LES ATELIERS DE PEINTRES
M. PHILIPPE ROUSSEAU
Certains quartiers de Paris ont, comme les hommes, une jeunesse, un âge mûr, une vieillesse. Comme eux ils con
naissent de bons et de mauvais jours. Ils possèdent une existence propre, très distincte, très personnelle. Ils se tiennent pour ainsi dire à l’écart de la grande ville dont ils ne sui
vent ni les modes, ni les caprices, ni les manies. Ils regardent passer le tourbillon sans s’y mêler, impassibles, indifférents encore plus qu’étonnés.
L’Avenue Frochot est un des rares coins de Paris qui ait conservé son aspect primitif. Elle rappelle un passé bien près et cependant déjà bien loin de nous.
On est presque étonné en franchissant la grille de ne pas rencontrer un rapin chevelu àpantalon à car
reaux et à gilet écarlate et de ne pas se heurter contre un élégant dandy à la haute cravate de satin, à la redingote pincée, au manteau négligemment jeté sur l’épaule — Cabrion allant chez Chasseriau ou Brummel sortant de chez Alfred de Dreux.
Les petites maisons moins hôtels que cottages, les grands arbres, la verdure touffue, l’architecture spéciale, l’allée avec son allure de parc, tout con
tribue à rappeler aux passants une horloge arrêtée dont on croit entendre encore le tic-tac.
Barbey d’Aurevilly devrait habiter là.
Pendant qu’un vent de révolution, soufflant sur les rues Broda, Saint-Georges et de Laval, en chas
sait la-courtisane fastueuse, le bohème de génie et l’artiste arrivé; pendant que les entresols galants situés dans cette région étaient loués par des fa
milles bourgeoises ; que Dinochau, le restaurateur des lettres, fermait boutique rue Navarin et que les peintres achetaient des terrains pour construire des hôtels dans les nouveaux quartiers, l’avenue P’ro
chot, elle, gardait ses habitudes et laissait rouler vers le boulevard Malesherbes et l’avenue de Villiers les voitures de déménagement dont elle n’é
coutait même pas le bruit lointain des roues sur le pavé.
C’est dans cet oasis parisien qu’habite Philippe Rousseau, au milieu de cette colonie qui fleure l’art à pleines narines, à côté de MM. Stevens, Merwart, Vidal et Herman-Léon, à deux pas de l’ancienne demeure d’Isabey, qu’habite Luminais, presqu’en face de l’hôtel où Roger donna des fêtes légendaires.
Je frappe.
— Entrez.
Et l’artiste vient au-devant de moi, avec cette cordialité aimable, cette bonhomie sincère qui brisent dans une seule poignée de main la glace de la première entrevue.
Coiffé d’un feutre râpé, vêtu d’un veston de drap taché de couleurs, en pantoufles, Philippe Rousseau est la simplicité même. Type sympathique d’une génération de peintres qui s’en va.
Son atelier n’est ni un boudoir, ni un salon, ni même un musée de curiosités. Il est fait pour le travail et rien de plus. Il ne ment pas d’ailleurs à cette pro
messe, car le vieil animalier est fort et robuste, malgré l’état momentanément maladif dont il se plaint. C’est un bûcheur infatigable. Tous les jours régulièrement, avec la fougue et la passion d’un jeune homme, il vient de la place Breda où il habile,
s’enfermer, avenue Frochot, avec ses brosses et sa palette.
Tout en causant avec moi et en fumant sa pipe, l’artiste se remet à son tableau du prochain salon : Symphonie des fromages, vigoureuse toile, peinte en pleine pâte, avec cette solidité et cette vigueur de tons qui sont les grandes qualités du maître. Côte à côte, dans une promiscuité de hasard, sont rangés le Cantal à la structure populaire, le Brie velouté, le mondain Camembert, le Fhester à la raideur an
glaise, le Gruyère avec ses yeux qui pleurent, le Hollande à l’éclatante carapace, le Roquefort aux verdissants méplats, les Bondons
... vautrés comme des hommes saouls, Coulant sur leurs clayons de paille.
