HIYOTOKO


NOUVELLE JAPONAISE
(Suite)
lliyotoko rentrait, l’air placide et souriant. En apercevant Lavison, elle poussa un petit cri de joie et courut s’accroupira côté de lui. Mais elle remarqua aussitôt l’air grave, presque sombre,
du jeune Français. Les traits de la jeune fille se transformèrent avec une étonnante rapidité.
— Tu es triste ? demanda-t-elle avec l’accent du plus tendre intérêt.
— Oui, je suis triste. Ne dois-je pas quitter ta maison dans quelques heures ? Et comment n’être pas triste quand on se sépare de ses amis, peutêtre pour ne plus les revoir?
— Je ne sais pas cela, dit lliyotoko en attachant ses regards étonnés sur les yeux de Lavi
son. Je n’ai jamais eu d’amis; j’ignore ce qu’on éprouve quand on se sépare d’eux... Au fait, ajouta-t-elle après un instant de réflexion, lu dois avoir raison ; car maintenant que tu m’y fais songer, je me trouve presque aussi malheureuse de te voir partir que je le fus quand mon père nous quitta. Mais, Lavison, pourquoi me donner de pareilles idées? et quelles gens bizarres fautil que vous soyez dans votre pays, pour aller
’ ainsi éveiller de ces pensées qui rendent tristes les gens qui n’y songeaient pas ! Ne t’afflige pas, Lavison; tu me quittes, c’est vrai, mais ta pré
sence ne m’est pas nécessaire, bien que je sois très-heureuse auprès de toi ; songe que je le serai bien davantage encore quand tu seras parti, puisque je vais vivre dans la maison du daïmio, maison très-grande, très-riche, où rien ne manquera à lliyotoko.
— Quoi ! rien ! s’écria Lavison avec un accent presque désespéré.
La jeune fille le regarda d’un air de plus en plus surpris.
— Non, rien, insista-t-elle. Comment pourraisje manquer de quelque chose dans la maison d’Ongazawara?
— Je ne doute pas, dit Lavison avec amertume, qu’Ongazawara ne te prodigue les plus riches vêtements, qui, du reste, n’ajouteront rien à ta beauté ; je sais bien qu’il n’épargnera rien pour ta nourriture et tes plaisirs. Mais est-ce tout, lliyotoko? et ne comptes-tu pour rien le vide que cette existence laissera dans ton cœur ?
— Quel vide? Quel cœur? dit Hiyotoko de plus en plus stupéfaite.
— Tu demandes quel vide? Aimes-tu donc Ongazawara?
— Sans doute, puisqu’il me veut du bien. Il m’a effrayée beaucoup quand il a voulu m’eni
vrer avec du saki. Mais maintenant c’est bien
différent. 11 m’appelle dans sa maison, il me met au nombre de ses femmes, moi dont le père n’a pas le droit de porter un sabre, et m’élève au rang des femmes de samouraïs. Nos enfants seront eux-mêmes de très-nobles samouraïs qui porte
ront chacun deux sabres à poignée d’or. Moi j’aime cet homme !
— Et c’est ce que tu appelles aimer?
— Sans doute. Qu’est-ce qu’aimer ? Aime-t-on autrement dans ton pays ?
— Oh ! oui, belle Hiyotoko, s’écria Lavison avec un accent mêlé d’emportement et d’enthou
siasme, qui rendit la jeune fille singulièrement attentive; oui, l’on aime autrement, tout autre
ment dans mon beau pays. Quant un homme a conçu de l’amour pour une jeune fille, quand il a réussi à s’en faire aimer, lui n’ose d’abord déclarer son amour ni elle supporter les regards de celui qu’elle aime. Et cependant, lui n’a plus qu’une pensée, elle; elle ne pense qu’à un objet, lui. Ils se cherchent, ils se rencontrent, il leur semble toujours que c’est par hasard ; ils sont à la fois heureux et embarrassés d’être ensemble ; les heures qui les séparent leur paraissent longues comme des années. Enfin, dans un moment de passion irrésistible, le jeune homme déclare son
secret; la jeune fille l’accueille en tremblant, mais heureuse au fond du cœur. Ils ne cessent alors de se répéter qu’ils s’aiment, qu’ils s’aime
ront toujours, et il leur semble qu’ils ne l’ont jamais assez dit. Voilà comme on s’aime chez nous. Le bonheur d’être unis par le mariage vient mettre le comble à celui de s’aimer ainsi.
