d’un jeu de cartes, excitaient au plus haut point l’admiration de la foule, mais le lord-maire et lady mayoress n’avaient pour objectif qu’une chose : M “ Nilsson, inaugurant la nouvelle scène dans un rôle shakespearien, avec des fleurs etdes brins de paille dans les cheveux, avec la couronne de la touchante Ophélie.
Imaginez donc la désillusion quand on leur a dit :
— Nous ne servirons pas la fiancée d’Mamlet à vos seigneuries. Un enrouement, le seul de la
saison, traversait Paris hier au soir; hélas! c’est la blonde chanteuse qui l’a attrapé !
— Aôh ! ont répondu les deux Anglais en échangeant un sourire imprégné de doute et de déception.
Cet enrouement de la cantatrice, peutêtre l’ont-ils pris pour argent comptant. La poli
tesse exigeait que nos hôtes crussent à sa sincérité.
Mais, pour sûr, il n’en a pas été de même dans la salle. Ce n’est point aux Parisiens d’aujourd’hui qu’on parvient « à faire voirie tour », comme disait Privat d’Anglemont. La chanteuse Scandi
nave s’enrouer si aisément, elle qui est née dans le pays de la neige ! elle qui a chanté, sans s’interrompre, à Londres où il y a de si beaux brouillards; à New-York, entourée d’eau; à Saint-Pé
tersbourg, en plein hiver, par kh degrésRéaumur,
sous la température des ours blancs ! Allons donc ! cet enrouement, survenu dans l’Ile-de- France, ça ne prend pas ! Et d’ailleurs les échos d’une bisbille de coulisses étaient déjà parvenus jusqu’à ce public de l’orchestre qui est devenu si friand de commérages. Au fond de ce mal de gorge, on n’aurait constaté qu’un choc d’amourpropre; elle n était donc enrouée que pour rire.
Il ne faut pas jouer avec l’amour quel qu’il soit, dit un proverbe. M nc Nilsson a ses fervents
qui l’aiment autant que des auditeurs peuvent aimer une chanteuse. Ceux-là faisaient la moue. Beaucoup tempêtaient. L’un d’eux était comme un croquet.
— Ah! voilà, disait-il, ce que c’est que de faire de ces dames des triomphatrices, des idoles ! Le public le plus brillant de l’univers connu n’est déjà plus rien pour elles. Qui croirait que cette petite Christine a commencé par être chanteuse des rues, heureuse quand on jetait une pièce blanche dans sa sébile? On l’a trop applaudie !
On lui a donné de trop gros appointements ! On lui a jeté à la tête trop de lilas de Perse ! Se mo
delant sur Paris, l’Europe et l’Amérique l’ont traitée en enfant gâtée. On lui a dit : « Tu es une AlLesse lyrique ! » Allez donc lui faire entendre maintenant qu’il ne faut pas se plier à ses moin
dres caprices ! Ah ! c’est notre faute ! Nous ignorons l’art de mettre une bride à notre enthou
siasme. Elle a abusé de notre faiblesse. 11 ne nous reste plus à faire pour elle que la folie de Leicester pour une reine : jeter sous ses pieds un manteau de velours, brodé de perles. Mais, quant à moi, si j’étais Président de la république, je ferais rebâtir le FoiT-l’Evêque et je l’y emprisonnerais!
Eh bien, l’amateur a tort. Mmi Nilsson est réellement enrouée. La preuve, c’est que les médecins l’envoient se guérir à Cannes ou à Monaco. Paris espère la revoir bientôt et compte l’applaudir, comme de coutume.
On fait grand bruit d’un fait d’hier, Ja formation de la Société des artistes français.
L’initiative de ce projet est due à M. Ph. de Chennevières, directeur des Beaux-Arts. Des critiques de plus d’un genre sont dirigées contre celte in
novation. Les uns disent : — « Une telle société » ne donnera naissance qu’à des coteries. » Pre
nant les choses de plus haut, d’autres voient dans le nouvel établissement un retour trop net au
passé. — Avant 89, disent-ils, la France était remplie de jurandes, reliquat du moyen âge. Voulez-vous donc refaire les maîtrises? En mul
tipliant les corporations, on revient à ce régime.
