Au dîner du Canard aux navets, qui réunit tous les mois un petit cénacle de littérateurs et d’artistes, il paye sa bienvenue d’une fable :
Un canard au bas d’une échelle Dans une mare barbotait ;
Tout en haut et battant de l’aile Un autre canard montait.
Celui du bas, le plus sage,
Se ferait moins mal s’il tombait.
Le canard bas avait donc l avantage Que le canard haut n’avait.
Garnier parle très-vite. Il écrit très-vite aussi, d’une main fébrile, d’une écriture nerveuse, rapide, souvent illisible; répondant dans ces derniers temps, dans une seule soirée, à cent soixante-douze demandes de visites du chantier.
Qu’ajouterons-nous encore? que Garnier est frileux, et que, sitôt qu’il a un moment à lui, il prend le che
min de fer pour aller se chauffer en Italie, ou tout au moins dans sa villa de Bordighera ; ayant fait ainsi plus de quarante mille lieues en courant, amoureux du soleil, et entretenant son tempérament de colo
riste au milieu de ces merveilles de l’art italien, dont il s’est efforcé de faire passer dans les splendeurs du nouvel Opéra le plus de reflets qu’il lui a été possible.
Le nouvel Opéra, nous le répétons, c’est là après tout qu’il faut chercher la biographie artistique de Garnier ; elle est écrite dans l’ensemble et dans les mille détails de ce vaste monument de 429000 mètres cubes, qui a valu à son auteur de vifs éloges et de vives critiques. Il a été heureux des uns, sans trop s’affliger des autres, bien convaincu que le pire pour un artiste ce n’est pas la discussion ardente et passionnée, — c’est l’indifférence.
Ch. Nuitter.
Le nouvel Opéra
Au nouvel Opéra, les abonnés et les porteurs de billets pris d’avance, après avoir traversé le vestibule circulaire, trouvent à leur gauche trois entrées con
duisant au grand escalier. Chacune des entrées de droite et de gauche vous mène à une des rampes d’accès ; l’entrée du milieu aboutit au bassin placé sous la voûte du palier central, décorée avec profusion de fleurons et d’arabesques.
Au milieu de ce bassin garni de fleurs et de plantes aquatiques, est placée la pythonisse en bronze de Marcello. On sait que sous ce pseudonyme se cache
Mme la princesse Colonna, qui, ces jours derniers, est venue présider elle-même au placement définitif de cette statue dont le caractère étrange et l’allure inspirée ont été généralement remarqués.
Cette partie du nouvel Opéra est une des plus pittoresques. De là, en suivant les rampes d’onyx aux balustres de marbre rouge, le regard découvre les colonnes accouplées du premier étage, les mosaïques étincelantes de la voûte de l’avant-foyer et les portes du grand foyer. C’est un des points du monument d’où l’on peut le mieux apprécier l’habile agencement de ce grand escalier dont l’Illustration montrera et racontera bientôt à ses lecteurs les éblouissantes merveilles.
Expériences optiques faîtes entre l’Observatoire et la tour de Montlhéry
On vient de faire une nouvelle mesure de la vitesse de la lumière. Cette détermination offre actuellement un double intérêt, d’abord au point de vue de cette vitesse elle-même, qui est un des premiers éléments de la connaissance de l’univers, ensuite au point de vue de la parallaxe du soleil, de la distance du soleil à la terre, qui s’en déduit par une méthode différente de celle du passage de Vénus, et qui vérifie les résul
tats de celle-ci. Nous reviendrons prochainement sur
cette mesure de la vitesse de la lumière appliquée à la recherche de la distance du soleil. Bornons-nous aujourd’hui à exposer les résultats des nouvelles expériences.
Ce n’est pas la méthode Foucault, mais la méthode Fizeau, qu’à tort ou à raison M. Cornu a choisie pour ces expériences. Elle est moins commode, sujette aux influences atmosphériques, et peut-être moins supé
rieure à celle-ci que ne le supposent ses partisans.
Pourtant il faut croire que ce ne sont pas des raisons de parti qui ont engagé le savant physicien à la choisir de préférence, mais seulement l’amour pur et désintéressé du progrès scientifique.