Il faudrait avoir la plume audacieuse et puissante de l’auteur du Ventre (le Paris pour rendre l’attitude grave ou abandonnée de ces modèles qui posent ainsi dans un recueillement plein de résignation. Quelques uns pourtant ont protesté à leur manière contre le rôle nouveau pour eux qu’on leur imposait. Plusieurs fois le Brie s’est laissé aller au dé
couragement, et le Hollande furieux de voir sa rubiconde jeunesse se faner loin d’un milieu gastronomique digne de lui a verdi de rage. Il a fallu remplacer ces deux premiers sujets.
Bien éclairées par le vaste châssis de l’atelier, j’admire à mon aise deux toiles de mon hôte, toiles dont l’une est la Sortie du chenil et l’autre, une na
ture morte, a figuré au Salon dernier : c’est une grosse brioche, un rafraichissoir bleu et une bouteille de Champagne...
Le rafraichissoir en vernis Martin, qui a servi de modèle au tableau, se trouve en compagnie de deux autres plus petits, posé sur un beau bahut hollan
dais en chêne qui a appartenu à Diaz, et que vous pouvez voir au fond du dessin de mon ami Edmond Yon.
Çà et là, des pots de grès, des Chine de la famille vase, des faïences de Nevers, des vieux Rouen. Un fusil de chasse du xvme siècle aux fines incrusta
tions d’acier et d’argent. Une esquisse de Marchai. Une mâle nature morte de Chardin, non loin d’une gravure de Vermeulen d’après Van Dyck. Une collec
tion d’oiseaux empaillés qui font penser à l’atelier de Giacomelli. Sous un miroir Louis XVI, en bois doré, et près d’une assez belle verdure, un piano.
— Vous êtes musicien, monsieur Rousseau?
— Non, mais j’adore la musique. Herman Léon et Taskin me font quelquefois la surprise de venir en faire chez moi, et je leur dois ainsi des heures
exquises. J’élais prédestiné à être atteint de cette passion-là d’ailleurs, c’était inévitable, car je suis le fils d’un ténor célèbre de l’Opéra-Comique, de Philippe, qui créa Richard-Cœur-de-Lion.
— Et vous n’avez pas eu l’idée d’apprendre un instrument ou l’harmonie? Vous n’avez jamais été talonné par le désir d’entrer au Conservatoire?
— La peinture a toujours été mon idée fixe. A quatorze ans, ma mère me mit chez Garneray, le peintre de marine, qui fut prisonnier des Anglais et écrivit d’intéressants mémoires sur les Pontons. Mais de Clichy, où nous demeurions, à la rue Ilauteville, la route était longue et hérissée de tentantes distractions pour un gamin de mon âge. Je flânais pas mal et j’arrivais souvent en retard chez le pa
tron, qui s’empressait d’ailleurs de m’envoyer à l’im
primerie porter les lourdes planches de cuivre qu’il avait gravées.
— Ce métier de commissionnaire ne devait pas beaucoup aider à vos progrès.
— Au bout de deux ans, j’avais si peu dessiné, que ma mère me relira de chez Garneray et me con
fia à Victor Bertin, un brave homme s’il en fût, mais qui avait d’étranges idées en art et qui résista long
temps à mon désir de peindre. Chez lui, je me mis en tout cas sérieusement au travail.
Ma première toile — la copie d’une étude représentant le château de la. reine Blanche — marqua dans ma vie. Je reçus à ce sujet de mon maître ce conseil, que j’ai appliqué constamment et dont je me suis toujours bien trouvé : Dans le bleu du ciel,
il faut mettre de la laque le matin, du brun rouge à midi, et du vermillon le soir.
— Etes-vous resté longtemps avant de vous attaquer directement à la nature?
