— Bien! se dit-il, un amoureux qui ronfle! c’est bon à noter! cela pourra être utilisé dans l’occasion.
En ce moment, Jules, après avoir frappé à la porte, entra :
— Tu es un homme exact, dit-il, nous allons manger un morceau, prendre une tasse de café et par
tir.. Mais que diable as-tu? continua-t-il en voyant Arthur marcher péniblement et un peu courbé.
— Tu sais bien que je suis sujet à la sciatique; elle m’a repris, il y a un instant, tout d’un coup, comme toujours... Est-ce que nous allons à pied à ta chasse? je ne sais pas si je pourrai marcher longtemps...
— C’est à dix minutes à peine, sur le plateau des vieilles vignes, près de ce cnalet que tu vois d’ici à mi-côte... cette petite course te remettra.
Malgré l’heure matinale, il fallut manger; après quoi, ils partirent, escortés de deux domestiques, qui portaient le matériel et les engins nécessaires.
Arthur soutenait sa marche à l’aide d’un bâton.
Ils arrivèrent au lieu de la chasse et Jules crut devoir donner à son ami des explications techniques,
écoutées par celui-ci d’une oreille fort distraite. La pensée d’Arthur était ailleurs; il cherchait par quel moyen il pourrait se mettre en tiers entre la baronne et le capitaine,dans leur promenade à cheval...
— Est-ce qu’il n’y aurait pas un endroit pour s’asseoir, dit-il à la fin, je ne puis me tenir debout.
— Souffres-tu à ce point? Tu n’avais qu’à le dire et ne pas m’accompagner... Il te faut rentrer... Mais
que vas-tu faire toute la matinée? Ma femme et le capitaine vont monter à cheval, ma belle-mère ne fera que tourbillonner dans la maison et dans les jardins; elle n’est pas d’ailleurs toujours amusante...
— Mais je monterai à cheval avec ta femme et M. du Val; cet exercice m’est recommandé comme remède à ma sciatique; j’ai mon cheval de cabriolet qui se monte très bien, tu as une selle, j’imagine?
— Tu es bon ! j’ai mieux que cela ; j’ai Figaro, tu sais, Figaro, de ma jument arbaise Lilla par El
Kébir. Tu l’as vu, il y a deux ans, il en a quatre maintenant et quel fier cheval!... avec ça, doux comme un mouton... Seulement, il n’aime pas à ren
contrer la voiture du courrier de Mont-de-Marsan, ni les camions de Sarrau, ni les gros chiens qui aboient dans ses jambes, ni les troupeaux de moutons, ni le...


— C’est-à-dire que c’est une bête endiablée !


— Ni le mulet du meunier; mais non, je t’assure, je te préviens seulement, pour que tu fasses attention... Eh bien! tu as une excellente idée; Marie montera Lilla, qui a bien aussi sa petite tête et le capitaine escadronnera sur son grand dragon, le vieux Baptiste suivra sur un des petits navarreins, et tu t’amuseras plus qu’à ma chasse aux ortolans ; excuse-moi, mais, à partir de ce soir, ma chasse sera organisée et je serai tout à toi.
M. du Haget revint au château ; tout le monde dormait encore et il alla visiter le chenil et les écuries.
Le chenil était très convenablement installé dans un petit bâtiment au levant du château; il se com
posait d’une quinzaine de chiens courants de notre vieille et fine race gasconne, noirs-bleus, marqués de feu, dont nous n’avons pas su conserver l’espèce, unique pour le courre du lièvre.
Elle était pourtant assez pure, depuis longues années au château de Soriac, bien que le baron, fils dégénéré de son père, de ce côté, pratiquât person
nellement peu la chasse aux chiens courants, trop fatigante à pied et impossible à cheval dans les coteaux de son pays.
Par contre, il aimait passionnément la chasse au chien d’arrêt. Ceux-ci ôtaient représentés par la vieille Mirza, belle épagneule blanche, tachée de brun et par Tom et Plumor, deux braques l’un à poil fort, l’autre de l’espèce que les Parisiens ap
pellent « braques de Toulouse », parce qu’ils sont originaires des environs d’Auch.
Arthur était pour eux un vieil ami ; à son approche, ils levèrent la tête en remuant la queue, et quittant la place où ils étaient étendus au soleil, ils vinrent lui faire leurs compliments.
La gent canine était complétée par Pigou, un énorme chien des Pyrénées, blanc à museau noir, à figure bonasse, dont la voix profonde, terreur des
maraudeurs, s’entendait à plus d’une lieue dans le silence des nuits, et par Ratapoil, bull-terrier gris, aux yeux couleur de sang, d’une laideur remarqua
ble, dénotant sa noble origine, dont la profession
était de suivre les chevaux et les voitures et de livrer bataille aux camarades qu’il rencontrait en route.


