la porte de l’enclos, accoudés sur leurs carabines, attendirent en silence.


Bientôt des bruits de pas étouffés se firent entendre du côté du canal, puis tout à coup, à l’an


gle nord de l’enclos, se montrèrent, apparition fantastique, une vingtaine de figures rouges, sur
montées de vastes chapeaux sombres en forme de parasol, bizarrement éclairées, en dessous, par ces grosses lanternes de papier rouge que les hommes de la police japonaise portent, la nuit,
suspendues sur leur poitrine. Les matelots les regardèrent venir avec une surprise mêlée de quelque effroi.
— Qu’est-ce donc ? demanda l’un des matelots dans l’oreille de son voisin.
— Dame ! fit le loustic à demi-voix, m’est avis que c’est des vessies qu’on pourrait prendre pour des lanternes.
Un bruyant éclat de rire accueillit cette saillie. Les Japonais s’arrêtèrent brusquement. Mais bientôt l’un d’entre eux se détacha de la troupe et s’avança lentement du côté des Français.
— Apprêtez vos armes, dit à voix basse le quartier-maître.
Les chiens des dix fusils se soulevèrent à la fois. Le Japonais qui avait fait quelques pas en avant s’arrêta comme pétrifié. Il se fit un grand silence qui dura plusieurs minutes. Puis, tout à coup, des cris tumultueux se firent entendre du côté de la maison de Tsjoo. Un mouvement se produisit dans la patrouille, elle fit un pas en avant.
— En joue ! cria le quartier-maître. Et la patrouille s’arrêta de nouveau.
Cependant les cris d’effroi se rapprochaient de plus en plus. Soudain la porte de l’enclos s’ouvrit brusquement, et Zingou, Tsjoo, celui-ci portant Soukouné dans ses bras, se précipitèrent effarés sur les matelots.


— Mille tonnerres ! cria le quartier-maître en recevant Tsjoo dans le dos.