Il y a la Société des gens de lettres, la Société des auteurs dramatiques, la Société des musiciens, la Société des comédiens, trois cents autres so
ciétés ; voici maintenant la Société des artistes français, comprenant les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les architectes. Pourquoi ne ferait1-on pas demain la Société des photographes, la Société des aéronautes ? Une belle société ce.se
rait celle des vignerons de France; une autre société non moins belle, ce cerait celle des culti
vateurs de pommes. Poussez le principe jusqu’à l’absurde; faites autant de sociétés qu’il y a de corps d’état. Eh bien, si l’on découpe ainsi la France en une multitude de petits carrés, notre pays ne sera plus qu’un damier sans grandeur,
une agglomération de Lilliputs qui se feront la guerre entre eux et où le génie national ne pourra que s’émietter.
Oui, mais d’autre part, M. Ph. de Chennevières et ses amis, stipulant en faveur de celte nouveauté, disent aussi une bonne chose. On les entend soutenir qu’il est bon de procurer à l’artiste les moyens de combattre la faiblesse de l’isolement parla puissance de l’association. Une grande société, prolongeant ses ramifications un peu partout, serait de nature à rendre à l’art moderne de sérieux services. Au reste, ce sont ceux qui tiennent ce raisonnement qui ont l’air de remporter. Les artistes, réunis dimanche dernier aù Palais de l’Industrie, y ont élu leur premier comité. — Nous reparlerons prochainement de toute cette affaire.
AAAA Depuis quelque temps, la mort, faisant mouvoir sa vieille faux, toujours infatigable,
moissonne les notabilités par douzaines. Ne citons pas de noms, une nomenclature funèbre ne pou
teur. — Il ne serait cependant pas permis de passer sous silence la mort de M. Emile Péreirc, un des hommes qui ont le plus contribué à donner la vie à notre époque.
Associé à son frère Isaac, il a certainement accompli ries prodiges. Notez qu’au premier aspect, il avait réellement l’air, la figure et même le lan
gage d’un enchanteur tel qu’on en voit dans les légendes. Quand on se faisait introduire chez lui, dans le superbe hôtel du faubourg Saint-Honoré, on se trouvait tout à coup en présence d’un petit homme au front plissé, aux yeux mobiles, au sourire tout à la fois sardonique et triste.
M. Emile Péreire, ne paraissant vivre que d’une existence mécanique, était plutôt couché qu’as
sis, plutôt enroulé sur lui-même que couché.
Vous eussiez dit d’un gnome. S’il parlait, on voyait ses lèvres remuer, mais la voix, tout à fait sourde, n’avait rien d’humain.
C’était néanmoins de cette apparence d’homme que partaient les plus grands projets dont on se soit occupé à Paris pendant vingt ans. Ce quasi paralytique était l’activité même. Une étincelle jaillissant de sa tête meltait en mouvement les millions par centaines et les travailleurs par ba
taillons. Sans quitter son fauteuil, il a fait des chemins de fer, creusé des canaux, nolisé cent navires; il a construit tout ce quartier féerique qui sert d’encadrement au parc de Monceaux. Un historien anglais, parlant de Jules César, s’é
crie: « Il a conquis des empires et il n’a pas » laissé après lui l’étendue d’un carré de choux. »
M. Emile Pereire, plus modeste et plus fastueux tout ensemble, aura laissé comme trace de son passage des monuments sans nombre, mais surtout la plus belle portion de Paris.
Avant de devenir un des plus grands financiers de ce siècle, il avait débuté, comme tant d’hommes éminents du jour, par être un utopiste, un rêveur. Son frère et lui ont été du
saint-simonisme de la première heure. Ils ont porté la jaquette bleue. Ils ont prêché à la salle Tailbout. Ils sont même allés à Ménilmonlant, cette Galilée de la religion nouvelle.