— Dame, vous savez, à cette époque, la nature effrayait un peu. On l’arrangeait, on l’ennoblissait et l atelier était plus propice à cette cuisine-là que le plein air.
— On appelait cela faire du style.
— Subissant, toutefois, l’influence de Vattelet, qu’on traitait alors de révolutionnaire avec ses moulins et ses feuilles mortes tombant dans une chute d’eau, je quittai Bertin et j’entrai chez Léopold Leprince.
— Le frère de l’auteur du Marché d’Honfleur?
— Justement. Mon nouveau patron se montra très désireux de me faire faire assez de progrès pour me mettre à même de gagner quelqu’argent. Je ne lui avais.pas dissimulé la situation précaire de manière et il avait compris avec beaucoup de délicatesse, qu’il était pour moi indispensable de vivre avec mes pinceaux. Au bout de quelques mois, je pris une résolution énergique. Afin de ne pas perdre de temps en allées et venues toujours longues et souvent coûteuses, je quittai Clichy, une vraie province,
malgré la résistance de ma mère, et je vins habiter Paris, avec l’intention bien arrêtée de subvenir seul à mon existence.
— Un véritable coup de lêle qui a dû vous apprendre à manger la vache enragée!
— Oh ! nous ne ressemblions pas à la jeunesse actuelle. Nous n’avions pas lu Shopenhauer. Mes
vingt ans chantaient dans le cœur le refrain joyeux des illusions roses et je vous assure que nous acceptions gaiement les jours les plus sombres.
Je m’installai rue de Valois, au sixième étage, dans une petite chambre meublée. Elle me coûtait quinze francs par mois. Inutile de dire que j’y étais gelé l’hiver et grillé l’été. J’exécutais des copies au Louvre que je vendais avec beaucoup de p eine sur le quai Malaquais, pour dix francs et plus souvent encore pour trois francs. Par des connaissances et des amis, je trouvais aussi quelquefois de vieux portraits de famille à revernir ou à retoucher. Plus tard, la maison Sallendrouze me commanda des paysages d’après Coignet pour des dessus de table en toile cirée. Elle me les payait trois francs cinquante et j’en abattais deux par jour.
— Vous ne deviez plus trouver le temps de travailler pour vous.
— Mais si, je n’abandonnais pas pour cela le paysage en chambre, car en 1834 je peignis, de souve
nir, un Marais en Normandie que j’envoyai au Salon et qui fut reçu. C’est là mon premier succès. Comme
vous voyez, il m’a causé une vive impression puisqu’à cinquante-deux ans de distance, je me rappelle encore cette date mémorable.
— Les premiers lauriers ont un parfum capiteux qu’on n’oublie guère.
— Après un voyage que j’entrepris, sac au dos, en Normandie et en Bretagne avec mon ami Chan
delier et Leconte de Lisle, l’académicien d’hier, dont je fis, par le plus curieux des hasards, connais
sance à Dinan, j’entrai au panorama de Langlois à raison de six francs par jour.
— Deux francs de moins que le salaire actuel d’un maçon.
— Une invitation que je reçus du marquis de Boisguilbert arrêta le cours de ces lucratifs travaux.
Je repartis en Normandie, et je peignis entre autres choses, chez mon aimable hôte, une poule noire pendue par la patte. Je l’envoyai au Salon où elle fut accepté. A partir de ce moment, je ne iis plus que des animaux vivants et des natures mortes.
— Et maintenant, voici vos chênes, vos hêtres, vos fresnes, vos noyers, vos haies, vos prairies, ajoutai-je en désignant une adorable collection de mignons mo
dèles d’animaux sculptés par Fremiet, Cain et Mène, et alignés sur une étagère algérienne.
— Pas tout à fait, répondit l’artiste en souriant, car je ne risque plus le paysage en chambré et ce petit monde en plâtre ne me suffit pas plus que ce singe empaillé qui se carre dans un fauteuil. Non, je ne puis me passer de la nature et, sans elle, je me sens impuissant à rendre quoi que ce soit.