—- Au secours ! nous sommes perdus ! hurlait le malheureux Japonais. Sauvez-nous ! Sauveznous !
— Doucement! doucement! dit le quartiermaître en le saisissant au collet ; tâchons de voir un peu clair là-dedans. Vous parlez français...
à peu près à ce que je vois... Vous devez être le patron de la barque... Mille excuses !... je n’avais pas vu madame, ajouta-t-il en soulevant son bé
ret. Voyons, vous, mon bonhomme, ne tremblez pas comme une écoute sous vent largue et ditesmoi tout de suite de quoi il retourne.
— On a envahi mon yaski, on a voulu nous tuer tous.
— Qui ça ?
— Je ne sais... des hommes en armes... Ils sont cent, deux cents, trois cents, je ne sais pas combien ils sont.
— Ils ne doivent pas être tant que ça. C’est égal, je vois ce que c est. Il y a attaque combinée, nous sommes pris entre deux bordées. Les gars qui sont ici veulent entrer par les écoutilles,
comme qui dirait par la porte cochère; les autres ont sauté dans la batterie par les sabords; je vois
ça d’ici. L’affaire est perdue et je ne vois rien de mieux que d’abandonner le bâtiment. En avant ! monsieur et madame. Vous, mes braves, attention. Cinq par ici... bon! en face des réver
bères. Vous autres, là, pour surveiller l’allée. C’est ça. En route maintenant.
Le quartier-maître fit entrer Zingou dans le canot, lui indiqua de la main, avec un salut des plus recpectueux, la meilleure place à l’arrière,
lit asseoir de même Tsjoo et Soukouné, puis donna un coup de sifflet.
Aussitôt sas hommes, se formant sur deux rangs serrés, le doigt sur le chien de leurs carabines, s’avancèrent lentement et à reculons, en
trèrent dans le canot, armèrent les avirons en un clin d’œil et ramèrent vigoureusement.
A mesure que l’embarcation s’éloignait du rivage, la patrouille japonaise se rapprochait timi
dement de la porte de l’enclos. Lorsque enfin ils en eurent atteint le seuil, les Japonais, rompant subitement les rangs, se précipitèrent au pas de
course sous l’allée de chênes verts, pressés d’aller prendre leur part du pillage du yaski, déjà com
mencé par les hommes qui l’avaient envahi du côté du bois.
Vingt minutes plus tard, le canot était en pleine rade d’Yokohama et virait de bord pour prendre la direction du nord. On entendit tout à coup la cloche d.u guet retentir dans l’immensité de la nuit, frappée à coups redoublés par le maillet du guetteur. En même temps, un éclair illumina l’horizon et fut suivi d’un coup de canon. Zingou et Tsjoo tournèrent la tête avec effroi...
Au sud-ouest d’Yokohama, dans la direction de leur yaski, s’élevait une immense colonne de fumée sillonnée de gerbes d’étincelles. Une masse noire formait la base de la colonne, piquée par intervalles de points étincelants.
— Ma maison brûle ! s’écria Tsjoo en levant ses deux bras avec effroi.
Zingou poussa un cri, regarda Tsjoo timidement, honteuse d’avoir élevé la voix devant lui, et se prit à pleurer en silence. Soukouné repo
sait sur ses genoux, endormi par la fraîcheur de la brise et le son monotone des avirons, qui s’élevaient et retombaient en cadence.
XII
Mais si l’un des enfants de Tsjoo, soustrait par l’insouciance de son âge aux cruelles émotions de la journée, dormait bercé par la vague, à la
lueur de l’incendie qui dévorait la demeure de ses parents, l’autre, pauvre biche blessée au cœur, avait couru, dans une direction opposée,
les dangers les plus terribles et éprouvé les plus cruelles angoisses.
Hiyotoko, poussée au hasard devant elle par la crainte de tomber entre les mains d’Ongazavvara, avait roulé plutôt que descendu sur le ver
sant occidental du Bluff, se heurtant aux pierres, glissant sur les pentes, laissant aux épines des buissons les débris de ses sandales de paille,
mais préoccupée d’une seule idée : fuir le plus loin possible de la ville d’Yokohama,qu’elle aperce! ait encore sur sa droite.
Quand les dernières maisons du quartier franc eurent disparu, quand la jeune fille se vit en face d’une gorge étroite, sorte de ravin au fond du
quel coule un ruisseau tributaire de l’Yokohama-gawa, quand elle se vit dans l’alternative de s’enfoncer dans cette gorge sombre où péné
traient à peine les rayons du jour naissant, ou de revenir sur ses pas, elle hésita et se prit à trem
bler. Elle reprit enfin sa marche, mais à pas lents, regardant souvent derrière elle, s’arrêtant fré
quemment, toujours prête à rebrousser chemin,