On me permettra sans doute de donner ici quelques détails anecdotiques qui ne manquent pas d’un certain intérêt.
I i. me venait d’éclater dans la communion nouvelle; le Père Enfantin, suivi de ceux de se? disciples qui voulaient lui demeurer fidèles,
émigra à Ménilmontant, entre le parc de Sainl- Fargeau et le bois de Romainville. Là était une grande maison aabndonnée, délabrée ; les murs tombaient, le jardin était inculte. C’était l’héri
tage du Pape; il le donna à ses fils en leur disant :
— Il faut le reiaire.
Ils vinrent donc en troupe ; ils s’y établirent, et, en moins de trois mois, la maison redevint la plus belle propriété de cette zone. Les Saiat-Simoniens étaient architectes, maçons, peintres,
serruriers, jardiniers, ingénieurs.Un d’eux, ayant creusé le sol, y avait découvert une mine de 150 mètres de sable avec lequel on couvrit les allées et tous les endroits susceptibles d’embellissement.
— Voilà qui est bien commencer, dit le Père. Un jour, Paris entier vous appartiendra.
On sait que la prophétie s’est accomplie pour les trois quarts.
Il faut bien vous apprendre quels épient ces apôtres.
On voyait d’abord parmi eux un savant médecin, le docteur Léon Simon; près de lui se trou
vait M. Pau! Rochette, professeur de rhétorique. Comme il entrait dans les théories de l’école de rehausser ou même d’abolir la domesticité, cha
cun servait les frères. Ceux que nous venons de nommer, s’entourant le corps du tablier blanc, faisaient la cuisine. Un substitut du procureur du roi, M. Léon Talabot, s’exerçait au lavage de la vaisselle. Ce dernier commandait à trois aides,
M. Gustave d’Eicthal fils, M. Lambert, si célèbre depuis par ses voyages, et le baron Charles Duveyrier, lequel remplissait aussi les fonctions de poète de Dieu.
Emile Barrault, qui avait professé la physique au collège de Sorrèze, tenait à honneur de cirer les bottes. Un ancien élève de l’Ecole polytech
nique, maintenant capitaine d’état-major, entretenait le linge. Chose très-curieuse, les apparte
ments étaient frottés par M. Rigaud, docteur en médecine, par un homme du monde, M. llolslein fils, et par M. Broët, futur rédacteur du Journal des Débats, aujourd’hui député de l’Ardèche. Un autre polytechnicien, M. Michel Che
valier, futur sénateur, avait l’administration générale do la maison. Il faisait, en outre, le service à labié; c’était lui qui donnait au Père tout ce dont il avait besoin pour ses repas.
On vivait beaucoup au jardin. Un ingénieur célèbre, Henri Fournel, qui avait été jadis à la tète du. Creuset, donnait ses soins aux plantations et à l’horticulture. Trois coopérateurs principaux l’aidaient: c’était TM. Raymond Bonheur, professeur de dessin, père de Mle Rosa Bonheur, M. Roger, musicien de l’Opéra-Comiquc et b: prolétaire Charles Pennekèrc. Félicien David,
alors fort jeune, était le Linus de la colonie; il adaptait sa musique juvénile aux vers blancs du poète de Dieu. On sait qu’il a composé des chœurs qui sont devenus plus tard le thème de l’odesymphonie du Désert.
Ménilmonlant n’était qu’une halte; bientôt eut lieu la dispersion des apôtres. Les Saints-Sirnoniens s’en allèrent à travers le
monde, les uns en Orient, les autres dans le journalisme, les autres dans l’industrie. Presque tous furent des hommes remarquables.
M. Emile Péreire écrivit au National, sous les ordres d’Armand Carrel. Il était fort pauvre alors, très-éloigné de supposer qu’il pùl devenir un jour si grand millionnaire.
Ce serait en rappelant ces souvenirs qu’il aurait dit le mot qu’on lui attribue.
— A trente ans, j’avais des dents et pas de pain; à soixante ans, j’ai du pain et plus de dents !
