LE BARON DE SORIAC
(Suite).
C est dommage, reprit Jules, l’affaire eûl été bientôt faite; Mlle Sidonie s’est mon
trée toujours fort difficile et son père, par égoïsme, la laissera coiffer Sainte- Catherine, — sans beaucoup s’occuper de lui trouver un mari; — mais toi, mon ami, on t’aurait accepté sans conteste, j’en réponds... Quel dommage ! quelle belle chasse auraient faite Soriac et d’Estourac réunis ! car figure-toi que le comte me rend la vie dure sous ce rapport. Je n’ose pas tou
jours entrer sur ses terres, dans ses vignes surtout; il ne dit rien, mais je sais que cela le fait grogner... tandis qu’avec toi!... Enfin,puisque cela ne se peut, n’en parlons plus! Inutile de te dire qu’il n’en a été nullement question avec le comte... cette idée nous était venue à tous les trois en famille et c’est Marie qui Ta efie la première.
—,Je ne sais si c’est moi, dit Marie, mais j’ai toujours pensé ce que M. du Haget vient de nous dire et, avant de lui faire une pareille ouverture, j’aurais voulu m’assurer de ses sentiments... Je vous de
mande pardon pour Jules, monsieur, et pour nous, s’il a porté une main aussi brutale sur des souvenirs chers et douloureux.
La main dégantée de Marie éclatait de blancheur au clair de la lune; Arthur la pressa doucement.
— Merci, madame, de m’avoir compris, dit-il d’une voix émue, mais je n’ai rien à vous pardonner; ce
que vous aviez projeté, ce que Jules m’a dit ne font que me prouver votre affection par votre désir à tous de me voir devenir votre voisin.
— Et moi, dit Jules, je vois bien que j’ai encore eût une bêtise, puisque je t’ai causé du chagrin. Par
donne-moi, mon ami! Gela eût été pourtant bien agréable pour nous! et c’est grand dommage que...
.— Mais taisez-vous donc! dit à son tour Mme de Méjan; vous voyez bien que l’on parle de sentiments étrangers à votre esprit matériel.
— Tiens! je croyais le vôtre parti à cheval sur un rayon de la lune!... Vous me faites penser que je meurs de soif, à force de parler, et que nous pour
rions bien prendre une tasse de thé, avant de nous coucher.,, justement nous arrivons!
; La masse sombre du château de Soriac se dessinait au sommet du coteau; — les fenêtres d’un des pavillons étaient éclairées.
— Ah ! mon Dieu ! s’écria Jules en riant; ce pauvre capitaine ! que nous avons laissé souper tout seul et auquel aucun de nous n’a pensé, si ce n’est vous peut-être, madame de Méjan? — C’est lui qui n’a pas dû être content!... Que diable peut-il faire au lieu de dormir?
On était arrivé; Mme de Méjan alla donner ses ordres pour le thé; Jules monta pour appeler le ca
pitaine; mais celui-ci lui répondit à travers la porte, d’un ton assez maussade, qu’il était un peu souffrant et qu’il venait de se mettre au lit.
Arthur et la baronne, laissés seuls au salon, restèrent muets et embarrassés; mais ils ne se compre
naient que trop, et leurs cœurs se parlaient dans ce
silence plus éloquent et plus dangereux que toute parole.
C’est en vain qu’Arthur, rentré dans sa chambre, essaya de réagir contre lui-même et de se réfugier dans les souvenirs que l’étourderie de Jules avait évoqués un instant. Comme les feuilles mortes que le vent soulève et qui retombent soudain, ainsi s’é­
levaient, en sa pensée, pour retomber et s’évanouir, les chères images d’autrefois.
Et puis la nature humaine, refoulée pendant deux ans, par une douleur qu’il avait crue éternelle, la bête, hélas! reprenait ses droits, et Arthur n’aurait su dire quels étaient le plus troublés en lui, ou de son cœur qu’il sentait lui échapper, ou de ses sens, qui se révoltaient devant la séduisante vision de Marie de Soriac.
Il ne put dormir; il quitta son lit et vint s’accouder à la fenêtre; mais ces heures mystérieuses où, sous le ciel étoilé, dans les murmures confus qui montent des bois et de la plaine, la terre semble
chanter .à la nuit l’hymne de l’éternel amour, sont troublantes entre toutes, elles énervent l’àme en
excitant le système nerveux, et ce n’est pas à elles qu’il faut demander i’apaisementet l’oubli.
