— Comment! ces messieurs sont là, dit gaiement à son tour la baronne en s’approchant. Oh! le beau clair de lune! mais je veux sortir aussi... Venezvous, maman?
Evidemment, leurs affaires allaient mieux; ils avaient mis à profit ces quelques minutes de tête-à- tête; ils avaient remarqué la surveillance inattendue dont ils étaient l’objet; ils voulaient l’endormir; ils étaient d’accord, ils s’aimaient...
Voilà les gradations que suivit la pensée du vicomte, pendant le court instant que mirent le capi
taine et la baronne à venir au jardin, par la grande porte vitrée s’ouvrant sur le perron.
— Diable! diable! se répétait-il.
Mme deMéjan, craignant la fraîcheur du soir,était demeurée au salon, abîmée dans la lecture de l’Année terrible qui venait de paraître.
— Mais elle est donc aveugle et sourde ou plutôt folle! se disait Arthur. Comment! là, sous ses yeux,
sa fille et ce capitaine soupirent et roucoulent, et elle ne voit rien !
D’abord Mme de Méjan était comme la plupart des mères : une fois leurs filles mariées, elles ne s’en occupent plus; que le mari les garde, s’il lui plaît.,
c’est son affaire. Puis, Mme de Méjan n’ayant jamais fait le mal, ne pouvait le soupçonner chez les autres, et encore moins le soupçonner chez sa fille, élevée par elle dans des principes si austères; et enfin comment la fille des marquis de Fontroche auraitelle pu penser que ce fût ce Paul Duval, ce fils d’un pauvre régent, élevé au château par charité, ce
petit Paulet qui marchait pieds nus et faisait les commissions du château à la ville, ce Paulet que l’on tutoyait encore comme un des gens de la mai
son, que ce fût lui qui fît la cour à la baronne de Soriac.
Certes elle était à cent lieues d’une pareille supposition.
Il ne fallait donc pas compter sur sa clairvoyance et Jules paraissait partager la même manière de voir,
c’est-à-dire de ne rien voir. Arthur trouva bon et charitable de se mettre en travers de cette intrigue naissante.
Oui, mais était-elle naissante seulement?
Ceci lui paraissait probable; les phases diverses de dépit et de joie, qui se succédaient chez l’amou
reux capitaine, dénotaient un amour à son aurore, avide du continuel aliment de ces petits riens, que nos bons aïeux appelaient les menus suffraiges, plu
tôt qu’une passion satisfaite ou sûre d’un triomphe prochain.
Ils se promenèrent donc tous les quatre devant les fenêtres du salon. Mme de Soriac donnait le bras au vicomte et laissait pendre dans l’ombre son autre main,qu’avait saisie le petit Paulet. Arthur comprit cela aux légers tressaillements de la baronne, quand le capitaine devait presser plus fort.
Pour mieux s’en assurer, au moment où ils passaient dans la lumière d’une des fenêtres, il s ar
rêta brusquement, en laissant choir son cigare qu’elle lui avait permis de continuer, et se baissant prestement pour le ramasser, il put voir les deux amou
reux que l’impulsion commencée avait portés à deux pas en avant, dégager rapidement leurs mains entrelacées.
Ils reprirent leur promenade, mais la méfiante baronne avait ramené sa main qu’elle n’abandonna plus le long de sa robe. Elle fut inflexible aux appels réitérés de l’impatient officier, qu’Arthur ne pouvait voir, mais qu’il lui semblait deviner.
— Allons ! allons ! pensa le vicomte, il n’y a encore rien de sérieux ; mais il faut arrêter cette comédie, qui pourrait fort bien devenir un drame.
Ils rentrèrent au salon, où les rappelait Mme de Méjan, qui avait fait servir le thé et les gâteaux ; en
notre province, on ne passe jamais trois heures sans manger et boire.
— Eh bien ! que fait-on demain? demanda M. de Soriac ; moi, j’aurais besoin de la matinée, pour aller faire monter ma chasse aux ortolans, et je te prie de m’excuser, mon cher Arthur... si cependant une
promenade matinale dans les vignes ne t’ennuyait pas trop, tu pourrais m’accompagner... d’ailleurs je serai toujours rentré à midi...