— Vous professez, je le vois, les mêmes théories que Chardin, dont j’aperçois là-bas le portrait du Louvre, une bonne copie, ma foi.
— Ah! Chardin, le grand peintre, le merveilleux artiste, le roi des réalistes!
Le jour baissait. Par la large baie, la lumière grise de la rue combattait difficilement l’ombre qui envahissait déjà les coins de l’atelier et qui étei
gnait les couleurs crues du tapis de Smyrne. Je m’étais levé et, en jetant un dernier coup d’œil à la vitrine où m’avait attiré une ravissante Musette Louis XV, jeremarquai, sous un cadre, une lettre de Decamp renfermant d’intéressants conseils techni
ques sur un tableau que M. Philippe Rousseau avait montré au célèbre orientaliste.
— Je sais que vous possédez une autre leltre de Decamp, fis-je au peintre. Dans cette lettre, il vous remercie des soins que vous avez donnés à sa vente
et des quelques retouches que vous avez même faites à cette occasion à certains de ses tableaux. Me permettez-vous de la copier?
— A quoi bon? Ne me mettez pas trop en avant. Si vous désirez m’être agréable, parlez de Chardin dont vous avez cité le nom tout à l’heure. C’est mon vrai maître celui-là et l’on ne prononcera jamais d’éloges assez enthousiastes sur ce dédaigné qu’on connaît et qu’on admire sincèrement depuis si peu de temps. Et cependant Chardin est une des plus pures gloires non seulement de la France, mais de l’Art entier.
Les toiles si sincères et si vivantes de M. Philippe Rousseau valent mieux que ma plume pour faire comprendre l’élévation d’un genre et d’un talent que personne ne cherche à discuter, ni à contester.
J’espère que mon trop modeste interlocuteur de l’autre jour me pardonnera, présenté de la sorte, le témoignage que .je rends à sa haute valeur.
Paul Eudel.
M. PHILIPPE ROUSSEAU
Certains quartiers de Paris ont, comme les hommes, une jeunesse, un âge mûr, une vieillesse. Comme eux ils con
naissent de bons et de mauvais jours. Ils possèdent une existence propre, très distincte, très personnelle. Ils se tiennent pour ainsi dire à l’écart de la grande ville dont ils ne sui
vent ni les modes, ni les caprices, ni les manies. Ils regardent passer le tourbillon sans s’y mêler, impassibles, indifférents encore plus qu’étonnés.
L’Avenue Frochot est un des rares coins de Paris qui ait conservé son aspect primitif. Elle rappelle un passé bien près et cependant déjà bien loin de nous.
On est presque étonné en franchissant la grille de ne pas rencontrer un rapin chevelu àpantalon à car
reaux et à gilet écarlate et de ne pas se heurter contre un élégant dandy à la haute cravate de satin, à la redingote pincée, au manteau négligemment jeté sur l’épaule — Cabrion allant chez Chasseriau ou Brummel sortant de chez Alfred de Dreux.
Les petites maisons moins hôtels que cottages, les grands arbres, la verdure touffue, l’architecture spéciale, l’allée avec son allure de parc, tout con
tribue à rappeler aux passants une horloge arrêtée dont on croit entendre encore le tic-tac.
Barbey d’Aurevilly devrait habiter là.
Pendant qu’un vent de révolution, soufflant sur les rues Broda, Saint-Georges et de Laval, en chas
sait la-courtisane fastueuse, le bohème de génie et l’artiste arrivé; pendant que les entresols galants situés dans cette région étaient loués par des fa
milles bourgeoises ; que Dinochau, le restaurateur des lettres, fermait boutique rue Navarin et que les peintres achetaient des terrains pour construire des hôtels dans les nouveaux quartiers, l’avenue P’ro
chot, elle, gardait ses habitudes et laissait rouler vers le boulevard Malesherbes et l’avenue de Villiers les voitures de déménagement dont elle n’é
coutait même pas le bruit lointain des roues sur le pavé.
