AH! qu’on est donc fier d’être Anglais Quand on regarde la colonne...
La colonne de Trafalgar, nécessairement. En vérité, je ne sais pourtant s’il
fait Lien bon vivre à Londres, par le temps qui court. On y visite les boutiques à coups de poings et l’on y casse les vitres au jour le jour. Meetings le dimanche, jour férié, pour se distraire. Un meeting, à Londres, Sunday! C’est toute une révolution. Sunday! Le silence, la solitude, la quiétude au logis, le désert dans la rue; voilà ce qu’é­
tait Sunday autrefois. Et, aujourd’hui, des meetings, le dimanche, en Angleterre! Où allons-nous?
Ma foi, je suis tout naturellement enchanté de me trouver à Paris et de n’être pas exposé (encore) à recevoir un tire-bottes par la figure ou une pendule dans les jambes quand je sortirai, tout à l’heure,
pour aller au Bois. Paris n’est pas plus folâtre que de raison. Il y fait un temps aigre et gris. On y a pour plaisirs inévitables, annuels, à date fixe, l’ex
position du Cercle des Mirlitons et celle des Aqua
rellistes. C’est un peu toujours et nécessairement la même chose. On y reçoit des lettres d’amis qui pren
nent le soleil à Menton et enlèvent leur veste à Nice pour prendre une culotte à Monaco. « Viens donc ici, vous disent ces lettres. On y est dans un par
terre de fleurs et je t’écris, au bord de la mer, en plein air, sous un parasol, comme si j’étais à Marnes au mois de juillet! »
Il est évident que lorsque les fonds de rues sont brumeux, les pavés mouillés, les jours rhumati
sants, on a de grandes tentations de se jeter dans un sleeping-car et d’y dormir sans crainte (Monaco n’est pas sur la ligne d’Evreux) jusqu’au baiser de
l’aube sur le bout de votre nez ensommeillé. Mais Paris est Paris et on y peut respirer en paix et,, pour ma part, je m’y moque des Anglais en promenades politiquës, à Londres, et de la Promenade des An
glais à Nice. Il y a toujours à Paris quelque question divertissante.
Quelle est la question du jour? Encore une question de théâtre! La question Dudlay! Mlle Dudlny sera-t-elle ou ne sera-t-elle pas maintenue par le ministère à son poste de tragédienne, à la Comédie- Française? C’est étonnant comme ces questions de comédiennes intéressent le public. Je dirai volon
tiers qu’elles l’intéressent trop. On s’occupe des personnes et non des idées. Question Weber! Question Dudlay ! Et après? Et ensuite? Ce sont les jour
nalistes qui inventent ces complications. Ils les grossissent, ils les nourrissent, ils les arrosent d’encre. Et le public, bien ou mal renseigné, hoche
la tête, dit : « C’est grave, c’est très grave! » et prend parti dans les questions qu’il ne comprend pas.
Et que sera-ce donc, lorsque les questions seronl traitées non plus en français mais en volapuk?
Le volapuk? Qu’es aquo, le volapuk? Ah! voilà!... Ce n’était pas assez de l’argot, voici que nous sommes menacés du Volapuk. Et qu’est-ce que le volapuk ? C’est la langue de demain, la langue uni
verselle que parleront tous les peuples quand on ne parlera plus aucune langue littéraire. On nous en a donné déjà une explication internationale. Volapuk vient de vol (univers, de l’allemand welt) et de puk, parler (de l’anglais speak).Quand on speakera le vola
puk on pourra s’entendre d’un bout à l’autre de la terre. Le volapuk est comme le langage téléphonique de l’univers. Va donc pour le volapuk. Le vo
lapuk a ses adeptes, le volapuk a ses chaires, le volapuk aura ses Bibles. J’ai déjà vu, au coin de ma rue, affiché un Cours de volapuk, absolument comme s’il s’agissait d’une leçon d’hébreu de M. Renan (auteur dramatique) au Collège de France.
Va donc pour le volapuk! Ce n’est pas joli, joli. Les vers de Lamartine ont plus d’harmonie que la prose volapukienne. Mais c’est curieux et cela vaut bien le pschtt et le v’ian du boulevard. Le Figaro nous a déjà donné un petit manuel des volapukistes. J’y vois que le journal se dit gassed\ j’avoue que gazette me suffisait.
Pour Vendredi, en volupuk on dit Maldel, et. Baludel pour dimanche. Le peuple de Paris dit dans son argot : « Le dimanche, je me ballade ». Il dira
dorénavant, en volapuk : « Le baludel, je me baludise ». C’est un progrès. Oh! c’est un progrès!