— Heure de la soupe ! interrompit en riant Mme de
Méjan. Ah ! que vous voilà bien ! chasser, pêcher, monter à cheval, manger et boire !... et vous voulez encore rendre les autres comme vous ! mais puisque nous avons M. du Haget, laissez-le du moins un peu pour nous.
Le capitaine s’était levé et avait l’air de prendre congé.
— Et où diable vas-tu? continua Jules sans faire autrement attention à la boutade de sa belle-mère;
— il est trop tard pour rentrer chez toi, ta mère pe t’attend plus; et d’ailleurs, mon brave, tu n’asiifijle envie de t’en aller...
— Et vous oubliez, capitaine, ajouta la baronne en venant à son secours, car il rougissait et balbutiait, — vous oubliez que vous me donnez une leçon d’é­
quitation demain matin, dès l’aurore, c’est-à-dire, dès que je serai levée.
Ils échangèrent un doux regard, et comme attirés par le même courant magnétique, leurs yeux ren
contrèrent en même temps ceux de M. du Haget fixés sur eux.
Comme pendant le souper, la baronne rougit et Paulet pâlit: tout cela eut la durée d’un éclair.
Cette certitude de se savoir observés les rendit pensifs. Arthur lui-même était devenu songeur; la conversation languissait, il était tard, et il demanda la permission de se retirer.
M. de Soriac conduisit ses deux amis dans leurs chambres qui étaient voisines.
— Eh bien! à demain! lui dit Arthur, je t’accompagnerai à ta chasse; — je serai bien aise de voir la bonne culture de tes vignes pour prendre modèle... tu sais que je suis devenu campagnard et agriculteur et qu’en cette qualité, je me lève de bonne heure... Viens me prendre, tu me trouveras prêt.
Le vicomte, en se couchant, se tint le monologue suivant :
— Il est évident, mon pauvre Jules, que ton affaire est claire; ce n’est plus qu’une question de quelques jours et je ne veux pas être témoin de ton infortune. Aussi, je vais raccourcir mon séjour chez toi et avant la fin de la semaine, je partirai en t’abandon
nant au sort pour lequel tu me parais prédestiné et contre lequel je ne puis rien, hélas !... N’y puis-je rien, vraiment?... M’est-il permis de déserter le théâtre du combat, quand j’ai seul reconnu l’ennemi, et de laisser mon meilleur ami à la merci de cet en
nemi déloyal?... Je peux toujours retarder le fatal dénoûment... oui, mais je ne saurais m’établir dans
la place au-de la de huit ou dix jours, et après?... et après, ma foi! ce sera autant de gagné pour Jules, qui se décidera peut-être à ouvrir les yeux... Allons! c’est dit, je garderai à vue mes deux tourtereaux... je vais me faire détester par le capitaine, mais c’est déjà fait et je m’en moque, tant mieux, au contraire ! — il joue le rôle d’un malhonnête garçon!... et abhor
rer par la baronne; ceci me plaît moins! mais si je lui faisais la cour, moi aussi? Ce serait peut-être une diversion charmante?... Suis-je fou? à mon âge! dans peu d’années un quadragénaire! un homme veuf!... Bah! j’ai l’air aussi jeune que le capitaine; ma taille est plus mince et plus souple que la sienne; je ne porte pas de corset, on ne me voit pas un cheveu blanc et je n’ai pas, comme lui, le sin
ciput ravagé... D’ailleurs, pour m’établir le garde du corps de la baronne, ce qui me paraît indispensable, au train dont cela marche, je n’ai pas d’autre prétexte... Bah! allons-y ! Il est convenu que je ne songe nullement à trahir mon pauvre Jules. C’est seulement pour empêcher l’autre... et je serai tou
jours maître de moi, puisque mon cœur ne saurait
entrer dans l’enjeu; hélas! il n’habite plus parmi les vivants !
Son plan mûri et arrêté, il se mit en disposition de dormir, non toutefois sans avoir remarqué, après avoir éteint sa bougie, qu’un rayon lumineux filtrait entre la porte qui séparait sa chambre de celle du capitaine.
Celui-ci veillait donc encore et il écrivait probablement, suivant la manie de tous les amoureux.
II
Avant sept heures, M. du Haget était levé et habillé.