C’est dans cet oasis parisien qu’habite Philippe Rousseau, au milieu de cette colonie qui fleure l’art à pleines narines, à côté de MM. Stevens, Merwart, Vidal et Herman-Léon, à deux pas de l’ancienne demeure d’Isabey, qu’habite Luminais, presqu’en face de l’hôtel où Roger donna des fêtes légendaires.
Je frappe.
— Entrez.
Et l’artiste vient au-devant de moi, avec cette cordialité aimable, cette bonhomie sincère qui brisent dans une seule poignée de main la glace de la première entrevue.
Coiffé d’un feutre râpé, vêtu d’un veston de drap taché de couleurs, en pantoufles, Philippe Rousseau est la simplicité même. Type sympathique d’une génération de peintres qui s’en va.
Son atelier n’est ni un boudoir, ni un salon, ni même un musée de curiosités. Il est fait pour le travail et rien de plus. Il ne ment pas d’ailleurs à cette pro
messe, car le vieil animalier est fort et robuste, malgré l’état momentanément maladif dont il se plaint. C’est un bûcheur infatigable. Tous les jours régulièrement, avec la fougue et la passion d’un jeune homme, il vient de la place Breda où il habile,
s’enfermer, avenue Frochot, avec ses brosses et sa palette.
Tout en causant avec moi et en fumant sa pipe, l’artiste se remet à son tableau du prochain salon : Symphonie des fromages, vigoureuse toile, peinte en pleine pâte, avec cette solidité et cette vigueur de tons qui sont les grandes qualités du maître. Côte à côte, dans une promiscuité de hasard, sont rangés le Cantal à la structure populaire, le Brie velouté, le mondain Camembert, le Fhester à la raideur an
glaise, le Gruyère avec ses yeux qui pleurent, le Hollande à l’éclatante carapace, le Roquefort aux verdissants méplats, les Bondons
... vautrés comme des hommes saouls, Coulant sur leurs clayons de paille.
Il faudrait avoir la plume audacieuse et puissante de l’auteur du Ventre (le Paris pour rendre l’attitude grave ou abandonnée de ces modèles qui posent ainsi dans un recueillement plein de résignation. Quelques uns pourtant ont protesté à leur manière contre le rôle nouveau pour eux qu’on leur imposait. Plusieurs fois le Brie s’est laissé aller au dé
couragement, et le Hollande furieux de voir sa rubiconde jeunesse se faner loin d’un milieu gastronomique digne de lui a verdi de rage. Il a fallu remplacer ces deux premiers sujets.
Bien éclairées par le vaste châssis de l’atelier, j’admire à mon aise deux toiles de mon hôte, toiles dont l’une est la Sortie du chenil et l’autre, une na
ture morte, a figuré au Salon dernier : c’est une grosse brioche, un rafraichissoir bleu et une bouteille de Champagne...
Le rafraichissoir en vernis Martin, qui a servi de modèle au tableau, se trouve en compagnie de deux autres plus petits, posé sur un beau bahut hollan
dais en chêne qui a appartenu à Diaz, et que vous pouvez voir au fond du dessin de mon ami Edmond Yon.
Çà et là, des pots de grès, des Chine de la famille vase, des faïences de Nevers, des vieux Rouen. Un fusil de chasse du xvme siècle aux fines incrusta
tions d’acier et d’argent. Une esquisse de Marchai. Une mâle nature morte de Chardin, non loin d’une gravure de Vermeulen d’après Van Dyck. Une collec
tion d’oiseaux empaillés qui font penser à l’atelier de Giacomelli. Sous un miroir Louis XVI, en bois doré, et près d’une assez belle verdure, un piano.
— Vous êtes musicien, monsieur Rousseau?