L’Observatoire et la tour de Montlhéry sont distants l’un de l’autre de 23 kilomètres, et cette distance a été maintes fois vérifiée, cette fameuse tour étant liée aux plus glorieux souvenirs de la science française : à la détermination du mètre, à celle de la carte de France, à celle de la vitesse du son par le bureau des longitudes, etc,
Pour réaliser ces expériences, on a installé sur la terrasse de l’Observatoire une roue dentée, pouvant tourner en raison de plus de 1600 tours par seconde. On envoie à travers la denture de la roue en mouve
ment un faisceau de lumière qui va se réfléchir sur un appareil placé à la tour de Montlhéry et qui revient à l’Observatoire. Le point lumineux qui en résulte au retour des rayons paraît fixe, malgré les interruptions du faisceau, à cause de la persistance des impressions lumineuses sur la rétine. L’expérience consiste à chercher la vitesse de la roue dentée qui éteint cette espèce d’écho lumineux. L’extinction a lieu lorsque,
dans le temps nécessaire à la lumière pour parcourir le double de la distance des stations, la roue a substi
tué le plein d’une dent à Xintervalle de deux dents qui livrait au départ le passage à la lumière. La loi du mouvement du mécanisme qui fait tourner la roue dentée s’inscrit sur un cylindre enfoncé et l’observa
teur, par un signal électrique, enregistre le moment précis où la vitesse convenable est atteinte.
M. Cornu a fait 504 expériences, dans lesquelles il a varié les roues employées, le nombre et la forme des dents, ainsi que la vitesse et le sens de la rotation. Le résullat général donne le chiffre de 300 400 kilo
mètres par seconde pour la vitesse de la lumière dans l’espace. Foucault avait trouvé 298 000 kilomètres.
Tel est le résultat relatif à la vitesse de la lumière. Comme on sait d’autre part et par des observations astronomiques (les éclipses des satellites de Jupiter),
que la lumière emploie 473 secondes pour venir du soleil à la terre, on en conclut que la distance du soleil est de 142 millions de kilomèlres. Nous verrons si la discussion des observations du passage de Vénus donnera le même chiffre. On doit féliciter le conseil de l’Observatoire d’avoir décidé ces expériences et de les avoir confiées à l’habileté de M. Cornu.


HIYOTOKO


NOUVELLE JAPONAISE
(Suite)
— Illustre Kisaki, dit-elle, quand j’étais petite fille, je donnais, pour jouer, le nom d’époux à un misérable petit enfant de rien comme moi ; qui m’eût dit que j’aurais l’honneur d’être la fidèle esclave du très-illustre daïmio et la mère de ses illustres enfants !
Pour le coup, Lavison sentit une bouffée de colère lui monter au visage ; il fut tenté de se lever et de protester avec indignation contre ces
singuliers procédés de la morale japonaise. Il s’arrêta à temps, comprenant que rien ne l’auto
risait à élever la voix; et sentant d’ailleurs tout ce qu’il y aurait d’insensé à s’insurger ainsi, devant des auditeurs absolument incapables de le com
prendre, contre des coutumes qu’il ne se sentait pas le droit de blâmer, quelque différentes qu’elles fussent de celles de son pays.
Cependant, la Kisaki, visiblement heureuse du succès de sa mission, se leva, s’inclina profondé
ment devant les hommes, salua les femmes d’une nouvelle génuflexion, et rejoignit sous la vérandah les deux coskeis qu’elle y avait laissés et qui s’empressèrent de remettre à ses petits pieds les sandales de paille qu’elle avait déposées.
— Tsjoo, dit gravement Lavison quand les femmes furent sorties, excuse-moi si je m’ex
prime mal. Je ne connais, pour ainsi dire, du Japon que son côté officiel et diplomatique; je n’ai fréquenté jusqu’ici, en fait d’hommes de ta nation, que des gens tout disposés à mettre un masque quand ils parlent à des Européens. Aussi,
je ne connais que très-imparfaitement les mœurs de ton pays. Ce que j’en ai vu ce matin chez toi m’a surpris, et, j’oserai le dire, parce que je n’ai rien de caché pour toi, m’a affligé.
— Que dis-tu ! s’écria Tsjoo en ouvrant de grands yeux étonnés.
— Tu aimes ta fille, Tsjoo, plus et mieux qu’il n’est d’usage d’aimer ses enfants au Japon. Estce vrai ?