A travers la porte, il entendait dormir son voisin.


LE BARON DE SORIAC


/Suite}.
Voila ce que M. du Haget voulait savoir. — Viens donc fumer, répéta Jules.
Le vicomte tenait à ne pas abandonner la piste de ses observations, d’autant plus qu’il voyait la baronne s’asseoir
au piano et le capitaine prêt à s’installer derrière elle.
— Mais, mon ami, dans un moment, répondit-il, voilà ta femme qui va jouer ou chanter, et je ne veux pas me priver du plaisir de l’entendre.
— Mon Dieu! Jules, dit Mme de Méjan, pensezvous que tout le monde soit comme vous, qui ne pouvez rester dix minutes avec les dames, si ce n’est pour manger?
— Mon Dieu ! Madame, Arthur dit cela par politesse et il a envie de fumer autant que moi...
— Vous ! disait en même temps la baronne à M. du Haget, je croyais, vicomte, que vous aviez la musique en horreur et le piano particulièrement.
Elle disait vrai; Arthur exécrait le piano; il l’accusait d’être une des principales causes de la désorga
nisation de la bonne société. « Les hommes, avait-il « l’habitude de dire, ont peu à peu déserté les salons, « envahis par ce funeste instrument, et se sont ré« fugiés dans les cafés, dans les clubs et ailleurs. « Les pianos ont tué la causerie et l’esprit français, « je le démontrerai quand on voudra ».
— Je me suis converti dans mon dernier séjour à Paris, Madame, répondit-il.
— Mais vous ne connaissiez pas mêmes les notes ! — Ah ! baronne, que je suis aise de vous donner la preuve du contraire! Voyons! qu’alliez-vous jouer? Bon ! la partition du Barbier... Il barbiere : Introdu:ione... C’est ravissant ! Voulez-vous permettre, mon cher capitaine, que je prenne un instant votre place? Je vous la rendrai!... Mme la baronne va voir comme je tourne à propos et lestement les pages... Madame, vous pouvez commencer...
Le capitaine alla s’asseoir en face, mordant sa moustache, pendant que les jolis doigts de la ba
ronne se crispaient sur les touches d’ivoire, qu’ils attaquèrent trop vivement.
Est-ce qu’elle ressentait, elle aussi, quelque dépit de la même contrariété?
Probablement, car à peine arrivée au tiers de l’œuvre immortelle, elle se trompa ou feignit de se tromper ; elle n’avait pas étudié plus loin, le mor
ceau était difficile, d’ailleurs elle ne se trouvait pas disposée; elle s’arrêta brusquement...
M. du Haget ne voulait pas se rendre insupportable, il avait recueilli tout ce qu’il pouvait noter pour le moment; il eut donc l’air de céder aux nouvelles instances de Jules elle suivit au fumoir.
Quand leurs cigares furent allumés :
— Si nous allions fumer dehors, dit Arthur, la soirée est splendide et une petite promenade en plein air est utile après un aussi fort souper.
— Oui,parles-en, du souper! Ah! mon pauvre ami, comme Paris t’a changé ! mais pas à ton avantage,
permets-moi de te le dire; tu ne manges plus, tu bois de l’eau rougie, tu touches presque du piano; je suis sûr que tu vas chanter des romances avec ma femme et déclamer des vers à ma belle-mère !
— Peut-être...
Et tout en causant, le vicomte attira son ami au jardin, devant les fenêtres du salon, situé au rez-dechaussée; il avait remarqué qu’elles étaient entrou
vertes et, avant de sortir, il avait eu soin d’écarter un peu les rideaux.
Mais le bruit de leurs pas sur le sable et le gros rire de Jules avaient été entendus à l’intérieur ; pas assez tôt cependant pour qu’Arthur ne pût remar
quer, à son arrivée dans la zone de lumière projetée au dehors, le capitaine se levant brusquement de la chaise qu’il occupait auprès de la baronne, encore assise sur le tabouret du piano.
Le capitaine vint à la fenêtre et d’un ton enjoué, qui avait fait place à la mauvaise humeur et au dépit de tout à l’heure :
— Ah! vous voilà, messieurs, je croyais que vous vouliez rester dans le fumoir... alors, je vais vous rejoindre.