pour le prévenir que sa fille serait, dès l’aube du jour suivant, à sa disposition.
Hiyotoko, informée de son prochain départ, passa une nuit affreuse. Etendue sur la natte qui lui servait de lit, elle essaya tout pour échapper à l’épouvantable cauchemar qui la tourmentait; elle essaya tout, même de raisonner sa si
tuation, de se persuader qu’elle devait en être heureuse et fière ; elle essaya de railler sa fai
blesse, de se moquer d’elle-même, de se faire honte, de rire aux éclats de sa propre folie, et tant d’efforts n’aboutirent qu’à accroître la fièvre qui la dévorait.
Si elle réussissait un instant à étouffer sa pensée, si elle fermait les yeux, soudain son imagi
nation surexcitée évoquait des fantômes terribles :
le daïmio, le porte-enseigne, escortés des génies les plus malfaisants de la mythologie japonaise, tous armés de sabres menaçants, étaient là, fu
rieux, prêts à frapper... Lavison apparaissait calme, souriant, superbe, le front armé d’un dé
dain poli, comme au jour de sa querelle avec le daïmio. Les sabres se levaient... Iliyotoko, éveillée en sursaut, promenait ses regards effarés sur les cloisons de la chambre, et dans les personnages fantastiques, à demi-éclairés par la clarté douce de la veilleuse enfermée dans sa chemise de pa
pier bleu, ses yeux hagards voyaient encore l’image de ses rêves.
IX
Quand l’aube parut, Hiyotoko, après une longue nuit de tourments et d’insomnie, se crut de
venue folle. Dans sa tète en feu, elle sentait comme les coups redoublés d’un marteau. La pièce où elle avait en vain essayé de reposer lui paraissait animée d’un mouvement bizarre, bas
culant circulairement autour de son corps et tournant avec elle d’un mouvement très-rapide.
Mais tout à coup un son lointain, retentissant, répété jusqu’à trois fois l’arracha à son cauche
mar. Elle se leva en sursaut, courut au fond de sa chambre, repoussa dans sa rainure le châssis qui séparait cette pièce de la vérandah et regarda par cette ouverture étroite.
Dans la nuit déjà moins sombre, au fond de l’allée des hêtres, Hiyotoko distingua la noire barrière brusquement terminée dans sa partie supérieure par une sorte de nuage lumineux.
Bientôt la porte s’ouvrit à deux battants ; deux cavaliers s’avancèrent de Iront, portant des lanternes de papier rouge qu’Hiyotoko vit se balancer dans les airs, sans distinguer les bam
bous auxquels elles étaient suspendues. Quatre hommes portant des lanternes rouges sur leur poitrine s’avançaient ensuite d’un pas cadencé,
et à leurs mouvements, la jeune fille reconnut sans peine qu’ils portaient un de ces riches et lourds norimons, sortes de chaises à porteurs qui servent communément à transporter les riches Japonais. Deux autres cavaliers, également ornés de lanternes, fermaient la marche.
Peyremal.
(La suite prochainement. )
NOS GRAVURES
Le grand Escalier du nouvel Opéra
La gravure exceptionnelle qui représente le grand Escalier du nouvel Opéra en fait comprendre, mieux qu’une longue description, la forme, les élégantes dispositions et l’ensemble majestueux. Déjà, dans son
dernier numéro, Y Illustration a montré à ses lecteurs la partie inférieure de cet escalier et l’aspect que présentent 1er premières rampes quand on entre par le vestibule des abonnés. Il ne nous reste maintenant qu’à faire connaître les artistes à qui l’architecte a confié l’exécution de cette importante partie de son œuvre, et à indiquer la nature des matériaux em
ployés, afin de compléter en quelque sorle par la couleur l’œuvre du dessinateur.
Les marches, de marbre blanc de Serravezza, sont bornées par une balustrade en onyx d’Algérie dont les balustres de marbre rouge reposent sur des socles en marbre vert de Suède.
Partout où le marbre n’est pas employé, on a choisi la pierre d’Anstrude ou de Piavière, fouillée de fines arabesques et ornée d’attributs divers. M. Corboz a exécuté les sculptures de la partie inférieure de l’es
calier ; M. Ghoiselat celles de la partie supérieure à partir du niveau des premières loges. Au rez-dechaussée les deux groupes de M. Carrier-Belleuse soutiennent de la façon la plus originale les appareils d’éclairage. Au premier étage sont placés de grands candélabres; enfin, à la hauteur des quatrièmes loges, des pots à feu répandent à flots la clarté sur l’ensemble de la décoration.
