ENCORE Decazeville! Toujours Decazeville! La « question Dudlay » est peu de chose à côté de cette grave complication. Qu’est-ce qu’un fétu dans un orage? Vraiment, vraiment la période est noire. Les fous se mettent à tirer des coups de pistolet à travers la Chambre des députés comme si les propo
sitions saugrenues de nos honorables n’étaient pas des coups de pistolet suffisants. L’opinion étant inquiète, les facétieux ne trouvent rien de plus prati
que, pour tout remède, que de proposer l’expulsion des princes et le prince Napoléon s’amuse à embrouiller les cartes en disant :
— On peut expulser le voisin, mais, moi, ce serait parfaitement injuste!
Pendant ce temps, la police galope vainement sur les talons des meurtriers en fuite; les crieurs de gazettes font entendre par les boulevards l’écho d’un scandale par jour, Mlle Sarah Berhnardt malade, la romance d’Ophélie, et M. Ruel, propriétaire du
grand bazar de PHôfel de Ville, est accusé tout haut d’affamer les ouvriers français en achetant en Alle
magne ses articles de pacotille et sa bijouterie en doublé.
— Demandez la grande trahison de M. Ruel!
C’est à en perdre la tête et si l’on veut se reposer en écoutant quelque musique calmante et suave,
ding, ding, dong, boum, bim, bung, écoutez : c’est le Chant de la Cloche de M. d’Indy, que fait exécuter solennellement l’autorité préfectorale et soudain une migraine atroce, une épouvantable migraine, — la migraine wagnérienne — s’abat sur les malheureux auditeurs. J’ai entendu ce Chant de la Cloche. Ah!
mes pauvres oreilles! Le moindre turlututu du vieil Auber m’eût paru doux comme un chant d’oiseau et frais comme une jatte de lait au milieu de ce solennel charivari:
Les conseillers municipaux, invités pour la circonstance, roulaient des prunelles visiblement effa
rées. C’était la vengeance d’Arago, de ce pauvre et grand François Arago, dont le conseil municipal de Paris n’a point voulu célébrer le centenaire parce que l’âstronome, paraît-il, n’était qu’un vil réaction
naire. Je croyais qu’Arago avait été de ceux qui, en 1848, essayèrent de fonder la République. Je me trompais. Ce grand homme n’est, aux yeux plébéiens de M. Joffrin, qu’un bourgeois, un odieux bourgeois embourgeoisé, et l’on sait ce que signifie ce ternie d’absolu mépris sur les lèvres d’un représentant du quatrième état. Le quatrième état c’est, entre paren
thèse, l’avènement des ouvriers; mais les ouvriers qui s’occupent de politique et qui, par conséquent, ne travaillent qu’à leurs moments perdus étant seuls à rêver le gouvernement futur, il s’en suit qu’on peut poser en axiùme :
« Le quatrième état, c’est l’avènement des gens sans état. »
Tous ces troubles, grands et petits, n’empêchent ni Paris de s’amuser ni les théâtres de s’emplir.
Un journal belge, qui a de l’esprit, quoique ce ne soit pas de l’esprit parisien, un petit journal de Liège a trouvé le moyen, l’autre jour, (un moyen fantaisiste) de faire regorger de spectateurs toutes les salles de spectacle en assignant à chaque catégorie de gens des places en harmonie avec leur position sociale. Et cette plaisanterie d’almanach (d’al
manach liégeois) court pour le momentlesjournaux de province. Je la signale d’ailleurs aux directeurs parisiens qui se peuvent trouver dans l’embarras et qui voudraient facilement remplir leurs salles.
ils n’auraient de la sorte, qu’à placer : Les magistrats au parquet;
Les Académiciens aux fauteuils ; Les canotiers sur la scène ; Les douaniers à la régie ;
Les jardiniers au parterre ;
Les perruquiers dans les frises ; Les cardeurs aux secondes ;
Les concierges dans les loges ;
Les maîtres nageurs dans les baignoires; Les orateurs au balcon ;
Les femmes potelées aux avant-scène. Les dévots au paradis ;
Les cocottes au poulailler ;
Et les médecins à l’amphithéâtre.
Je vous demande pardon pour l’aufeur de cet es
prit facile. Le moyen est peut-être pratique et, dans tous les cas, il est jovial.
Du reste, tous les moyens sont bons pour arriver au but. J’entre hier chez Mme de C... et je la trouve toute en gaieté.
— Eh ! qu’avez-vous donc, comtesse ? Elle riait toujours.
