HIYOTOKO


NOUVELLE JAPONAISE
(Suite)
Pendant que ce cortège gravissait péniblement l’allée, un grand mouvement s’était produit dans la maison. Hiyotoko repoussa brusquement le
châssis, revint au milieu de la chambre et écoula avec un indicible effroi.., Déjà l’on entendait les pas lourds des chevaux qui gravissaient l’allée.
Des pas précipités retentissaient dans toute la maison ; des appels multipliés se croisaient en tout sens, Zingou répondait à la voix de Tsjoo, les coskeis accouraient à Celle de leurs maîtres.
Quelqu’un s’arrêta devant la porte d’Iliyotoko ; une voix douce mais impérieuse appela la jeune fille. La. voix de Tsjoo devenait pressante. Il ébranlait la porte avec vivacité, puis avec colère. Hiyotoko, épouvantée, recula, comme pourfuir le danger, jusqu’au ond opposé de la chambre. Tsjoo s’emportait; un coup de genou furieux ébranla la porte ; un coup de pied plus violent encore fut près de l’enfoncer. Au comble de l’é­
pouvante, Hiyotoko poussa le châs-is qui fermait sa chambre du côté du bois ; une bouffée d’air frais arriva jusqu’à elle. La jeune fille hésita un instant, puis poussée par un sentiment irréflé
chi, elle se glissa sous lavérandahet écoula toute tremblante...
Elle entendit la porte craquer et céder sous les efforts furieux de son père ; elle entendit Tsjoo,
un instant ébahi en trouvant la chambre vide, l’appeler ensuite d’une voix effrayée, puis repousser impétueusement tous les châssis qui sé
paraient la chambre de la vérandah, Si la jeune fille l’eût osé, elle eût répondu aux cris désespérés de son père ; mais, vaincue par la peur, elle traversa rapidement l espace libre qui s’étendait autour de la vérandah et se trouva sous le massif formé par les premiers arbres du bois.
Le tumulte qui régnait alors dans la maison s’accroissait de plus en plus. Des voix de femmes et des voix d’hommes se croisaient dans tous les sens. Des lumières jaillissaient comme des éclairs par toutes les ouvertures laissées bâillantes entre les châssis. Hiyotoko fit un pas pour revenir vers sa chambre ; mais en ce moment les hommes du daïmio apparurent sous la vérandah, et la jeune fille, au comble de l’épouvante, se rejeta dans l’ombre épaisse du bois, fuyant devant ces figures sinistres qu’éclairaient en dessous la lueur rouge des lanternes.
Dans sa fuite aussi précipitée que pouvaient le permettre Tobcurité profonde et l’enchevêtre
ment des buissons qui embarrassaient ses pas, elle se sentait poursuivie par un bruit de voix confuses. Au milieu des éclats de rire et des plaisanteries grossières ou cruelles, elle enten
dait tantôt l’appel désespéré de sa mère, tantôt les menaces épouvantables des hommes d’Ongazawara.
Parfois, à travers une éclaircie, un rayon de lumière rouge venait tout à coup éclairer un tronc d’arbre, et Hiyotoko épouvantée se hâtait de se tapir dans les broussailles ou de s’enfoncer dans les parties les plus épaisses du bois.
Peu à peu, cependant, le bruit des voix parut s’éloigner, et enfin, après trois quarts d’heure de fatigues inouïes et de transes mortelles, Hiyo
toko, dépassant la lisière du bois, gravit la côte nue qui termine le Bluff et se trouva en présence de la barrière qui enclôt de ce côté le domaine de son père.
Elle s’arrêta, le visage, les mains, les pieds ensanglantés, et se retourna vers la maison pa
ternelle. Par-dessus le lapis vert que formait à ses pieds le feuillage des arbres, elle vit luire,
aux premiers feux du jour, le sommet de son yaski, songea à sa mère désolée, à son père furieux, à son pauvre petit Soukouné qui devait,
lui aussi, l’appeler avec dés cris désespérés, et elle se prit à pleurer.
Mais en même temps, sur la gauche, au delà du canal, du côté du yaski d’Ongazawara, où l’alarme sans doute était déjà donnée, elle en
tendit le bruit sourd et continu du gong. Elle comprit ou s’imagina qu’on appelait à la hâte les hommes d’armes du daïmio pour entourer le bois et la traquer en tout sens; elle se dit que sa fuite inconsidérée allait attirer sur sa famille peut-être, sur elle assurément, les châtiments les plus cruels, car rien au monde n’est plus impitoyable qu’un daïmio offensé, et parmi les daïmios, Ongazawara avait la réputation méritée d’être le plus impitoyable de tous.
Que faire? appelée d’un côté par le péril que courait ses parents, mais poussée de l’autre par son propre danger et par la haine qu’elle sentait croître dans son cœur contre Ongazawara, elle marcha avec hésitation vers la petite porte qui fermait la clôture sur le sommet du Bluff, l’ou