Mme de Soriac, de son côté, ne trouva pas des moments plus tranquilles.
Après une longue insomnie, pendant laquelle ses efforts pour dominer ses nouvelles sensations ne firent que les rendre plus profondes, elle vint aussi à sa fenêtre ouverte demander en vain à l’air et au silence de la nuit de rafraîchir son front brûlant et de calmer son cœur troublé.
Arthur entendit s’ouvrir une fenêtre presque en face de la sienne, il entrevit une forme blanche et des épaules nues, et avant qu’il eût le temps de se retirer, le regard de Marie et le sien se rencontrèrent aux rayons de la pleine lune qui brillait sur leurs têtes.
Ce fut comme un aveu mutuel : honteux et confus, tous les deux se retirèrent rapidement.
— Je partirai demain, murmura Arthur en se jetant sur son lit.
— Ah! malheureuse! disait Marie de Soriac, pourquoi est-il venu?... Mais que dis-je? il me sauve!... J’allais me perdre, peut-être, je m’ennuyais tant!...
Le capitaine Duval ne dormait pas plus qu’eux : il avait trouvé porte de bois au château, en y revenant le soir, après le départ de l’instituteur, son oncle,
et sa susceptibilité ombrageuse se trouvait vivement excitée par ce sans-façon avec lequel on le traitait,
alors surtout qu’il croyait son retour impatiemment désiré par Mme de Soriac.
Lassé d’attendre, il remonta dans sa chambre de très méchante humeur :
— Voilà comme on me traite, se disait-il, on part sans m’avertir, on me laisse seul, alors qu’on m’a­ vait dit de revenir... Je ne suis pas de leur monde !...
Je ne compte pas !... Pauvre sot! qui m’imaginais être aimé de cette baronne!... Comme elle faisait la coquette ce matin avec Arthur!... Pardon! avec M. le vicomte !... et lui, comme il la regardait tendrement!... Est-ce qu’il est ici pour longtemps, ce gen
tilhomme de malheur?... Ah! cette caste! cette caste!...
Au milieu de la nuit, le capitaine, voisin de chambre de M. du Haget, entendit celui-ci s’agiter et marcher, puis ouvrir la fenêtre.
Cela l’intrigua... Il ne pouvait voir Arthur sans ouvrir lui-même la sienne et dénoncer ainsi sa pré
sence ; mais il écarta discrètement ses rideaux. A sa droite, il le savait bien, était également la chambre de Mme de Soriac, située au même étage et dans le corps de logis du château, dont ils occupaient un des pavillons.
Bientôt, il vit Marie apparaître languissante et pâlie, il saisit le regard chargé d’amour qu’elle leva sur Arthur et comme elle disparut aussitôt et en même temps qu’il entendit son voisin refermer et rentrer, il crut, en sa jalousie naissante, avoir surpris un signal convenu pour un rendez-vous.
— Ah! ils s’aiment, se dit-il, je m’en suis douté tout de suite... La trompeuse!... comme elle s’est jouée de moi!... et cet imbécile de Jules qui ne voit rien!... Heureusement je suis là!... quatre pouces de fer dans le ventre ou une balle dans la tète le délivreront de ce vicomte impertinent, de ce faux ami !... Je saurai bien trouver un prétexte... d u moins s’il se bat, ce gentilhomme!
Si maintenant nous entrons chez Jules de Soriac, nous le trouverons ayant allumé son septième panatellas, et après avoir rempli de focking un petit verre
de Bohême, parlant à demi-voix, tout en procédant à sa toilette de nuit. Un sourire triste et doux errait sur ses lèvres et mettait une expression de mélan
colie, presque de souffrance, étrange à voir sur cette figure ordinairement illuminée par une perpétuelle bonne humeur.
— Tout bien considéré, se disait-il, je ne crois pas avoir eu tort de mander Arthur... j’étais pourtant loin de prévoir que cela dût prendre cette tour
nure... et peut-être le remède sera-t-il pire que le mal et le médecin plus dangereux que la maladie.