— C’est vrai.
— Il y a trois jours, ici même, tu l’as trouvée presque entre les bras d’un insolent...
— Oh ! oh ! malheureux ! tu parles en ces termes de notre illustre daïmio !
— Oui, ton daïmio est un insolent. La liberté de mon pays nous permet de ne pas ménager nos termes à ceux qui ne ménagent pas leurs actions, Aujourd’hui, cet homme méprisable te fait demander ta fille pour en faire sa maîtresse !
— Eh ! eh ! si je connais un peu ton pays, il me semble, après tout, qu’on ne s’y gêne pas énormément pour avoir des maîlresses.
— Je le reconnais ; mais ce qu’on ne voit guère chez nous, ce sont des pères qui, comme toi,
écoutent sans colère d’odieuses propositions et les acceptent même avec empressement.
— Allons ! allons ! ne t’emporte pas ainsi, dit Tsjoo en riant; si je te laissais aller, tu finirais par me dire des injures. Quoi que tu dises, Lavi
son, les Japonais sont des gens polis. Moi aussi j’ai vu dans le pays où tu es né des choses qui ne m’ont point paru bien honnêtes. Je me suis tu,
cependant, pensant qu’il ne faut pas juger les gens et leurs actes sur les coutumes de leur pays, coutumes qu’ils n’ont pas faites et dans lesquelles ils ont été élevés, mais par la façon dont ils rem
plissent leur devoir et écoutent la voix de leur conscience. Ecoute-moi et réfléchis : Hiyotoko,
dans le yaski du daïmio, sera richement logée, honorablement nourrie et vêtue ; moi-même, qui étais devenu par mon voyage Fennemi mortel d’Ongazawara, je puis être son protégé si ma fille, comme je le crois, est assez adroite pour se maintenir en faveur. Tout cela peut-être ne suf
firait pas pour décider un Français ; mais il en faut beaucoup moins pour gagner un Japonais.
Au surplus, ajouta-t-il, voici Hiyotoko; je te laisse avec elle ; interroge-la et tu sauras si son avis diffère beaucoup du mien.
VII
Hiyotoko rentrait seule. Lavison fut tenté de fuir ; mais une curiosité invincible le retint comme malgré lui. Qu’allait-il faire? Sur le point de quitter cette maison hospitalière, le jeune capi
taine emportait une médiocre idée de Tsjoo et de
Zingou. Quelque effort qu’il se fit pour leur trouver une excuse dans la force irrésistible des mœurs nationales, il ne pouvait réussir complètement à surmonter une certaine répugnance in
stinctive pour ce père et cette mère disposés à livrer leur fille avec tant d’aplomb, par un misérable calcul de vanité et d’intérêt.
Assurément, il ne pouvait condamner en eux cette perversité involontaire, qu’ils devaient à leur éducation, non à la malice de leur cœur ; mais elle faisait pour lui l’effet de ces infirmités qui ne font pas sans doute mépriser le malade, mais le rendent repoussant.
Le cas d’LIiyotoko n’était pas le même. C’est du moins ce que se disait Lavison, avant même d’avoir trouvé ni cherché la raison de cette dis
tinction arbitraire. La raison, Lavison n’eût pas voulu se l’avouer à lui-même, mais nous pou
vons l’avouer pour lui : la raison, c’est ce trésor
d’indulgence que possède tout cœur humain pour une personne jeune, belle et ingénue. Hiyotoko avait une grâce naïve, une beauté originale, une élégance naturelle, une piquante simplicité que tout contribuait à faire valoir aux yeux de Lavi
son : la découverte inattendue d’un pareil trésor, l’énorme éloignement du pays qui le recelait,
l’étrangeté de ses mœurs, de ses idées, de son langage, de ses traits même et de ses vêtements, l’absence, en un mot, de tout caractère banal ou vulgaire dans la beauté de son corps et les qualités de son esprit.
Mais un côté monstrueux s’était tout à coup révélé dans cette âme profonde et candide ; La
vison allait le sonder, et quelque peur que lui ins
pirât d’avance une expérience qui pouvait le conduire au désenchantement, il ne put se résoudre à l’éviter.
Peyremal.
(La suite prochainement. )