— Non, mais j’adore la musique. Herman Léon et Taskin me font quelquefois la surprise de venir en faire chez moi, et je leur dois ainsi des heures
exquises. J’élais prédestiné à être atteint de cette passion-là d’ailleurs, c’était inévitable, car je suis le fils d’un ténor célèbre de l’Opéra-Comique, de Philippe, qui créa Richard-Cœur-de-Lion.
— Et vous n’avez pas eu l’idée d’apprendre un instrument ou l’harmonie? Vous n’avez jamais été talonné par le désir d’entrer au Conservatoire?
— La peinture a toujours été mon idée fixe. A quatorze ans, ma mère me mit chez Garneray, le peintre de marine, qui fut prisonnier des Anglais et écrivit d’intéressants mémoires sur les Pontons. Mais de Clichy, où nous demeurions, à la rue Ilauteville, la route était longue et hérissée de tentantes distractions pour un gamin de mon âge. Je flânais pas mal et j’arrivais souvent en retard chez le pa
tron, qui s’empressait d’ailleurs de m’envoyer à l’im
primerie porter les lourdes planches de cuivre qu’il avait gravées.
— Ce métier de commissionnaire ne devait pas beaucoup aider à vos progrès.
— Au bout de deux ans, j’avais si peu dessiné, que ma mère me relira de chez Garneray et me con
fia à Victor Bertin, un brave homme s’il en fût, mais qui avait d’étranges idées en art et qui résista long
temps à mon désir de peindre. Chez lui, je me mis en tout cas sérieusement au travail.
Ma première toile — la copie d’une étude représentant le château de la. reine Blanche — marqua dans ma vie. Je reçus à ce sujet de mon maître ce conseil, que j’ai appliqué constamment et dont je me suis toujours bien trouvé : Dans le bleu du ciel,
il faut mettre de la laque le matin, du brun rouge à midi, et du vermillon le soir.
— Etes-vous resté longtemps avant de vous attaquer directement à la nature?
— Dame, vous savez, à cette époque, la nature effrayait un peu. On l’arrangeait, on l’ennoblissait et l atelier était plus propice à cette cuisine-là que le plein air.
— On appelait cela faire du style.
— Subissant, toutefois, l’influence de Vattelet, qu’on traitait alors de révolutionnaire avec ses moulins et ses feuilles mortes tombant dans une chute d’eau, je quittai Bertin et j’entrai chez Léopold Leprince.
— Le frère de l’auteur du Marché d’Honfleur?
— Justement. Mon nouveau patron se montra très désireux de me faire faire assez de progrès pour me mettre à même de gagner quelqu’argent. Je ne lui avais.pas dissimulé la situation précaire de manière et il avait compris avec beaucoup de délicatesse, qu’il était pour moi indispensable de vivre avec mes pinceaux. Au bout de quelques mois, je pris une résolution énergique. Afin de ne pas perdre de temps en allées et venues toujours longues et souvent coûteuses, je quittai Clichy, une vraie province,
malgré la résistance de ma mère, et je vins habiter Paris, avec l’intention bien arrêtée de subvenir seul à mon existence.
— Un véritable coup de lêle qui a dû vous apprendre à manger la vache enragée!
— Oh ! nous ne ressemblions pas à la jeunesse actuelle. Nous n’avions pas lu Shopenhauer. Mes
vingt ans chantaient dans le cœur le refrain joyeux des illusions roses et je vous assure que nous acceptions gaiement les jours les plus sombres.
Je m’installai rue de Valois, au sixième étage, dans une petite chambre meublée. Elle me coûtait quinze francs par mois. Inutile de dire que j’y étais gelé l’hiver et grillé l’été. J’exécutais des copies au Louvre que je vendais avec beaucoup de p eine sur le quai Malaquais, pour dix francs et plus souvent encore pour trois francs. Par des connaissances et des amis, je trouvais aussi quelquefois de vieux portraits de famille à revernir ou à retoucher. Plus tard, la maison Sallendrouze me commanda des paysages d’après Coignet pour des dessus de table en toile cirée. Elle me les payait trois francs cinquante et j’en abattais deux par jour.