A la porte des écuries, M. du Haget trouva le vieux Baptiste.


Ce serviteur des temps passés (car il n’en existe plus maintenant que de très rares spécimens au
fond de nos bonnes vieilles provinces) avait environ soixante ans. Entré à quinze ans au château, du temps du grand père de Jules, il n’en était plus sorti ; il avait eu son avancement surplace et, peu à peu investi de la confiance de ses maîtres, il était devenu le surveillant général de la maison.
Il avait l’œil à tout; les écuries, le chenil, les voitures, le service intérieur des appariements ; il ser
vait à table quand on avait du monde; quand on attelait la grande calèche, c’est lui qui montait suile siège; s’il fallait accompagner à cheval, c’était lui;
il prenait soin des fusils et de tous les harnais de chasse de M. de Soriac, ainsi que des engins de pêche ; enfin il était préposé à toute la partie sportive de la vie du château.
Il est inutile de raconter son affection pour M. de Soriac : il l’avait vu naître, il l’avait porté dans ses
bras ; c’est lui qui avait guidé ses premières courses à cheval et ses premiers coups de fusil aux merles le long des haies; il l’avait longtemps appelé Yenfant, puis M. Jules, et c’est encore ce nom qu’il donnait le plus souvent au baron.
Inutile également de dire si Jules aimait son vieux Baptiste. Naturellement, il le tutoyait et un jour qu’il eut à lui faire je ne sais quelle observation, il voulut lui dire vous; le pauvre Baptiste s’arrêta stupéfait,
ouvrit de grands yeux pleins de larmes et ne put que balbutier :
— Non, pas cela! monsieur Jules ! possible que j’ai eu tort; frappez-moi, si vous voulez, mais ne me dites pas vous; non, pas cela!


Jules aussi ému que lui, lui tendit la main.


