hiles aurait préféré lui voir toutes ces fantaisies coûteuses, dans lesquelles les femmes abondent,
mais non, elle n’avait pas môme de caprices, ni de bouderies, montrant partout et toujours une humeur égale, comme la surface bleue des lacs tranquilles.
— Voulez-vous que nous allions passer l’hiver à Taris?
— Comme vous voudrez, mon ami. — Peut-être préféreriez-vous Nice ?
— Comme vous aimerez mieux, Jules.
Et quand il lui apportait une parure nouvelle :
— Ah ! que c’est joli ! et quel merveilleux goût vous avez, mon bon Jules, disait-elle.
Mais tout cela sans élan, sans chaleur et sans ce regard parti de l’âme que le pauvre Jules attendait depuis deux ans.
C’est alors qu’il lui dit un soir :
— Si vous voulez, ma chère Marie, nous irons nous fixer à Soriac; Taris vous fatigue sans vous plaire, vous ne vous amusez pas davantage dans les stations de bains, soit de mer, soit de terre; Lon
dres vous est aussi indifférent que Naples et Vienne que Bordeaux. Nous resterons donc à Soriac, c’est votre pays et le mien, nous y sommes aimés et considérés et nous avons assez de fortune pour y arranger notre vie, chacun de nous selon ses goûts. Est-ce votre avis?
— Maman demeurera-t-elle avec nous, Jules?
— Certainement, mon amie ; je n’ai jamais eu l’intention de vous séparer de votre mère, je l aime sincèrement, vous le savez, et votre question m’exprime un doute qui me fait de la peine.
— Je n’ai pas eu l’intention de vous blesser, Jules, et je vous remercie de tout mon cœur, je sais com
bien vous êtes bon et je suis heureuse de retourner pour toujours à Soriac.
Ils s’installèrent donc à Soriac.
Mme de Méjan s’empara du gouvernement de la maison, ce à quoi elle s’entendait à merveille, car c’était, comme on dit, une maîtresse femme; Jules
garda le département de l’extérieur, c’est-à-dire l’administration de sa grande fortune et Marie n’eut rien à faire.
Au bout de peu de mois, M. de Soriac reprit ses anciens goûts et mena la vie des gentilshommes campagnards de notre temps... La surveillance de ses vastes domaines, l’introduction des nouveaux systèmes d’agriculture , l’essai de ses machines agricoles, les concours régionaux de la province, la pèche, la chasse absorbèrent toutes ses journées.
Il se trouvait heureux, malgré le ver rongeur qui parfois le mordait.
— Cela est évident, se disait-il, ma femme n’aura jamais pour moi ce qui s’appelle de l’amour; cela n’est peut-être pas dans sa nature; mais, au fond, de quoi ai-je à me plaindre? Est-ce qu’elle en aime un autre? Je suis un fou de ne pas me contenter de
mon lot ! d’ailleurs, elle n’est pas coquette et, avec un garde-du-corps comme sa mère, je n’ai rien à craindre.
Aussi le baron, revenu à cette bonne humeur et à cet appétit que donnent la vie des champs, lâchasse, la santé du corps et la tranquillité de l’esprit, ne parut plus occupé que du côté matériel de l’existence.
Mais il en prit trop à son aise et devint bientôt très peu assidu auprès de ces dames ; certains
jours, il ne paraissait qu’aux heures des repas et dans quelle tenue, bon Dieu ! lui autrefois si correct!
Marie y aurait fait peu d’attention pour elle-même. Mais Mme de Méjan, des marquis de Loupiac de Fontroche, était à cheval sur l’étiquette et s’en montra choquée, à cause de sa fille, disait-elle.
Cette double négligence de’ M. de Soriac amena quelques escarmouches où Marie finissait toujours par prendre le parti de sa mère ; le bon Jules cédait laplupartdu temps,pourne pas contrarier sa femme; mais celle-ci commença à en concevoir de légères irritations et des accès de dépit qui étonnèrent Jules.
Il ne sut pas exploiter à son profit ce changement d’humeur, avant-coureur peut-être du réveil de ce cœur encore endormi. — Mais, amoureux comme au premier jour, il s’exagéra ces petites discussions,
dont le contre-coup ne larda pas à se faire ressentir dans la chambre nuptiale.