— Figurez-vous, mon cher, l’invitation la plus drôle, la plus inattendue, la plus curieuse, la plus originale, la plus incroyable... Vous avez lu Mme de Sévignô?
— Autrefois.
— Je passe donc les épithèles. Eh bien, tenez, lisez ceci maintenant!
Et elle me tendait une carte, lithogiaphiée en caractères gothiques, avec cachet de cire au coin — une carte d’invitation — qui disait :
« Madame î!!!0 (ici le nom de la couturière) prie Madame *** de lui faire l’honneur de visiter ses sa
lons ouverts de 9 heures du soir à une heure du matin, à l’occasion de l’exposition d’une robe inédite soumise à l’appréciation bienveillante de nos aimables clientes. » Et au bas :
— Le piano sera tenu par M. X...
Autant dire : On dansera! — On dansera autour de la robe inédite! Ou encore on circulera dévotement devant la toilette nouvelle pendant que la musique ajoutera à cette exhibition ses accords mélodieux!
Une soirée donnée pour lancer une robe! M. Munkaczy fait école chez les couturières, et la comtesse de G... avait cent fois raison de beaucoup rire. On n’a jamais vu cela. Les Derniers moments de Mozart
du peintre hongrois et la toilette de soirée de Mme exposés à dix ou douze jours de distance,
c’est l’avônement d’un cinquième Etat, celui de la grosse caisse.
— J’ai grande envie d’aller à cette soirée de couturiers ! me disait la comtesse. Je suis si curieuse !
Le temps n’est pas loin où les littérateurs donneront des soupers à l’occasion de la mise en vente de leurs volumes, et où les auteurs dramatiques inviteront à des lectures de manuscrits agrémentés d’or
chestres invisibles. Tout, pourvu que ces musiques n’exécutent pas le Chant de la cloche!
Le monde savant s’est beaucoup ému de la maladie du vénérable M. Gbevreul qui, atteint d’une bronchite, va mieux à l’heure où j’écris. Mais il a plus qu’une bronchite, le grand et vaillant vieillard. Au mois d’août prochain, il aura cent ans. Un siècle, c’est plus qu’un rhume. Les Angevins, qui sont si fiers de leur compatriole, criblent de fleurs, depuis quelques jours, le plus vieil étudiant de France. Lui est souriant, calme, aimable, toujours le même. On doit, le jour où il aura cent ans, célébrer son anni
versaire. 1886 chantera 1780. Oui, quand on pense que Chevreul avait trois ans le jour où Ton prit la Bastille ! Il vous parle de Napoléon Ier comme nous parlerions de Louis-Philippe.
C’est lui qui disait un soir, à l’auteur du Voyage de M. Perrichon :
— Monsieur Labiche, j’adore le théâtre, mais je n’y suis pas allé depuis Talma!
Ah ! que je voudrais voir ce centenaire fêté par tous les savants du monde et M. Chevreul assislant à sa propre apothéose. Ce serait inoubliable, et nous honorerions, cette fois, non plus un grand homme couché ou tombé, mais un homme debout.
Et, à ce propos, on a vraiment quelque peine à honorer les morts sans blesser les vivants. Si les journaux, même hebdomadaires, ne s’envolaient pas si vite, je prierais mes lecteurs de vouloir bien reprendre notre dernier courrier et relire ce que je disais du très regretté Prosper Giquel. Je voulais
le saluer d’un dernier adieu, comme un tel homme méritait de l’être et je me suis rappelé une conver
sation charmante de cet homme de dévouement et de tact nous racontant pittoresquement ses souve
nirs de Chine, disant aux dames comment on salue en Chinois, et évoquant ses impressions d’autrefois.
Je lui ai fait dire (on ne devrait pas, il est vrai, faire parler les morts) que dans la construction de l’ar
senal de Fou-Tcheou il avait employé de farouches échappés des journées de mai 1871, bientôt disci
plinés par lui et domptés par sa fermeté courtoise. Là-dessus; d’anciens collaborateurs de l’ingé
nieur ont prolesté : aucun communard, n’a fait partie du personnel de Fou-Tcheou. J’ai irrité,
sans le vouloir, des gens que je ne connaissais point et éveillé des susceptibilités que je ne soupçonnais guère. Quoi qu’il en soit, comme il s’agissait de la mémoire d’un homme éminent et d’un
Nous serions en Angleterre, je vous parlerais d’un artiste des plus originaux — Randolph
Caldecott, — qui vient de mourir. Pour peu que vous ayez de petits amis à amuser vous connaissez les intéressants albums du jeune peintre, entr’autres les aventures de John Gilpin. M. Caldecott ôtait une sorte de Topfer plus fantaisiste.il jouissait dans
son pays d’une popularité égale à celle de Kate Greenaway, dont le nom est beaucoup plus connu
en France. Les modes de Kate Greenaway sont presque adoptées par nos petites Françaises, tandis que la renommée de Caldecott est fort peu bruyante chez nous. Ce dessinateur d’un talent si imprévu et si rare était un homme charmant, jeune encore (il meurt à quarante ans) et condamné depuis plu
sieurs années. Maigre, toussant, l’œil embrasé, on devinait bien vite, en le voyant, le phtisique. Un de ses compatriotes nous disait :
— Dépêchez-vous de l’admirer. II ne gênera pas lougtemps ses contemporains!