N. B. — Ce mot, si philosophique, est d’ailleurs l’écho d’une caricature de Charlet.
Philibert Audebrand.
Imaginez donc la désillusion quand on leur a dit :
— Nous ne servirons pas la fiancée d’Mamlet à vos seigneuries. Un enrouement, le seul de la
saison, traversait Paris hier au soir; hélas! c’est la blonde chanteuse qui l’a attrapé !
— Aôh ! ont répondu les deux Anglais en échangeant un sourire imprégné de doute et de déception.
Cet enrouement de la cantatrice, peutêtre l’ont-ils pris pour argent comptant. La poli
tesse exigeait que nos hôtes crussent à sa sincérité.
Mais, pour sûr, il n’en a pas été de même dans la salle. Ce n’est point aux Parisiens d’aujourd’hui qu’on parvient « à faire voirie tour », comme disait Privat d’Anglemont. La chanteuse Scandi
nave s’enrouer si aisément, elle qui est née dans le pays de la neige ! elle qui a chanté, sans s’interrompre, à Londres où il y a de si beaux brouillards; à New-York, entourée d’eau; à Saint-Pé
tersbourg, en plein hiver, par kh degrésRéaumur,
sous la température des ours blancs ! Allons donc ! cet enrouement, survenu dans l’Ile-de- France, ça ne prend pas ! Et d’ailleurs les échos d’une bisbille de coulisses étaient déjà parvenus jusqu’à ce public de l’orchestre qui est devenu si friand de commérages. Au fond de ce mal de gorge, on n’aurait constaté qu’un choc d’amourpropre; elle n était donc enrouée que pour rire.
Il ne faut pas jouer avec l’amour quel qu’il soit, dit un proverbe. M nc Nilsson a ses fervents
qui l’aiment autant que des auditeurs peuvent aimer une chanteuse. Ceux-là faisaient la moue. Beaucoup tempêtaient. L’un d’eux était comme un croquet.
— Ah! voilà, disait-il, ce que c’est que de faire de ces dames des triomphatrices, des idoles ! Le public le plus brillant de l’univers connu n’est déjà plus rien pour elles. Qui croirait que cette petite Christine a commencé par être chanteuse des rues, heureuse quand on jetait une pièce blanche dans sa sébile? On l’a trop applaudie !
On lui a donné de trop gros appointements ! On lui a jeté à la tête trop de lilas de Perse ! Se mo
delant sur Paris, l’Europe et l’Amérique l’ont traitée en enfant gâtée. On lui a dit : « Tu es une AlLesse lyrique ! » Allez donc lui faire entendre maintenant qu’il ne faut pas se plier à ses moin
dres caprices ! Ah ! c’est notre faute ! Nous ignorons l’art de mettre une bride à notre enthou
siasme. Elle a abusé de notre faiblesse. 11 ne nous reste plus à faire pour elle que la folie de Leicester pour une reine : jeter sous ses pieds un manteau de velours, brodé de perles. Mais, quant à moi, si j’étais Président de la république, je ferais rebâtir le FoiT-l’Evêque et je l’y emprisonnerais!
Eh bien, l’amateur a tort. Mmi Nilsson est réellement enrouée. La preuve, c’est que les médecins l’envoient se guérir à Cannes ou à Monaco. Paris espère la revoir bientôt et compte l’applaudir, comme de coutume.
On fait grand bruit d’un fait d’hier, Ja formation de la Société des artistes français.
L’initiative de ce projet est due à M. Ph. de Chennevières, directeur des Beaux-Arts. Des critiques de plus d’un genre sont dirigées contre celte in
novation. Les uns disent : — « Une telle société » ne donnera naissance qu’à des coteries. » Pre
nant les choses de plus haut, d’autres voient dans le nouvel établissement un retour trop net au
passé. — Avant 89, disent-ils, la France était remplie de jurandes, reliquat du moyen âge. Voulez-vous donc refaire les maîtrises? En mul
tipliant les corporations, on revient à ce régime.