— Tout cela est étrange, dit Hiyotoko avec un soupir. Les gens de l’Occident ne ressemblent pas à ceux des autres pays... Jamais, non jamais, je n’ai rien ouï dire de semblable à Yokohama. C’est égal, ton récit me trouble... Lavison, si j’étais née dans ce singulier pays du couchant, il me semble que j’aurais, moi aussi, aimé quelqu’un de cette façon.
En parlant ainsi, Hiyotoko inclina sa jolie tête entre ses deux mains et se prit à rêver. Ses yeux à demi clos étaient fixés sur le sol. De légers
frissons agitaient ses membres. Son cœur battait précipitamment, et souvent ses longs doigts effilés s’agitaient convulsivement sur ses tempes.
Lavison s’effraya. N’avait-il pas, dans un moment d’oubli impardonnable, porté un trouble inconnu dans cette âme neuve et ignorante? N’avait-il pas glissé le germe d’une passion dans celte existence destinée à s’écouler sans trouble,
sans émotion, avec cette indifférence nationale qui ignore nos grandes joies, mais qui ne connaît pas nos grandes douleurs ? Honteux de ce qu’il venait de faire, Lavison allait se lever et sortir lorsque Lespalier parut.
Après un demi-coup d’œil railleur porté en dessous sur Hiyotoko, dont il remarqua sans peine l’émotion, le jeune artiste se tourna vers Lavison, le dévisagea deux secondes et lui dit:
— Vrai ! notre ambassade prend une drôle de tournure. Je crois, ma foi de Dieu, que nous voilà bien loin de nos hardies entreprises sur le taïkoun et le daïmio. S’il ne tenait qu’à toi, je crois que la démocratie japonaise attendrait long
temps sous l’orme son émancipation. Après tout,
je me bats l’œil de la démocratie japonaise. Mais on est envoyé ou on ne l’est pas. Les instructions sont les instructions. Tu dois voir aujourd’hui le consul français de Yokohama, tu le verras. Tu as commandé toi-même le canot qui t’attend, et le vapeur chauffe dans la rade pour nous conduire à Yédo, où le taïkoun brûle de nous contempler.
En avant, arche ! La petite Omphale japonaise en fera peut-être la moue, mais elle m’a des yeux à ne pas pleurer longtemps son Hercule.
Tsjoo, Zingou et Soukouné entrèrent en ce moment. Ils avaient vu arriver le matelot qui venait prévenir Lavison et avaient compris que le moment de la séparation était arrivé. Tout était prêt pour le départ. Après quelques instants de conversation, on descendit ensemble sur le rivage pour faire la conduite aux voyageurs. Avant d’en
trer dans le canot, Lavison serra une dernière fois les mains de Tsjoo, de Zingou, éleva Soukouné dans ses bras et le baisa longue
ment au front. Enfin, il fit un geste d’adieu à Hiyotoko...
Mais celle-ci, par un mouvement imprévu, se jeta sur lui, le prit dans ses bras et l’embrassa vivement sur les deux joues.
Tsjoo et Lespalier se regardaient en riant; mais Hiyotoko ne riait pas, elle pleurait. Tant que Lavison resta en vue, échangeant avec ses amis les saluts d’adieu, des larmes silencieuses coulèrent le long des joues de la jeune Japonaise.
VIII
Zingou ne savait que penser de cette nouveauté singulière. Tsjoo, quelque peu instruit de nos mœurs par ses lectures et par son séjour en Eu
rope, n’était pas sans inquiétude sur l’état du cœur de sa fille ; et, sans accuser formellement Lavison, il commençait à se féliciter intérieurement de son départ.
— Il était temps ! pensait-il.
Il se croyait cependant certain que quelques heures suffiraient pour rendre le calme à Hiyotoko. Mais ses prévisions ne devaient pas se réaliser. Impuissante à démêler les sentiments qui
l’agitaient, incapable de répondre quoi que ce fût aux questions multipliées de sa mère sur les causes de sa tristesse, la jeune fille souffrait d’au
tant plus cruellement qu’elle ne savait ni définir ni exprimer sa douleur.