— Vous ne deviez plus trouver le temps de travailler pour vous.
— Mais si, je n’abandonnais pas pour cela le paysage en chambre, car en 1834 je peignis, de souve
nir, un Marais en Normandie que j’envoyai au Salon et qui fut reçu. C’est là mon premier succès. Comme
vous voyez, il m’a causé une vive impression puisqu’à cinquante-deux ans de distance, je me rappelle encore cette date mémorable.
— Les premiers lauriers ont un parfum capiteux qu’on n’oublie guère.
— Après un voyage que j’entrepris, sac au dos, en Normandie et en Bretagne avec mon ami Chan
delier et Leconte de Lisle, l’académicien d’hier, dont je fis, par le plus curieux des hasards, connais
sance à Dinan, j’entrai au panorama de Langlois à raison de six francs par jour.
— Deux francs de moins que le salaire actuel d’un maçon.
— Une invitation que je reçus du marquis de Boisguilbert arrêta le cours de ces lucratifs travaux.
Je repartis en Normandie, et je peignis entre autres choses, chez mon aimable hôte, une poule noire pendue par la patte. Je l’envoyai au Salon où elle fut accepté. A partir de ce moment, je ne iis plus que des animaux vivants et des natures mortes.
— Et maintenant, voici vos chênes, vos hêtres, vos fresnes, vos noyers, vos haies, vos prairies, ajoutai-je en désignant une adorable collection de mignons mo
dèles d’animaux sculptés par Fremiet, Cain et Mène, et alignés sur une étagère algérienne.
— Pas tout à fait, répondit l’artiste en souriant, car je ne risque plus le paysage en chambré et ce petit monde en plâtre ne me suffit pas plus que ce singe empaillé qui se carre dans un fauteuil. Non, je ne puis me passer de la nature et, sans elle, je me sens impuissant à rendre quoi que ce soit.
— Vous professez, je le vois, les mêmes théories que Chardin, dont j’aperçois là-bas le portrait du Louvre, une bonne copie, ma foi.
— Ah! Chardin, le grand peintre, le merveilleux artiste, le roi des réalistes!
Le jour baissait. Par la large baie, la lumière grise de la rue combattait difficilement l’ombre qui envahissait déjà les coins de l’atelier et qui étei
gnait les couleurs crues du tapis de Smyrne. Je m’étais levé et, en jetant un dernier coup d’œil à la vitrine où m’avait attiré une ravissante Musette Louis XV, jeremarquai, sous un cadre, une lettre de Decamp renfermant d’intéressants conseils techni
ques sur un tableau que M. Philippe Rousseau avait montré au célèbre orientaliste.
— Je sais que vous possédez une autre leltre de Decamp, fis-je au peintre. Dans cette lettre, il vous remercie des soins que vous avez donnés à sa vente
et des quelques retouches que vous avez même faites à cette occasion à certains de ses tableaux. Me permettez-vous de la copier?
— A quoi bon? Ne me mettez pas trop en avant. Si vous désirez m’être agréable, parlez de Chardin dont vous avez cité le nom tout à l’heure. C’est mon vrai maître celui-là et l’on ne prononcera jamais d’éloges assez enthousiastes sur ce dédaigné qu’on connaît et qu’on admire sincèrement depuis si peu de temps. Et cependant Chardin est une des plus pures gloires non seulement de la France, mais de l’Art entier.
Les toiles si sincères et si vivantes de M. Philippe Rousseau valent mieux que ma plume pour faire comprendre l’élévation d’un genre et d’un talent que personne ne cherche à discuter, ni à contester.
J’espère que mon trop modeste interlocuteur de l’autre jour me pardonnera, présenté de la sorte, le témoignage que .je rends à sa haute valeur.
Paul Eudel.