Une autre fois, Jules arrivait d’un voyage en Orient, où la dyssenterie avait failli l’emporter; il descend de voiture, et, dégagé des étreintes de sa mère et de sa sœur, il aperçoit Baptiste qui n’osait s’avancer :
— Eh bien ! mon vieux Baptiste, dit-il, tu ne veux donc pas que je t’embrasse?
Et il sauta au cou du pauvre serviteur qui suffoquait.
On notait plus haut que les serviteurs de cette espèce ont disparu; la Révolution a passé aussi chez eux et ils sont devenus nos égaux, citoyens libres, électeurs et éligibles.
Messieurs nos cochers et messieurs nos valets de chambre sont-ils plus heureux que ne l’était le vieux Baptiste en son château de Soriac?
On en doute.
Baptiste avait connu le vicomte du Haget tout enfant; le père de Jules, « défunt monsieur le baron », comme il disait, et M. du Haget père étaient grands camarades; cette amitié s’était continuée dans leurs enfants et Baptiste accueillait toujours le meilleur ami de son maître avec un empressement plein de respect et d’affection.
Les écuries étaient correctement tenues; un bel attelage bai de carrossiers anglo-normands pour la calèche, le breack ou l’omnibus, une paire de che
vaux navarreins gris pour la victoria et le dog-cart de chasse, et les deux bêtes de selle déjà nommées, Lilla et son fils Figaro, formaient toute la cavalerie du château.
On ne compte pas la grosse jument percheronne de l’homme d’affaires ni le cheval du capitaine.
— Ah! voilà Figaro! dit le vicomte en s’arrêtant devant un beau cheval bai-brun, qui, par dessus le bois de sa loge, cherchait à taquiner ses voisins, — nous allons faire connaissance tout à l’heure ..
— Monsieur le vicomte va monter Figaro? dit Baptiste, on m’avait dit de préparer seulement Lilla et le dragon de Paulet, pardon! de monsieur le capi
taine; alors je sellerai pour moi un des navarreins... Ah! monsieur va monter aussi à cheval avec nous... eh bien, tant mieux!
— Pourquoi donc tant mieux, Baptiste?
— Oh! pour rien, monsieur le vicomte; — c’est seulement à cause de ce pauvre Figaro, qui s’ennuie et fait les cent coups, quand il voit partir les autres sans lui... et aujourd’hui je ne pouvais le monter,
parce qu’il me fatigue beaucoup, surtout depuis ma dernière maladie.
— Monsieur le baron ne monte donc plus à cheval? — Oh! pas souvent, maintenant; M. Jules accom
pagnait ordinairement Mme la baronne; — mais depuis l’arrivée de Paul... de M. le capitaine,cela devient rare.
— Et ils vont à cheval seuls, madame et le capitaine ? dit Arthur un peu plus vivement qu’il n’eût convenu.
Baptiste comprit-il sa pensée? Il eut un rapide sourire :
— Non, monsieur; les premières fois, M. Jules les accompagnait toujours sans moi. Un jour, monsieur eut affaire à la foire de Saint-Justin; madame et M. le capitaine partirent seuls. Monsieur rentra le premier, une heure avant la nuit : — Où est madame? Où est Paul ? dit-il en ne voyant personne à son ar
rivée. — Ils sont à cheval, monsieur Jules, que je lui dis. Voilà qu’il devint tout pâle et qu’il me fit un œil, l’œil qu’il fait quand il va se mettre en colère : — Et tu ne les a pas accompagnés ? me dit-il. — Mais, monsieur Jules, vous ne me l’aviez pas recommandé, et quand vous sortez à cheval avec ma
dame, je ne vous accompagne pas. — Tu n’es qu’un vieil imbécile, qu’il me dit, en ayant l’air de s’apai
ser tout à coup, j’avais tort de ne pas t’emmener, voilà tout ; mais clores-en-avant et toutes les fois et guantes que madame ira à cheval avec moi ou avec n’importe quiconque, tu suivras sur un des petits navarreins ou sur Figaro ; rappelle-toi cela.
En même temps, madame et le capitaine rentraient au petit galop.
Je regardais monsieur, il était encore pâle et son œil toujours luisant :
— Ma chère amie, dit-il, à l’avenir, quand vous sortirez à cheval, vous me ferez le plaisir d’emmener Baptiste; vous êtes un peu imprudente, un acci
dent est vite arrivé, et dans ces moments-là, on n’est jamais trop de monde... Je m’étonne, Taul, que tu n’aies pas songé à cela.
— Et depuis lors, Baptiste?
— Depuis lors, monsieur le vicomte, j’ai toujours suivi madame et le capitaine. — Quand je n’ai pu, durant ma maladie, c’était M. Jules qui les accompagnait.
— Diable! diable! répétait M. du Haget à part lui, voilà qui se complique ! Evidemment, ce vieux Bap
tiste ne dit pas tout ce qu’il sait et Jules pourrait bien être un sournois qui y voit plus clair qu’il n’en
a l’air... Et n’est-ce pas de cette affaire délicate dont il voulait parler à la fin de sa lettre ? Mais quel conseil peut-il attendre de moi?
Il se redonna la sciatique, et il rentra au château s’appuyant sur son bâton.
Mme de Méjan était au salon avec le capitaine, sanglé, botté et éperonné.
Arthur était à peine entré, et ils n’avaient pas eu le temps de lui exprimer leur étonnement de le voir, que la porte s’ouvrit devant la baronne, rayonnante de fraîcheur et de beauté, comme cette journée de printemps ; elle tenait, d’une main, son chapeau d’homme au voile de gaze, et de l’autre, armée d’une cravache à poignée de vermeil, elle relevait sa lon
gue robe de cheval en drap brun, montrant une de ses bottes mignonnes, armée d’un petit éperon d’or. — Combien ce costume demi-masculin, col et manchettes blancs, cravate noire et corsage bou
tonné, faisait ressortir d’harmonieux contours, on le devine aisément.
— Ah ! monsieur du Haget! dit-elle, sans paraître le moins du monde contrariée de le voir là, vous
n’ôtes donc plus à la chasse aux ortolans, vicomte? Est-ce que Jules est revenu avec vous?
Arthur lui fit son conte sur la sciatique, qui ne lui permettait pas de longues courses à pied et lui demanda la permission de l’accompagner dans sa promenade à cheval.
Et commençant le rôle qu’il avait médité, il enveloppa le visage charmant et le corps gracieux de Mme de Soriac d’un regard d’admiration tendre et respectueux à la fois.