Dans tous les cas, le capitaine me paraît un homme à la mer et Marie s’en soucie maintenant comme de
son dernier chiffon... Ce pauvre Paulet, malgré ses croix et son quadruple galon, habitera toujours dans la peau d’un croquant... Il m’eût-été dur d’être
trompé pour ce pied-plat, ou d’en venir à une esclandre, dans laquelle mon honneur de mari et la réputation de Mme de Soriac auraient toujours laissé pied ou aile... J’ai voulu opérer une diversion, — cependant pas dans ce sens, et je trouve qu’elle a été bien prompte!... Enfin, s’il est dans ma destinée d’être trompé, j’aime mieux que le vicomte... Mais non, je connais Arthur, il est, lui, un de ces hommes pour qui l’honneur, la loyauté, l’amitié ne sont pas de vains mots... il fuira et nous ne le verrons plus; il m’aura sauvé et Marie aussi, l’imprudente enfant! Mais à quel prix, grand Dieu!... elle l’aimera! et lui aussi l’aimera peut-être!... Qu’ils étaient émus l’un près de l’autre, hier soir!... Arthur, mon vieil ami, commeje vais commencer à te détester!... Ah Marie! Marie! pourquoi n’avez-vous pas voulu m’aimer?...
Et une petite larme, qui tremblait dans l’œil de Jules, se détacha et roula le long de sa joue.
M. de Soriac, comme on voit, n’était pas aussi bête que le pensait le capitaine, ni aussi enfoncé dans la matière que le disait sa belle-mère.
Mais bien qu’ami de ses aises, c’était, quand il fallait, un cœur vaillant et une nature énergique. Il réagit donc promptement et, humant la dernière goutte du nectar hollandais, il se mit au lit, où il ne tarda pas à s’endormir du sommeil des grands capitaines avant la bataille.
IV
Jules de Soriac aurait été plus dans la vérité de la situation, s’il eût dit : — « Ah ! Marie, pourquoi n’aije pas su me faire aimer de vous? »
Quand, il y a cinq ans, il épousa Mlle de Méjan, il en était fortement épris, et, pour lui, ce fut un mariage d’amour.
Marie avait alors dix-neuf ans; élevée par une institutrice, sous l’œil vigilant de sa mère, elle était peu sortie ; ses relations dans le monde s’étaient bornées à des visites de parenté et de voisinage, dans lesquelles son cœur était resté muet.
M. de Soriac était jeune, il portait un beau nom, il possédait une grande fortune; mais physiquement,
quoiqu’il fût plutôt bien que mal, il ne remplissait pas le programme rèvéetvoulu par toute demoiselle, même élevée à la campagne. Ajoutez à cela que Marie le connaissait depuis son enfance, qu’elle le rencontrait partout, et qu’enlîn, elle s’entendait répéter chaque jour par sa mère que le baron de Soriac deviendrait son mari.
Voilà des raisons suffisantes pour comprendre comment Mlle de Méjan, heureuse cependant de
faire un grand mariage et d’obéir à sa mère, qui avait préparé pour elle cette magnifique situation, n’apporta pas dans l’association conjugale la même passion qu’elle avait inspirée à M. de Soriac.
Dans ces circonstances, est-il facile à un mari d’obtenir, après le mariage, un amour qu’il n’a pas su faire naître auparavant?
Les uns disent oui, — les autres non.
Toujours est-il que Jules n’y réussit pas, — et au bout de deux ans, pendant lesquels il chercha à de
viner, pour les satisfaire, tous les goûts, tous les caprices de sa jeune femme, — voyageant en France et à l’étranger, la produisant dans le monde de sa province et dans le monde parisien, dont sa fortune, sa naissance et ses alliances lui ouvraient toutes les portes, il ne se trouva pas plus avancé que le pre
mier jour, quand il s’était aperçu de n’être pas aimé comme il l’aurait voulu et comme il aimait lui-même.
Il eut tort alors de ne pas comprendre qu’il est des cœurs paresseux qui ne s’éveillent que tardive
ment. C’est surtout le propre des natures honnêtes
et des âmes droites, et telle était Marie de Soriac. Avec plus de patience pour l’attendre, plus de per
sévérance pour le provoquer, Jules aurait profité de ce réveil, qui arrive toujours infailliblement et aurait trouvé amour pour amour.
Le malheur voulut de plus que leur union demeurât stérile ; un enfant aurait donné gain de cause à M. de Soriac.
M. de Soriac abandonna donc la partie en voyant que sa belle indifférente ne montrait de goût particulier pour aucune chose, satisfaite de tout égale
ment, contente de voyager comme de demeurer à la ville, ou d’habiter leur château.