hardie pour se risquer jusque sur la pente dite plongée du parapet. Elle vit les environs ravagés,
les arbres abattus, les maisons ruinées; elle trouva un air martial aux canons, un air malheureux aux canonniers, un air profondément ennuyé à tout le monde. Bref! comme elle devait s’y attendre, s’il ne manquait pas d’une grandeur austère, le tableau n’avait rien qui pût charmer une jeune et jolie femme. Sincère en elle-même, peut-être fût-elle dé
senchantée, car rien de plus maussade que cette guerre passive, sans les émotions et les entraînements de la guerre active.
Marthe rentra dans le poste, et comme Pierre venait de sortir du panier qu’il avait apporté les divers objets du service à thé, la jeune fille se mit à les ranger : la petite bouilloire d’argent, la lampe à esprit de vin, les tasses de fine porcelaine japonaise,