— Monsieur l’ambassadeur, dit le prince, où donc avez-vous appris à si bien travailler le bois?
— Sire, aux galères. — Aux galères !
— Oui, sire, aux presidios de Ceuta. J’y ai passé les deux plus belles années de ma vie.
— Et qui donc vous y avait envoyé ?
— Sire, votre neveu par alliance, le feu roi Ferdinand VII.
— Pour quelle raison?
— Parce que, dans l’Espectador, mon journal, j’avais dit au peuple de Madrid: « Peuple, prends ta guitare et joue l Hymne de Riego. 9
— Et qui vous en a fait sortir? — Le même monarque. — Pour quel motif?
— Parce que j’ai fait un quatrain en l honneur d’Isabelle, notre auguste reine d’aujour
d’hui, que j’appelais déjà : « L’Espoir de la Liberté. »
Cette histoire de Martinez de la Rosa se retrouverait, à peu de chose près, dans la vie de tous les Espagnols qui s’occupent de politique. Si la noble terre d’au delà des monts est le pays du Cid, elle est aussi le sol qui a produit Gil Blas et Lazarille de Tormès. Il n’y a donc pas à s’é­
tonner si, par là-bas, je devrais dire par là-haut, une forte pincée de fantaisie se mêle toujours aux plus grands drames de la vie sociale.
Il y a deux ans, vous le savez, l’Espagne avait pour roi un prince d’origine étrangère, un roi sorti de la maison de Savoie. Ce pauvre Amédée!
11 avait beau donner à son nom une tournure castillane et se faire appeler don Amadeo; Dieu l’aimait peut-être, mais Madrid ne l’aimait pas. Quand il invitait un grand du pays à venir au
palais, il se trouvait toujours que l’invité était malade. S’il paraissait au théâtre, la danseuse en réputation trouvait tout à coup moyen d’avoir une entorse. Aux courses de taureaux, le torero qu’on décorait du titre de primera spada mon
trait son bras en écharpe et disait : «—C’est » comme un fait exprès ; je suis manchot pour » tout aujourd’hui. » A la longue, le prince dut se résoudre à rejeter un calice si amer. Il dé
clara, un beau jour, donner sa démission, ainsi
que le ferait chez nous un simple sous-préfet, et il retourna en Italie. — C’était agir tout à la fois en homme de cœur et en homme d’esprit.
A Paris, où l’ex-reine Isabelle résidait déjà, les amis de la dynastie vinrent et dirent que c’était le vrai moment pour faire un roi du jeune prince des Asturies. 11 y eut un conseil. On y débattait naturellement le pour et le contre. Le général V*** s’écria : « Que le prince se montre sur la
J’uerta del Sol, seulement entre deux per» sonnes, et il sera acclamé. » C’était pour le mieux, mais il fallait franchir les Pyrénées. Or,
les carlistes, déjà redoutables et armés jusqu’aux dents, monlaient la garde dans les provinces du Nord jusqu’aux portes de Barcelone. Un conseil
ler prudent dit : « Si le prince tombait entre les » mains de Tristany, le cabecilla le ferait fu» siller.
— Fusillé, mon petit roi ! s’écria l’ex-reine. Eh bien, cela n’est pas pressé ! — Et, en s’adres
sant à la cantonade : — Comment! on ne peut donc plus coiffer une couronne sans risquer d’être mis à mort? Heureux les enfants du pauvre qui ne craignent que les loups !
Si le télégraphe s’est, mis à faire, en se jouant, à l’hôtel Basilevvski, un roi de dix-huit ans, n’allez pas croire pourtant que Paris s’oc
cupe beaucoup de politique, soit extérieure, soit intérieure. Le plaisir est la seule affaire du jour.
On voit les fêtes se succéder avec une rapidité vertigineuse. Après l’arbre de Noël, après le ré
veillon, il y a eu les bals du jour de l’an. Après l’ouverture du nouvel Opéra, celte grande soirée, on a découpé un peu partout le gâteau des Rois.