mais toujours entraînée en avant par la crainte


de ce daïmio qu’elle haïssait plus que la mort.
De longues heures s’écoulèrent dans cette cruelle anxiété. Souvent un obstacle inattendu vint barrer la route à la malheureuse fugitive.
Plus d’une fois, abandonnant la direction qu’elle suivait, elle fut contrainte de s’engager dans des ravins latéraux embranchés sur le ravin princi
pal, si bien que lorsque le soleil commença à éclairer les cimes qui dominaient sa route, dévoyée par ces nombreux changements de direc
tion, elle ne sut plus absolument si elle s’éloignait ou si elle se rapprochait d’Yokohama.
Cette incertitude mit le comble à son effroi, Son idée fixe fut alors de regagner la demeure de ses parents ; mais ignorant le chemin qu’elle devait prendre, elle dut se décider à marcher au hasard devant elle. Or sa marche devenait de plus en plus pénible . Les derniers restes de sa fragile
chaussure venaient d’abandonner ses pieds, et elle ne pouvait plus faire un pas sans se blesser à une épine ou à un caillou. De plus, le jour s’avançait, et malgré les émotions poignantes qui avaient voilé jusque-là les besoins de la nature,
Hiyotoko commençait à sentir l’aiguillon de la faim. Ces souffrances présentes s’accroissaient encore des prévisions d’un épouvantable avenir. Où allait-elle, la malheureuse enfant, seule, dans
des pays inconnus, ne possédant pas un misérable széni ?
Découragée, désespérée, elle s’arrêta tout à coup, se laissa tomber sur le sol, croisa ses deux bras sur ses genoux, appuya son front sur ses bras et se prit à sangloter. Ah ! combien elle re
gretta alors la tranquillité de son yaski ! Avec quelle amertume elle se rappela la voix douce de sa mère, les caresses de son père, les gentillesses de Soukouné ! Combien elle maudit Ongazawara d’abord, puis Lavison lui-même, cause involontaire de son malheur !
Tout à coup, sentant peser plus lourdement que jamais l’épouvantable solitude qui l’enve
loppait, elle se leva, le visage en feu, les yeux hagards, les poings crispés, et d’une voix stri
dente appela sa mère. Les échos répétèrent comme en ricanant le nom de Zingou, puis tout retomba dans un silence effrayant. Anéantie par cet effort, Hiyotoko s’affaissa sur elle-même et reprit sa première attitude. Mais alors, par une sorte de réaction qui suit toutes les émotions violentes, elle tomba dans ce calme inconscient imposé par la nature comme un remède aux ex
cessives douleurs. Ses idées s’obscurcirent, sa volonté se détendit, sa mémoire s’affaissa et elle se sentit plongée dans une espèce de torpeur morale peu différente de l’évanouissement. Elle parut destinée à mourir là.
Or, dans ce calme relatif qui semblait annoncer la paix de la mort et qui accroissait pour elle l’intensité du silence, un murmure lointain,
vague, insaisissable, se fit entendre comme une sorte de bourdonnement qui n’éveilla pas d’abord son attention endormie. Mais peu à peu ce bruit monotone et continu s’empara d’elle comme une idée fixe. Par un mouvement à peine réfléchi, elle leva la tête et écouta.
Tn face d’elle, le ravin au fond duquel elle était assise montait, par une pente assez douce, jus
qu’à la crête, élevée d’une vingtaine de mètres. Or, bien au delà de cette crête, à une distance qui lui parut comme infinie, son oreille percevait un bruit.sourd, semblable au murmure que fait en
tendre une grande ville considérée de haut et de loin, ou le cours d’un fleuve dérobé aux regards par un rideau de peupliers.
Hiyotoko, poussée par une curiosité irrésistible,” s’élança sur la pente du ravin et en attei
gnit bientôt le sommet. Un immense panorama apparut alors tout à coup à ses regards. Du point élevé où elle se trouvait, la montagne descendait par une pente rapide jusqu’à une vaste plaine dont la surface, découpée en damier par les cul
tures, unie en apparence comme lés eaux de la mer, n’offrait en réalité que des ondulations invisibles pour Hiyotoko, à cause de la situation élevée qu’elle occupait.
Tout en face d’elle, une belle rivière, en partie cachée par deux rangs d’arbres magnifiques, s’avançait paresseusement et par mille détour-,
tantôt cachée sous la verdure, tantôt étincelant comme une moire d’argent sous les feux du soleil alors à son midi. Puis, arrivée au pied du coteau,
elle en caressait les premiers rochers, se courbait lentement à droite, n’abandonnait plus la montagne, qu’elle enserrait dans ses plis, et disparais ­ sait avec elle dans la direction de l’ouest.
A gauche, du côté du midi, une longue ligne blanche se développait à perte de vue, venait mourir dans le coude de la rivière et reparaissait sur la rive opposée, offrant l’apparence d’un chemin coupé, dans la nuit, par les eaux d un tor
rent, ou dont une crue subite aurait emporté le pont.
Les ingénieurs japonais ont, sur la construction des routes, des idées quelque peu différentes des nôtres. Nous croyons bonnement, lorsque nous avons une fois entrepris une voie de grande ou de petite communication, que rien au monde
n’en peut modifier la largeur ni interrompre la continuité.
Peyremal.
(La suite prochainement.)