vrit précipitamment et se lança en courant sur la pente occidentale de la colline.


X
Au milieu du trouble produit dans la maison de Tsjoo par la fuite d’Hiyotoko, tandis que les hommes du daïmio fouillaient le bois dans tous les sens, pendant que Tsjoo désespéré parcou
rait comme un fou les alentours de sa demeure et que Zingou demandait à grands cris sa fille à tous les échos, un matelot français frappait à la porto de l’enclos et se faisait conduire à la maison.
Il rencontra Zingou sous la vérandah, et soulevant son bércl, lui présenta une lettre pliée à l’européenne, en disant :
— Pardon, excuse, madame. Voici une lettre pour mon-ieur... Je ne sais plus pour quel mon
sieur ; mais vous verrez bien son nom sur l’a- di osse. U y a une réponse,
Zingou jeta un coup d’œil sur les caractères étrangers, et semblable à un noyé qui s’accro
cherait volontiers à un rayon de soleil comme à une espérance de salut, elle vit dans ce carré de papier un renseignement possible sur la dispari
tion de sa fille. Elle allait partir à la recherche de Tsjoo, seul capable de déchiffrer un pareil grimoire, lorsque celui-ci, après une course inutile dans les environs de sa maison, arriva sous la vérandah. Elle lui tendit la lettre en disant :
— Voilà ce que cet homme vient d’apporter ; vois si l’on y parle de notre fille.
Tsjoo jeta un coup d’œil sur le marin qui, adossé, les bras croisés, contre un des supports de la vérandah, sifflotait philosophiquement en
regardant les guirlandes de verre se balancer audessus de sa tète. Il rompit le cachet de la lettre et lut ce qui suit :


« Cher Tsjoo,


» J’ai vu le taïkoun. Ma situation est grave et la tienne peut-être aussi. On te soupçonne de conspirer avec nous. La Tromhc va rester mouil
lée à mi-dislance entre Yédo et Yokohama, à (a disposition et à la mienne ; une chaloupe est en permanence devant la porte de ton enclos. A la moindre alerte, embarque-toi avec ies tiens. Jus
qu’à nouvel ordre, la légation française à Yédo reste un asile inviolable; si on voulait la violer, la frégate a des canons. Adieu, mes amitiés à Zingou, à Soukouné, à Hiyotoko. Ton ami, Lavison. »
Le premier mouvement de Tsjoo fut de déchirer avec colère cette lettre dont la fin ressemblait à une cruelle ironie. Mais il se retint aussitôt et réfléchit. Au fond, la lettre de Lavison annonçait à la situation de la famille de Tsjoo une terrible complication. Comment, d’ailleurs, les choses allaient-elles se passer de la part d’Ongazawara? Comment celui-ci prendrait-il la fuite d’Hiyo
toko? L’offre de Lavison pouvait être une précieuse et dernière ressource.
En ce moment, les hommes du daïmio, après une battue inutile, rentraient sous la vérandah. Celui qui paraissait commander l’expédition s’ap
procha aussitôt de Tsjoo et lui demanda d’un ton de colère :
— Où est ta fille? le daïmio l’attend, il nous la faut.
— J’ignore où elle est, dit humblement Tsjoo, et je l’ai cherchée partout vainement.
— Tsjoo, s’écria l’officier, Tsjoo, tu es l’ami des hommes du Couchant, on le sait; Tsjoo, il
t’arrivera malheur si l’on ne retrouve la fille.— Qu’est-ce là? demanda-t-il tout à coup en désignant du doigt le marin adossé au pilier.
— Un matelot, dit Tsjoo tremblant.
— C’est un de ces barbares dont tu as fait tes amis?
— Il n’est pas de mes amis, dit Tsjoo, mais il m’est envoyé par un de mes amis.