Il y a la Société des gens de lettres, la Société des auteurs dramatiques, la Société des musiciens, la Société des comédiens, trois cents autres so
ciétés ; voici maintenant la Société des artistes français, comprenant les peintres, les sculpteurs, les graveurs et les architectes. Pourquoi ne ferait1-on pas demain la Société des photographes, la Société des aéronautes ? Une belle société ce.se
rait celle des vignerons de France; une autre société non moins belle, ce cerait celle des culti
vateurs de pommes. Poussez le principe jusqu’à l’absurde; faites autant de sociétés qu’il y a de corps d’état. Eh bien, si l’on découpe ainsi la France en une multitude de petits carrés, notre pays ne sera plus qu’un damier sans grandeur,
une agglomération de Lilliputs qui se feront la guerre entre eux et où le génie national ne pourra que s’émietter.
Oui, mais d’autre part, M. Ph. de Chennevières et ses amis, stipulant en faveur de celte nouveauté, disent aussi une bonne chose. On les entend soutenir qu’il est bon de procurer à l’artiste les moyens de combattre la faiblesse de l’isolement parla puissance de l’association. Une grande société, prolongeant ses ramifications un peu partout, serait de nature à rendre à l’art moderne de sérieux services. Au reste, ce sont ceux qui tiennent ce raisonnement qui ont l’air de remporter. Les artistes, réunis dimanche dernier aù Palais de l’Industrie, y ont élu leur premier comité. — Nous reparlerons prochainement de toute cette affaire.
AAAA Depuis quelque temps, la mort, faisant mouvoir sa vieille faux, toujours infatigable,
moissonne les notabilités par douzaines. Ne citons pas de noms, une nomenclature funèbre ne pou
vant guère avoir beaucoup d’attrait pour le lec
teur. — Il ne serait cependant pas permis de passer sous silence la mort de M. Emile Péreirc, un des hommes qui ont le plus contribué à donner la vie à notre époque.
Associé à son frère Isaac, il a certainement accompli ries prodiges. Notez qu’au premier aspect, il avait réellement l’air, la figure et même le lan
gage d’un enchanteur tel qu’on en voit dans les légendes. Quand on se faisait introduire chez lui, dans le superbe hôtel du faubourg Saint-Honoré, on se trouvait tout à coup en présence d’un petit homme au front plissé, aux yeux mobiles, au sourire tout à la fois sardonique et triste.
M. Emile Péreire, ne paraissant vivre que d’une existence mécanique, était plutôt couché qu’as
sis, plutôt enroulé sur lui-même que couché.
Vous eussiez dit d’un gnome. S’il parlait, on voyait ses lèvres remuer, mais la voix, tout à fait sourde, n’avait rien d’humain.
C’était néanmoins de cette apparence d’homme que partaient les plus grands projets dont on se soit occupé à Paris pendant vingt ans. Ce quasi paralytique était l’activité même. Une étincelle jaillissant de sa tête meltait en mouvement les millions par centaines et les travailleurs par ba
taillons. Sans quitter son fauteuil, il a fait des chemins de fer, creusé des canaux, nolisé cent navires; il a construit tout ce quartier féerique qui sert d’encadrement au parc de Monceaux. Un historien anglais, parlant de Jules César, s’é
crie: « Il a conquis des empires et il n’a pas » laissé après lui l’étendue d’un carré de choux. »
M. Emile Pereire, plus modeste et plus fastueux tout ensemble, aura laissé comme trace de son passage des monuments sans nombre, mais surtout la plus belle portion de Paris.
Avant de devenir un des plus grands financiers de ce siècle, il avait débuté, comme tant d’hommes éminents du jour, par être un utopiste, un rêveur. Son frère et lui ont été du
saint-simonisme de la première heure. Ils ont porté la jaquette bleue. Ils ont prêché à la salle Tailbout. Ils sont même allés à Ménilmonlant, cette Galilée de la religion nouvelle.
On me permettra sans doute de donner ici quelques détails anecdotiques qui ne manquent pas d’un certain intérêt.