Les dîners diplomatiques, qu’aucun événement n’arrête jamais, paraissent avoir pris un nouvel essor. Vingt salons qu’on avait fermés depuis
quatre ans se sont rouverts. Janvier est aussi l’un des mois où l’on se marie le plus ; c’est aussi l’un de ceux où il y a le plus de baptêmes. Imaginez le mouvement de la batterie de cuisine ; voyez ce que peut être le tintamarre de tant d’orchestres.
Autre détail. L’hiver dernier, un humoriste prononçait l’oraison funèbre du cotillon : « La plus bête des danses, disait-il, si c’est une danse. » Et, dans une apostrophe qu’il voulait rendre élo
quente, il s’écriait : « Tu es aussi niais, aussi » pervers et aussi usé que l’opérette. Va-t-en donc » avec elle ! » Aucun des deux n’est parti, au con
traire. Le cotillon partir ! cet humoriste est un
radoteur. Le cotillon vient de ressusciter. Croyez qu’il est plus vif, plus absurde et plus recherché que jamais. On trouve encore, on trouvera tou
jours de grands et beaux jeunes gens pour le conduire. Les mères de famille l’entretiennent, les petites filles qui font leur entrée dans le monde en raffolent. Au reste, rien ne meurt à Paris des choses qui amusent. Paris est la ville du monde où certaines vieilleries ont l’art de res
susciter sans cesse en se faisant des habits neufs.
Voilà néanmoins un des plus grands souvenirs d’autrefois qui s’en va. Des affiches nous annoncent la fin du restaurant Philippe, la perle de la rue Montorgueil. Par suite de fin de bail et cessation de commerce, on met en vente, lots par lots, la cave si estimée de cette oasis des gour
mands. Il en est de même pour l’argenterie, la verrerie, les porcelaines, le linge, les couteaux,
et pour ces tables vénérables autour desquelles se sont assises à tour de rôle toutes les célébrités contemporaines. Philippe a été pendant qua
rante années l’heureux pendant du Rocher de Cancale.
La vogue de ce restaurant avait commencé par les huîtres. Désaugiers raconte dans une de ses lettres, si rares mais si succulentes, qu’étant pré
sident du Caveau, il y avait amené, un soir, son académie de chansonniers. Toutes les fois qu’un auteur dramatique obtenait un succès, il venait,
le lendemain, le fêter chez Philippe, souvent avec tous les artistes qui avaient contribué à la réussite de la pièce. Interrogez Hippolyte Souve
rain, il vous apprendra que II. de Balzac ne lui donnait jamais un roman sans lui dire : « Nous » signerons demain le traité chez Philippe, au » dessert, entre la poire et le fromage, et c’est
vous qui payerez le dîner. 9 Ce Philippe, l’homme universel, était particulièrement aimé
des gens d’affaires, des hommes du barreau et même des personnages politiques. Paul-Louis Courier, visant la politique de la Restauration et les cuisines de M. de Villèle, avait dit jadis : « La truffe est le poison de la liberté. » Mais la truffe accommodée chez Philippe a servi plus d’une fois de trait d’union entre M. Guizot et de soidisant sévères publicistes. Quand L * passa tout d’un coup, du soir au matin, de l’opposition radicale à l’amour de la monarchie constitutionnelle, Armand Marrast s’écria :
— C’est qu’ils lui ont fait manger une poularde truffée chez Philippe.
Philippe disparaissant, on peut dire que la vieille gastronomie française s’en va. La vogue a émigré du côté des boulevards. C’est par là que se trouvent les restaurants à la mode, tout reluisants d’or, tout éclatants de lumières. On y sa
crifie aux yeux; chez Philippe, tout était pour la bouche. Chez lui, on ne faisait que_ manger.
Chez les autres, on va s’étourdir, se ruiner ou se ramollir. Philippe cesse d’être parce que le vieux système et les mœurs qu’il représentait se sont déjà évanouis auxtrois quarts.—Derniers des vieux gourmands, versez une larme de madère en son honneur !
Dans Lutèce, ce beau livre si français, Henri Heine parle en termes attendris du restau
rant de la rue Montorgueil : « Et dire que les superbes palais qui baignent leur pied dans la Seine tomberont et que Philippe tombera ! MSs voyez l’ironie ou la méchanceté du sort !