Les candélabres ont été fondus par MM. Lacarrière, Delatour et Ce, et par MM. Romain et Languereau.
La porte d’entrée de l’orchestre et de l’amphithéâtre, d’un aspect monumental, est ornée de deux cariatides en bronze dont les draperies sont exécutées en marbre jaune et en marbre vert de Suède. C est un curieux spécimen de la sculpture polychrome, main
tenant délaissée, et qui fut en si grand honneur chez les anciens. Ces cariatides, ainsi que les deux enfants en marbre blanc qui soutiennent les armes de la ville de Paris, sont l’œuvre de M. Jules Thomas. Les bronzes ont été exécutés par M. Christofle, les travaux de marbrerie par MM. Drouet et Lozier.
Au premier étage s’élèvent trente colonnes de marbre sarrancolin aux bases et aux chapiteaux en marbre blanc de Saint-Béat. Au droit de chacune de ces colonnes et sur le mur correspondant est placé un pilastre en fleur de pécher ou brèche violette. Les figures qui ornent les tympans des arcades sont de M. Chabaud. La place occupée par les médaillons en marbre avait été réservée dans l’origine à des pein
tures sur lave émaillée, représentant des instruments de musique au milieu d’un fond bleu clair ; le temps a manqué pour exécuter ces émaux. Quatre médail
lons seulement ont pu être achevés et sont placés dans l’avant-foyer.
La voûte, percée par douze pénétrations en forme d’arcades, est décorée de quatre caissons d’une di
mension de 10 mètres sur 4, où M. Pils a exécuté de grandes peintures allégoriques.
Sur trois faces de la cage du grand escalier, entre les colonnes accouplées, les couloirs de chaque étage
de la salle viennent se terminer par un balcon en bronze doré. De la sorte les spectateurs de toutes
places n’ont que quelques pas à faire pour réjouir leurs regards de la vue du grand escalier resplendissant de lumières et paré de riches toilettes. Au premier étage les balcons avancent par un encorbelle
ment gracieux. Leurs rampes d’onyx sont soutenues par des balustres en spath fluor ou fluorine. Cette matière, dont l’emploi est nouveau en décoration ar
chitecturale, est une espèce d’améthyste dont l’éclat, la couleur et la finesse sont en rapport avec la place exceptionnelle qu’occupent ces balustres.
Du côté opposé à l’entrée de l’orchestre, on aperçoit, entre les colonnes accouplées par groupes de quatre, l’avant-foyer avec son plafond de mosaïque vénitienne où scintillent l’or et ces tons d’un éclat in
comparable que peut seule produire la mosaïque, cet art, objet des prédilections de Garnier; plus loin s’ouvrent les portes du grand foyer.
Ces plans successifs, qui ont chacun leur valeur propre, constituent un ensemble d’une richesse sans égale et étonnent les regards les plus indifférents.
A tout ce luxe de marbres, de bronzes, de mosaïques, de peintures, doit se joindre encore un élé
ment pour produire l’effet voulu par Garnier. Il faut que le public apporte son concours à l’œuvre de l’architecte. Garnier, dans un livre rempli de vues origi
nales et d’aperçus curieux a exposé ses idées à cet égard, et nous ne pouvons mieux terminer la descrip
tion de son escalier qu’en copiant dans le Théâtre quelques lignes relatives à la décoration de l’escalier d’une salle de spectacle :
«... En disposant des étoffes ou des draperies tombantes, des girandoles, des candélabres ou des lustres,
puis des marbres ou des fleurs, on fera de tout cet ensemble une composition somptueuse et brillante qui rappellera en nature quelques-unes des dispositions que Véronèse a fixées sur ses toiles. La lumière qui étincellera, les toilettes qui resplendiront,_ les figures animées et souriantes, les rencontres qui se produi
ront, les saluts qui s’échangeront, tout aura un air de fête et de plaisir, et, sans se rendre compte de la part qui doit revenir à l’architecte dans cet effet magique,
tout ce monde en jouira et tout le monde rendra ainsi, par son impression heureuse, hommage à ce
grand art si puissant dans ses manifestations et si élevé dans ses résultats. »
Voilà ce que Garnier avait rêvé, et voilà, on peut le dire, ce qu’il a réalisé dans l’exécution de son grand escalier.