Et quel charme dans cette langue neuve !
M. Chincholle, qui a étudié le volapuk, nous fait connaître comment on peut dire en ce langage : « J’ai acheté une bouteille devin ! »
On dit :
— E le mob fladi de vin.
Eh bien, la tête sur le billot, comme s’écriait l’autre soir, M. Sarcey à propos de Mlle Dudlay, je pré
fère encore parler tout simplement comme les bonnes gens demon pays et je me moque autant que d’une cerise de cette belle invention du volapuk. Il ne faudrait cependant pas trop en sourire. Il estpossible que cet argot international se propage et se popularise. Tout est possible. Mais alors le français sera devenu une sorte de langue morte, un régal de
lettrés et je plains les générations futures qui liront Musset traduit en Volapuk et qui, ouvrant les lettres de Mme de Sévigné volapukisées verront quelque joli billet à Mme de Grignon ainsi libellé.
« Tarapapouya chéquéqué papoufif.
Signé : Marquise de Sévigné. »
Voilà pourtant où nous allons tout droit avec ce volapuk, la grande invention du momentet la langue (puisque nous avons déjà la musique) de l’avenir!
Est-ce drôle, la vie! Drôle si l’on veut, triste si l’on y tient. Cela dépend de l’école — optimiste ou pessimiste — à laquelle on appartient. Un homme vient de mourir qui, officier français, avait grade de mandarin dans l’armée chinoise. C’est lui qui cons
truisait il y a quelques années l’arsenal de Fou- Tchou détruit par un autre Français et, maintenant,
ni le constructeur, ni le destructeur, ni l’arsenal n’existent plus. M. Prosper Giquel est allé rejoindre l’amiral Courbet et la Chine compte un serviteur et un ennemi de moins. Tout cela est bien étonnant et cette procession d’ombres chinoises, disparues aussitôt qu’apparues, forme cependant l’histoire de l humanité.
Ne philosophe pas trop, Rastignac ! J’ai rencontré souvent Prosper Giquel, non pas en Chine mais dans les salons. C’était un homme fort aimable, la barbe entière et les cheveux longs. Il causait d’une façon charmante. Ah! ce qu’il a eu à subir do questions parisiennes durant notre guerre avec les Chinois! C’est incalculable.
— Voyons, monsieur Giquel, croyez-vous que les Célestes soient des adversaires dangereux ?
— Eh ! Eh ! répondait le mandarin Giquel, qui ne voulait pas répondre.
— Etes-vous partisan de la marche sur Lang-Son? — Euh ! euh !
— Le général Négrier a-t-il eu raison de dynamiter la porte de Chine? Une brèche à la Grande Muraille cela a dû produire un effet? — Oh ! Oh !
Et, en réalité, par devoir,par convenances, le mandarin français était tenu à la discrétion.
Il avait, du reste, rendu à l’empire chinois, dès la déclaration do guerre, 1a, dotation annuelle que lui accordait le Fils du Ciel, et cet homme a dû se trouver dans une situation d’esprit assez étrange, le jour où l’amiral Courbet s’est mis à bombarder l’arsenal que lui, Giquel, avait construit. Patriote, il devait souhaiter l’écroulement des casemates sous
les obus français. Ingénieur, son cœur devait saigner à l idée que chaque coup de canon - qu’il eût pointé — démolissait son ouvrage.
Prosper Giquel devait s’écrier tour à tour et presque en même temps : Bravo ! et Hélas ! Cela me rappelle ce jeune capitaine d’artillerie désignant à ses canonniers, en décembre 1870, pendant le combat de Villiers, une maison de campagne où s’était logé l’état-major allemand et disant froidement :
— Tirez à force ! La maison est solide ! Mais il faut la mettre en miettes !... C est la mienne !
Prosper Giquel avait construit l’arsenal de Fou- Tchou avec des Français, la plupart échappés des barricades de la commune et qu’il avait enrégimentés, embrigadés.
— Je voyais arriver des gens avec des têtes impossibles, nous disait-il. On ne leur aurait pas sur leur mine confié un mouchoir. Eh ! bien ! je leur donnais un grade, je leur campais des galons sur leurs manches, je leur donnais des hommes à commander, des millions à garder — et ils les gardaient !
C’est toujours fort intéressant d’écouter ainsi par
ler ces manieurs d’hommes et de profiter de leur expérience.