Quand Zingou essaya de la consoler par la perspective du bonheur qui l’attendait, quand elle voulut lui rappeler son prochain départ pour le daïmio-yaski et lui parler de la nécessité de se présenter fraîche et gaie devant son puissant seigneur, devant celui qui devait être désormais Tunique objet de toutes ses pensées, l’unique but de toutes ses actions, la jeune fille répondit par un cri d’effroi, aussitôt suivi d’un torrent de larmes.
Zingou n’y comprenait absolument rien. Tout est monotone, uni, limpide dans la vie d’une Japonaise ; un mot la résume : absence complète de volonté. Enfant, elle ne connaît que la volonté de ses parents. Douce et soumise par nature,
élevée d’ailleurs sans contrainte, exempte de ces reproches, de ces réprimandes, de ces observa
tions, de ces conseils impérieux qui forment la volonté en éveillant le caprice, qui font naître la résistance par la notion de l’obstacle, la petite fille japonaise n’a jamais connu l’attrait de la lutte et n’a jamais appris qu’une chose : l’obéis
sance. Jeune fille, elle serait peut-être arrachée à cette soumission absolument passive par l’éveil des passions ; mais la coutume nationale la met entre les bras.d’un époux avant même que la nature ait fait sentir son aiguillon, et la loi, aussi
bien que les mœurs du pays, la condamnent de nouveau à l’obéissance sans réserve. Elle conti
nue donc à être entre les mains de son mari ce qu’elle fut dans celles de ses parents : une esclave sans volonté, qui ne sent pas même le joug qu’elle est condamnée à porter.
Aussi, avec cette grâce native qui la distingue, la femme japonaise a-t-elle un vice radical qui repousserait bientôt un Européen: c’est l’absence complète de cette énergie particulière qui couve dans le sein de nos femmes, de cette volonté dont la douceur et la faiblesse du sexe tempèrent les manifestations, mais qu’aucun obstacle ne peut faire dévier du but. Nous adorons cette nature si souple en apparence, si ferme en réalité, ce res
sort admirable qui ne plie que pour se redresser avec un effort aussi doux qu’irrésistible.
Le cœur des Japonaises, bien différent de celui des Européennes, est une pâte molle et fade, qui cède sous la main qui le pétrit et ne possède aucune forme propre.
Le caractère d’Hiyotoko ne différait pas, sans doute, de celui des autres femmes de son pays;
parmi ces natures douces et délicates, elle ne se distinguait que par l’exquise distinction de sa douceur et de sa délicatesse. Mais pour animer cette nature endormie, pour faire naître dans ce cœur vide la foule des sentiments les plus tendres et les plus vifs, il avait suffi d’un mot, d’une étincelle. La dernière conversation du capitaine français avait allumé un incendie.
Zingou, maîtresse jusque-là de l’âme d’Hiyotoko, ne reconnaissait plus sa fille. Hiyotoko ellemême interrogeait son cœur avec étonnement et s’effrayait d’y découvrir un secret dessein de ré
sister aux poursuites d’Ongazawara et à la volonté de ses parents, conforme aux désirs du daïmio. Hiyotoko, chose inouïe dans ce pays du calme in


souciant, de la sérénité imperturbable, Hiyotoko


était devenue rêveuse et triste ; elle se cachait pour pleurer, mais elle ne pouvait réussir à cacher ni à expliquer sa douleur.
Après quelques tentatives inutiles pour sonder un si singulier mystère, Zingou pensa qu’Iliyotoko pouvait s’effrayer de la perspective de son départ, et se dit que la nouveauté des objets qui l’attendaient chez Ongazawara, les honneurs qui lui seraient prodigués, le luxe dont elle se verrait entourée feraient une prompte diversion à sa douleur.
Elle se hâta donc d’entasser dans le coffre de sa fille les plus beaux vêtements qu’elle put trouver dans sa maison, et, brusquant le dénoûment, envoya le soir même un coskei auprès d’Ongazawara,