Caldecott voyageait beaucoup. Il laisse des notes au crayon sur l’Amérique et les mœurs américaines, absolument comme Mme Lee Childe, cette femme charmante, écrivain distingué, qui vient de mourir à Paris, laisse des souvenirs de voyages qui seront publiés quelque jour. Nous connaissons un certain nombre de pages de Mme Lee Childe.Les paysages du Caire, dans la Revue des Deux-Mondes, nous avaient charmés par une lumineuse couleur et une préci
sion pittoresque. Elle avait un salon choisi, un de ces salons où l’on parle la pure causerie française, si je puis dire, et dont on ne parle point dans les
journaux. Née Blanche de Triqueti,Mme Lee Childe
n’avait rien du bas-bleu ni de la pédante. Laissant les revendications aux ambitieuses Hubertine Auclerc qui demandent à faire partie des commissions de l’exposition de 1889 (il y a des Hubertine Auclerc dans toutes les classes de la société) elle ne récla
mait pour la fgmme que le droit au dévouement. Elle fut le modèle achevé de la femme du monde et si Ton parla quelquefois de ses œuvres, qui furent supérieures et rares, on ne dit mot jamais de ses bonnes œuvres qui furent nombreuses.
Décidément tout est aux musiciens par le temps qui court. Je vous disais récemment : « La mode est aux déjeûners. On ne dîne plus, on dé
jeune. » Mais pour être tout à fait dans le ton, dans le goût du jour, il faut déjeuner en musique. Sans musique pas de bon repas. Et pourtant, à quoi ser
vent les violons sinon à être payés ? Si on les écoute, on ne cause pas, ce qui rend le déjeûner froid ; si on cause, on ne les entend point, ce qui les rend inutiles. « La musique, disait Gautier, est le moins né
cessaire de tous les bruits. » Ce qui condamne, du reste, les déjeûners avec musique, c’est que la musique, nous disent les grands maîtres des cérémo
nies, doit être douce et éloigmS. Autant dire qu’elle doit être à peine perceptible.
Rapprochée, elle couperait l’appétit. Le Chant de la Cloche serait capable de causer des indigestions.
Seulement, réfléchissez : expositions de tableaux avec musique, de robes inédites avec orgue et
piano, déjeûners à grand et petit orchestre. Ce n’est plus ni l’âge de fer, ni l’âge d’argent, ni l’âge de carton — c’est l’âge des musiciens ! Et c’est peutêtre parce qu’on traverse une crise d’harmonie qu’en politique et en art et en toutes choses on s’entend si peu.
On entend tant de cloches qu’on ne perçoit aucun son. La philosophie pratique est peut-être tout simplement de se boucher les oreilles.
Rastignac.
COURRIER DE PARIS
patriote îare que je regrette, je partage l’émotion des collaborateurs de Giquel.
La vérilé est que j’aurai confondu le recrutement des constructeurs de Fou-Tcheou avec l’entrée de quelques épaves de nos guerrres civiles dans les rangs de l’armée chinoise, mais quant à la transformation qu’opère l’uniforme sur l’homme et le senti
ment du devoir sur l’être un peu fauve, quant à ces remarques philosophiques sur la nature humaine, appuyées par des exemple,j’entends encore Prosper Giquel nous les expliquer, nous les exprimer avec une rare éloquence. J’ai pu me tromper sur le fait, mais je rapportais, en l’attribuant à l’Arsenal, un renseignement beaucoup moins spécial et dans tous les cas, ce que j’entendais faire, c’était,je le répèle, rendre un hommage à une mémoire honorée. Peu de gens s’y sont trompés et M. Giquel s’y fut trompé moins que personne. II eût compris que le respect revêt toutes les formes. Il avait infiniment de bonté et d’esprit.