Au moment juste où l’on apposait sur les murs de Paris les affiches dont je viens de vous parler,
on faisait jouer en Allemagne une comédie sur cet Henri Heine lui-même, comme s’il s’agissait d’un personnage historique d’il y a cent ans. Un fantaisiste, le docteur Mels, a découpé la biogra
phie du poêle, et il a écrit quinze ou seize scènes sous ce titre : Les souffrances de jeunesse de Heine. (Heine’s junge Leiden.) Sans doute les journaux d’outre-Rhin, principalement ceux de Hambourg, ont publié à ce sujet de longues dis
sertations de mettre en scène un homme célèbre, mort depuis peu, et dont la parenté est assez
nombreuse. Mais que voulez-vous? Le temps est à l’indiscrétion dans l’Europe entière; Henri Heine, d’ailleurs, a trop abusé de la personna
lité envers les autres pour qu’on en use pas un peu envers lui.
Dans la pièce en question, le poète charmant qui s’était surnommé lui-même : « un Prussien
libéré 9, est représenté en IM 9, c’est-à-dire alors qu’il était encore fort jeune. Le milieu dans le
quel il se trouve est la famille de son oncle, le riche banquier Salomon Heine, le Rothschild de Hambourg. Digne israélite ! Pour lui, rien au
monde ne saurait être au-dessus du commerce et il voudrait, par conséquent, faire de son neveu un négociant accompli. Mais la Muse ne s’accorde
pas avec lus calculs de la banque ; au lieu de se livrer au trafic, Henri Heine compose les beaux poèmes de
Y Intermezzo, ce qui plonge le banquier dans la plus grande stupeur. A la longue,
l’oncle cède et envoie le rêveur achever ses études à Goettingue, en ayant l’air de dire :
— Sois donc bohème tant que tu voudras.
Deux figures de jeunes filles, Mathilde et Ottilie, traversent cetie action comme un double rayon de soleil, et c’est là le grand charme de la pièce.
— On s’y moque aussi grandement du vénérable M. Salomon Heine, l’homme aux thalers. — Mais la pièce entière ne vaut assurément pas une seule page du personnage, ce titan de l’ironie. — Voyez le Livre des chants, voyez le livre de l’Allemagne, voyez Reisebilder !
M. Salomon Heine, à l’aide duquel on essaye de faire rire le public, n’était d’ailleurs pas un sot.
— Nous avons entendu Henri Heine lui-même rapporter avec sa verve incomparable une des saillies de son oncle :
— Eh bien, mon neveu, que fais-lu à Paris, tu n’y fais rien ?
— Mon oncle, j’y fais des livres.
— Je disais bien : tu n’v fais rien.
Encore une coïncidence digne de remarque :
A l’heure même où Paris assistait à l’ouverture du nouvel Opéra, les habitants de Majolati, en Romagne, célébraient le centième anniversaire de la naissance de leur compatriote Spontini, ce musicien qui a tant contribué jadis à l’éclat do notre grande scène lyrique. La veuve de l’auteur de Fernandeortez, âgée de quatre-vingt-un ans,


assistait à cette cérémonie. — On n’y a pas joué


une comédie sur le héros de la fête, comme à Hambourg, mais on y a lu l’éloge du musicien.
Ces sortes de panégyriques sont toujours une belle chose, mais une trop belle chose en ce qu’ils dissimulent toujours une partie de la vé
rité. A propos de Spontini, le préconiseur a cru devoir passer sous silence les années d’é­
preuve du musicien, et c’est un tort. Spontini a été plus pauvre qu’aucun autre. Hélas! on avait laissé dormir sa Vestale dix ans de suite dans les carions avant de la mettre à l’étude.
Tous les ans régulièrement, le premier janvier, Spontini venait se plaindre au directeur.
— Eh! disait-il avec un accent italien des plus prononcés, eh, mon cer moussu, voyez donc ! Si
vous ne zouez pas mon œuvré, ze finirai par aller tout nu. Tenez, mon habit, il se perce aux coudes; tenez, ze nui pin de coulotte!
A la fin, la pièce fut entendue ; la Vestale fut jouée ; Spontini put marcher du même pas à la gloire et à la fortune.
Philibert Audebrand.