— Et que demande-t-il?


— Il veut savoir de mes nouvelles.
— Je vais lui donner des miennes, dit l’officier en ricanant.
Et sur un signe qu’il fit, tous ses hommes se dirigèrent vers le matelot. Mais celui-ci qui, sans
comprendre un mot de la conversation, suivait celte scène avec le plus vif intérêt et en devinait la violence à l’exagération des gestes de l’officier, prit flegmatiquement un sifflet dans la poche de son pantalon et en tira un son aigu et prolongé. Les Japonais s arrêtèrent court et s’entreregardèrent avec inquiétude. Presque en même temps, la porte de l’enclos s’ouvrit avec fracas, et quatre robustes matelots, la hache sur l’épaule, s’élancèrent sous l’allée au pas de course. Deux mi
nutes après, ils élaient rangés sur une seule ligne, à côté du camarade dont l’appel les avait fait accourir.
— Eh bien, mes braves moricauds, dit celuici, vous voilà plantés comme des bâtons de gi
rouette. No vous plaît-il pas faire un pas ou deux? On m’avait bien dit. que vous aviez le ca
ractère mal dégrossi et qu au milieu do vous il fallait toujours veiller au grain ; mais le matelot breton ça ne se mange pas sur le pouce, vous saurez ça.
Les Japonais, peu ra-suréspar l’altitude décidée de ces barbares, interrogeaient du regard
celui qui les commandait. Celui-ci fit signe aux coulies de reprendre le norimon qui était resté sous la vérandah, et se tournant vers Tsjoo :
— Tu as, lui dit-il, des amis fuit hardis; je t’en félicite. Quant à nous, nous retournons à
vide et il pourra nous en coûter cher ; mais il est possible, malgré tes amis, que tu sois encore plus à plaindre que nous.
— Mes braves, dit Tsjoo aux matelots français, quand le cortège fut parti, vous avez ordre d’attendre près d’ici avec votre sampan; vous n’attendrez pas longtemps ; demain malin, peutêtre avant, nous partirons ensemble pour re
joindre la frégate. Pour à présent, vous allez goûter notre saki.
— Pais boire ces hommes, renvoie-les cl hâtons-nous, dit-il à Zingou ; il n’y a pas de temps à perdre. Notre maison ne seia peut-être pas sûre demain. Embarquons tout ce qui peut s’em
porter aisément, embarquons-nous nous-mêmes et fuyons la colère d’Ongazawara. Que Benlen,
déesse de la famille, et Daïkokou, dieu de- biens terrestres, veillent sur notre yaski !
— Fuir! s’écria Zingou avec désespoir, fuir! quand ma fille est perdue! abandonner celle maison......
— Femme, dit sévèrement Tsjoo, ti sais qui tu es et devant qui tu parles.
— Tu es mon maître et je suis ton eve indigne, dit Zingou en se prostern m pieds de son mari. Tu dois commander obéir.
Elle se leva, essuya ses yeux et entra dan- la maison avec les matelots, pour leur offrir
Peyremal .


(La suite prochainement)