La seconde année de leur retour au château ne s’était pas écoulée, que M. et Mme de Soriac, tou
jours parfaits, cependant, et affectueux l’un pour l’autre, étaient séparés comme époux. Cette situa
tion paraissait ne pas contrarier Mme de Soriac, et si elle gênait le baron, il était trop galant homme
pour en demander la cessation à l’accomplissement d’un devoir de la part de sa femme et pour invoquer ses propres droits.
Un ennui profond s’empara bientôt de Mme de Soriac et, naturellement, elle le mit au passif de son mari avec les tristesses et les agacements qui l’accompagnèrent.
Jules, voulant combattre ce nouvel ennemi, ne sut que proposer de nouveaux voyages, qui furent rejetés. Marie ne voulait pas quitter sa mère ; elle ne trouvait rien de fatigant comme cette vie vaga
bonde en dehors de toutes ses habitudes et éloignée
de ce calme qui, s’il n’était pas le bonheur, en est du moins l’image; la phrase était de Mme de Méjan.
C’est sur ces entrefaites que Jules reçut une lettre du capitaine Taul Duval annonçant son retour en France, son arrivée chez sa mère pour un congé de six mois et sa prochaine visite au château.
Le baron fut ravi de revoir son camarade d’enfance, son ancien petit serviteur qu’il avait toujours traité comme un ami. Il voulut qu’il s’installât, sui
vant l’habitude, au château et le capitaine ne se fit pas trop prier, pour reprendre dans la maison, maintenant du côté des maîtres, la place qu’il y avait occupée autrefois dans les rangs des domestiques.
Mais Jules, tout en lui témoignant la plus vive et la plus sincère affection, le traita, par un reste d’habitude, un peu trop en petit Paulet. Celui-ci, qui avait toutes les vanités et toutes les susceptibilités des parvenus, commença par en ressentir con
tre le baron une sourde animosité. Tar contre-coup et comme pour se rédimer, il se montra fier et hau
tain envers les gens de la maison, qui tous l’avaient connu si petit parmi eux, et principalement il froissa le vieux Baptiste, auquel il devait beaucoup, par le ton cassant et les airs de commandement qu’il prit avec lui.
Mais cos dames le trouvèrent charmant, Mme de Méjan, surtout. Il ne bougeait d’auprès d’elles, toujours tiré à quatre épingles, chaussé irréprochablement, sanglé, ganté et pommadé.
Il n’était d’ailleurs pas sot; il sut leur raconter, d une manière intéressante, la guerre de 1870, ses batailles, ses blessures, sa captivité en Allemagne ; — le tout entremêlé des histoires du régiment, des
contes sur la colonelle, sur la femme du major ; ces contes n’étaient pas sans doute d’un goût parfait, mais ils amusaient ces dames. Fuis, il avait un certain talent de lecteur, et il faisait pâmer Mme de Méjan â la lecture de Lamartine et de Musset; musicien passable, il chantait d’une voix assez sympathi
que, et quand la baronne s’asseyait au piano, il était toujours là.
On fit des courses à pied, on organisa des promenades en voiture. Mme de Soriac se remit à aimer de monter à cheval, exercice où elle était de pre
mière force, grâce aux leçons de Jules, qui était luimême un incomparable cavalier, mais un mari.
Bref, le capitaine rompit la monotonie de l’existence des trois châtelains de Soriac et le bon Jules,
qui voyait ce changement et la gaieté revenir chez Marie, s’applaudissait de la venue de son petit Faulet.
Quant à supposer que Faulet put faire la cour à Mme de Soriac, le baron était à cent lieues de cette pensée et il aurait bien ri, si quelqu’un le lui avait dit.
Comment! le capitaine, un homme d’honneur, tenterait de séduire la femme de son camarade d’en
fance, de Jules de Soriac, le fils de son bienfaiteur, de celui qui l’avait nourri et élevé, à qui il devait cette éducation par laquelle il avait pu devenir ce qu’il ôtait! Allons donc!
Cependant, sans être jaloux, le baron accompagnait toujours la baronne et Paul dans leurs promenades à cheval. C’était de la plus élémentaire convenance devant leurs gens et le public et aussi par
rapport à eux-mêmes, et nous avons vu, par le récit de Baptiste, combien le baron s’ôtait montré froissé,
quand, en son absence, Paul et Marie partirent seuls un jour.