I i. me venait d’éclater dans la communion nouvelle; le Père Enfantin, suivi de ceux de se? disciples qui voulaient lui demeurer fidèles,
émigra à Ménilmontant, entre le parc de Sainl- Fargeau et le bois de Romainville. Là était une grande maison aabndonnée, délabrée ; les murs tombaient, le jardin était inculte. C’était l’héri
tage du Pape; il le donna à ses fils en leur disant :
— Il faut le reiaire.
Ils vinrent donc en troupe ; ils s’y établirent, et, en moins de trois mois, la maison redevint la plus belle propriété de cette zone. Les Saiat-Simoniens étaient architectes, maçons, peintres,
serruriers, jardiniers, ingénieurs.Un d’eux, ayant creusé le sol, y avait découvert une mine de 150 mètres de sable avec lequel on couvrit les allées et tous les endroits susceptibles d’embellissement.
— Voilà qui est bien commencer, dit le Père. Un jour, Paris entier vous appartiendra.
On sait que la prophétie s’est accomplie pour les trois quarts.
Il faut bien vous apprendre quels épient ces apôtres.
On voyait d’abord parmi eux un savant médecin, le docteur Léon Simon; près de lui se trou
vait M. Pau! Rochette, professeur de rhétorique. Comme il entrait dans les théories de l’école de rehausser ou même d’abolir la domesticité, cha
cun servait les frères. Ceux que nous venons de nommer, s’entourant le corps du tablier blanc, faisaient la cuisine. Un substitut du procureur du roi, M. Léon Talabot, s’exerçait au lavage de la vaisselle. Ce dernier commandait à trois aides,
M. Gustave d’Eicthal fils, M. Lambert, si célèbre depuis par ses voyages, et le baron Charles Duveyrier, lequel remplissait aussi les fonctions de poète de Dieu.
Emile Barrault, qui avait professé la physique au collège de Sorrèze, tenait à honneur de cirer les bottes. Un ancien élève de l’Ecole polytech
nique, maintenant capitaine d’état-major, entretenait le linge. Chose très-curieuse, les apparte
ments étaient frottés par M. Rigaud, docteur en médecine, par un homme du monde, M. llolslein fils, et par M. Broët, futur rédacteur du Journal des Débats, aujourd’hui député de l’Ardèche. Un autre polytechnicien, M. Michel Che
valier, futur sénateur, avait l’administration générale do la maison. Il faisait, en outre, le service à labié; c’était lui qui donnait au Père tout ce dont il avait besoin pour ses repas.
Les deux Péreire étaient teneurs de livres.
On vivait beaucoup au jardin. Un ingénieur célèbre, Henri Fournel, qui avait été jadis à la tète du. Creuset, donnait ses soins aux plantations et à l’horticulture. Trois coopérateurs principaux l’aidaient: c’était TM. Raymond Bonheur, professeur de dessin, père de Mle Rosa Bonheur, M. Roger, musicien de l’Opéra-Comiquc et b: prolétaire Charles Pennekèrc. Félicien David,
alors fort jeune, était le Linus de la colonie; il adaptait sa musique juvénile aux vers blancs du poète de Dieu. On sait qu’il a composé des chœurs qui sont devenus plus tard le thème de l’odesymphonie du Désert.
Ménilmonlant n’était qu’une halte; bientôt eut lieu la dispersion des apôtres. Les Saints-Sirnoniens s’en allèrent à travers le
monde, les uns en Orient, les autres dans le journalisme, les autres dans l’industrie. Presque tous furent des hommes remarquables.
M. Emile Péreire écrivit au National, sous les ordres d’Armand Carrel. Il était fort pauvre alors, très-éloigné de supposer qu’il pùl devenir un jour si grand millionnaire.
Ce serait en rappelant ces souvenirs qu’il aurait dit le mot qu’on lui attribue.
— A trente ans, j’avais des dents et pas de pain; à soixante ans, j’ai du pain et plus de dents !
N. B. — Ce mot, si philosophique, est d’ailleurs l’écho d’une caricature de Charlet.
Philibert Audebrand.