Ch. N.
Le Lustre du nouvel Opéra
Il y a quelques années, au moment où l’on établissait dans les théâtres appartenant à la ville de Paris des plafonds lumineux, tamisant à travers des glaces dépolies ou colorées une lumière sans éclat et sans gaieté, l’architecte du nouvel Opéra, dans un rapport au ministre, exposait les raisons qui le déterminaient à maintenir le lustre, dont la lumière directe, scintil
lante, variée, convient seule à une salle de spectacle ou à une salle de fête. Maintenant que les plafonds lu
mineux ont disparu, que le lustre a partout gagné sa cause, il est inutile de revenir sur cette question désormais jugée.
Le lustre du nouvel Opéra présente, comme on le voit par notre dessin, une combinaison de globes dé
polis et de lumières directes. Le nombre total des becs est de trois cent quarante.
Ce lustre a été modelé, d’après les dessins de M. Garnier, par M. Corboz. Il a été fondu et ciselé par MM. Lacarrière, Delatour et Ce. Le prix est de 30000 francs.
Ce prix est généralement considéré comme inférieur à la valeur intrinsèque du lustre, et, de l’avis de l’architecte du nouvel Opéra, à qui d’autres mai
sons avaient demandé 50, 60 et même 97 000 francs,
MM. Lacarrière et Delatour n’ont pas reculé devant un sacrifice pécuniaire pour avoir l’honneur de mener à bien cet important travail artistique.
Le verglas du Ier janvier à Paris eî la fontaine du Château-d’Eau
Dans la nuit du vendredi, 1er janvier, au samedi, 2, il y a eu à Paris un verglas dont on gardera longtemps le souvenir.
Entre huit et neuf heures du soir, une pluie mêlée de grésil s’était mise à tomber, et bientôt, au contact du sol glacé, avait formé une nappe glissante sur la
quelle, vers dix heures, il devint vraiment dangereux de s’aventurer. On n’entendait dans l’obscurité que cris de colère des cochers dont les chevaux s’abattaient, ou d’effroi des piétons chancelants qui glis
saient ou tombaient, malgré toutes les précautions, dont la principale était de se déchausser et de marcher sur ses chaussettes ou ses bas. Plus d’un même a été vu regagnant à quatre pattes son domicile. Nous par
lons ici des plus braves. Mais beaucoup de personnes,
hommes ou femmes, de moins de résolution, prirent le parti de coucher dans le premier hôtel venu, ou de demander l’hospitalité dans le poste voisin, sinon de s’établir, en attendant le jour et le dégel, dans quel
qu’une dès nombreuses voitures que l’on avait dù abandonner au milieu des rues.
En effet, presque toules les voitures de la compagnie des omnibus avaient été obligées de suspendre brusquement leur service et, vers onze heures, la
place de la Concorde en était encombrée. Sur vingtquatre voitures desservant la ligne de Vaugirard,
vingt-deux avaient été forcées de faire descendre leurs voyageurs. Les fiacres n’avaient pas été plus favorisés, naturellement, et, vu leur nombre, on en rencontrait à chaque pas.
Tout semblable était le spectacle sur la place du Château-d’Eau, très-passante, et dont, par paren
thèse, on ne songeait guère en ce moment à admirer la fontaine, changée en château de glace. Ses deux vasques, en effet, étaient ornées de merveilleux stalactites.
Mais, avant tout, il s’agissait de ne se pas casser le cou.
Inutile d’ajouter que les accidents ont été nombreux, et que tous les services ont été ou interrompus ou considérablement retardés. Aux Halles, peu d’ap
provisionnements. Beaucoup de maraîchers avaient mieux aimé manquer un jour de vente que de s’expo
ser, ainsi que leurs chevaux, à de terribles accidents. Les voitures de laitiers qui d’ordinaire sillonnent la ville dès l’aube ne purent guère commencer leur ser
vice, le 2, qu’à sept ou huit heures du matin. Ainsi du reste.
Heureusement, dans la matinée de samedi, la température s’est détendue, et le dégel a pris une allure accélérée. Mais quel gâchis ! Pendant quarante-huit heures toutes les rues de Paris ont été changées en autant de canaux, roulant des flots d’une boue noire, dont nous ne sommes pas encore tout à fait débarrassés.