Cette circonstance lui donna-t-elle l’éveil?
Il la rapprocha de certains airs langoureux de Marie qu’il ne lui connaissait pas auparavant, des phrases entortillées et sentimentales de Paul, de la distraction, de l’ennui même de celui-ci quand il l’emmenait en chasse, de ses fréquents refus de l’accompagner, à cause de latigue ou de souffrances causées par ses blessures.
Cela ne lui parut pas naturel; il se mit à épier. Mais sauf quelques regards qui lui semblèrent peutêtre un peu vifs de part et d’autre, il ne surprit rien. Après tout, ces regards ne prouvaient pas grand chose. On ne pouvait empêcher Marie de regarder le capitaine en lui parlant, et le capitaine, sous prétexte qu’elle était jolie et de plus la femme de son ami, ne pouvait pas pourtant non plus mettre ses yeux à la poche en lui répondant.
Allons! allons! il avait des idées absurdes! Oui, mais ces idées lui revenaient souvent.
Jules, levé tous les jours de bonne heure, aimait, en fumant son premier cigare, de faire le tour du chenil et des écuries, il causait avec le vieux Bap
tiste qui, tout en mettant lui-même la main à l’œuvre, surveillait le pansage général. C’était le moment où ils organisaient de concert l’emploi de la journée, chasse, pêche, courses en voiture ou à cheval.
Un matin, le baron trouva Baptiste assis sur un escabeau dans l’écurie, le front penché dans ses mains et si absorbé, que le fidèle serviteur ne l’entendit pas venir.
A la voix de son maître, Baptiste tressaillit et se leva, montrant un visage empreint de tristesse.
— Ah! mon Dieu! es-tu malade? s’écria Jules.
— Le fait est, répondit Baptiste en balbutiant, que je ne me sens pas bien, monsieur Jules; je ne suis plus jeune, pour faire, chaque jour, des courses de trois ou quatre heures à la suite de madame... Si
encore, madame allait au pas... mais bah! c’est tout le temps le galop ou du moins le grand trot... C’est tuant à continuer...
— Allons donc! j’étais hier dans la cour, quand vous rentrâtes; — tu montais Figaro, qui n’est pas commode tous les jours, avec une sûreté et une ai
sance de jeune homme, et quand tu descendis, lu n’étais pas plus essoufflé qu’en ce moment, tandis que le pauvre Paulet soufflait comme un phoque en te jetant la bride de son grand dragon.
— Cependant, monsieur Jules, je vous dis que ces courses répétées me fatiguent beaucoup et si c’était un effet de votre bonté de me dispenser d’accompagner madame et Pau... et M. Duval...
— Tu plaisantes, tu ne t’es jamais mieux porté... mais je te vois tout embarrassé,... ce n’est pas ta vraie raison; il y a quelque chose que lu ne veux pas me dire?...
— Mais non, monsieur Jules, je... je vous assure... pas d’autre raison... je ne puis plus faire ce service, je suis trop vieux...
— Mais c’est précisément pour cela... et c’est un service de confiance que je ne puis donner à un plus jeune... je n’ai personne que toi... à moins quemoimême...
— Oui, monsieur Jules, oui, c’est cela, vous-même, vous ferez mieux que quiconque, — s’écria Baptiste,
par une vivacité qui contrastait singulièrement avec sa mine abattue de tout à l’heure.
Le baron sentit un frisson courir en lui ; ses idées absurdes, ainsi qu’il les appelait, repassèrent dans son esprit comme un éclair :
— Voyons! mon ami, dit-il d’une voix basse et tremblante, en prenant les mains de Baptiste, voyons, qu’y a-t-il?... dis-moi... parle donc!...
Et comme Baptiste détournait la tête sans répondre :
— Mon vieux Baptiste, reprit Jules en lui serrant les mains avec force, je ne puis t’ordonner, mais je te prie, au nom de ton affection pour moi, au nom de ton attachement à cette maison de Soriac, je te conjure de me dire la cause de ton chagrin.
— Mon bon maître, dit enfin Baptiste, les yeux
remplis de larmes, pardonnez-moi le mal que je vais