Paris, cette semaine, aura fêté Victor Hugo, la naissance de Victor Hugo. Je voudrais avoir au
tant de bank-notes que les journaux citeront de fois le fameux vers :
Ce siècle avait deux ans, Rome remplaçait Sparte.
Il y a des gens qui, de Victor Hugo , ne connaissent que ce vers-là. Et, chose curieuse, le même jour — 26 février — on célébrera le centenaire de François Arago.
Voilà un jour deux fois férié. M. Etienne Arago pourra assister ainsi à l’apothéose de son frère. Il serait bien étonné, le fin vieillard qui ne me connaît pas, de savoir où je lui ai entendu dire — coquette
ment — à des dames qu’il avait précisément l’àge de Victor Hugo, c’est-à-dire quatre-vingt-quatre ans aujourd’hui. Et comme les dames — qui étaient jolies — se récriaient, M. Etienne Arago de sourire et d’ajouter (en vers) :
Ce siècle avait deux ans, a dit Victor Hugo, Mais je le dis aussi, moi z’Etienne Arago.
Ce qui n’empêche pas le vieillard d’être le plus actif des directeurs de musées et je parierais qu’il mettra tout son zèle à faire réussir l’exposition Baudry qu’on prépare en ce moment. Je suis per
suadé que cette exhibition Baudry nous intéressera beaucoup plus que les aquarelles. On y verra entre
autres choses une Madone, une vierge tout à fait jolie et d’une beauté piquante, parisienœ.e comme disent les gens qui abusent du mot. Cette vierge a son histoire.
Un soir, Baudry rentrant dans son atelier de la rue Notre-Dame-des-Champs, aperçoit, sur le trottoir, une forme humaine. Il se penche, regarde. C’était une jeune fille accroupie et pleurant.
— Qu’est-ce que vous faites là, mon enfant? Elle ne répondait pas.
— Est-ce que vous avez peur de moi? — Non...
— Pourquoi pleurez-vous?
— Parce que papa m’a battue !
— Et pourquoi papa vous a-t-il battue? — Parce que sa femme ne m’aime pas ! — Sa femme?
— Une mauvaise femme qui a pris chez nous la place de maman. Maman s’est jetée à l’eau, un soir, de chagrin. Moi, je me suis dit : « Moi, je vais faire comme maman ». J’ai été du côté de la Seine. J’ai regardé. C’était tout noir. J’ai eu peur, je me suis sauvée et alors j’ai marché, marché, marché... je ne savais plus où j’allais, seulement ce que je savais bien c’est que je ne voulais pas rentrer chez papa. Alors, à la fin, je n’en pouvais plus, je suis tombée. Voilà !
Le ton était attendri, poignant, irrésistible.
— Est-ce que vous avez de l’argent? dit le peintre. — Non.
— En voici. Allez à l’hôtel, calmez-vous, dormez. Et demain, venez me voir.
Il lui. donna son adresse. Il l’avait à peine entrevue, dans cette ombre. Le lendemain une jeune
fille entre dans son atelier, exquise, brune, fine et pâle, avec de beaux grands yeux qui avaient pleuré. Souvenez-vous de ce que Byron dit des larmes des femmes. Paul Baudry se sentit frappé d’admiration. — Mettez-vous là, mon enfant, dit-il.
Il prit sa palette, travailla en hâte, enleva une esquisse en une séance. C’est, paraît-il, un chefd’œuvre, le chef-d’œuvre du maître. Cela a un charme infini.
Puis la petite disparut, rentra chez papa, reprit le collier de misère ou se noya peut-être quelque nuit d’hiver, comme cette pauvre fillette qui, grondée par ses maîtres, est allée naguère s’enfoncer la tête dans un bassin du Parc Monceau, et qu’on retrouva le lendemain, toute glacée, dans fonde grise et hu
mide qui collait sa robe à son corps raidi de dixhuit ans.
Du moins la petite inconnue de la rue Notre- Dame-des-Champs a-t-elle inspiré une peinture ad
mirable à Paul Baudry, et si cette histoire d’art et de misère n’est qu’un roman, je dirai du moins qu’il est touchant.
A propos d’un portrait de Baudry justement, — un portrait de femme dont une main est plus
réussie que l’autre — un joli mot de la princesse Mathilde.
Elle lorgnait la peinture, puis se retournant vers le modèle :
— Ah! ma chère, comme on voit qu’il était amoureux de vous quand il a peint la main droite, et que vous lui aviez résisté quand il a dessiné la gauche!
Rastignac.
COURRIER DE PARIS