que nous venons de dire à ce sujel n’est encore rien ou presque rien. Voilà qu’on annonce un événement d’une très-haute importance et abso
lument neuf. Au milieu de ce mouvement du plaisir, les deux colonies ont été amenées plus d’une fois à se rencontrer. IL y avait dans l’origine une certaine différence de race, de langue, de costumes, d’usages ; à présent qu’il est bien visible qu’on vit de la même existence, on n’a plus au
cune raison d’être séparé. C’est pourquoi une fusion est projetée ; les deux colonies n’en feront bientôt plus qu’une. Ceux qui s’occupent de cette autre conjonction des centres feront dire aux Yankees, par les Russes : « Venez à nos bals et » nous irons à vos dîners. » La théorie du libre échange n’aura jamais fait naître de plus charmant commentaire.
Hélas! s’est-on assez chamaillé, l’autre soir, à Versailles! Que de gros mots de part et d’autre ! Quelle colère parce qu’on ne veut pas ou qu’on ne peut pas parler la même langue! Votez que ces débats recommenceront, puisque les lois constitutionnelles seront forcément remises sur le tapis.
En sortant de ce spectacle d’une Assemblée où trois cents hommes sont toujours prêts à se prendre aux cheveux avec trois cents autres hommes, et cela à cause de deux ou trois sub
stantifs, on est tout étonné de rencontrer en plein Paris des rêveurs, des sceptiques, de joyeux com
pères qui vont et viennent en fredonnant, comme si de rien n’était. Ceux-là, à la vérité, sont des êtres à part. Ils ne sont ni royalistes, ni républi
cains, ni impérialistes, ni septennalistes. Si vous les pressez, ils vous avoueront, peut-être, qu’ils appartiennent à un cinquième parti : celui qui se rit des autres.
Quoique les temps soient durs, ces phénix de la gaieté française ne désertent pas la place pu
blique. « — C’est nous qui sommes les vrais » sages, » disent-ils. — Et ils ont peut être raison.
Z“* doit être rangé dans cette catégorie.
— Ah ! Z *, comment vous y prenez-vous donc pour avoir toujours une si belle santé?


— En ne parlant jamais politique.


— Mais c’est là une chose impossible, cher ami !
—- Pas pour moi, toujours.
— La politique ! On n’entend que ça, chez soi, dehors, au cercle, à déjeuner, à dîner, en faisant des affaires, au théâtre, partout.
— Tout ce que vous voudrez. Je ne m’en occupe jamais.
— Vous êtes donc de ceux qu’une loi de Solon notait d’infamie parce qu’ils refusaient de donner leurs soucis à la chose de tous? Vous êtes donc assez dépourvu de cœur pour n’avoir pas d opinion?
—Je n’en sais rien. Je tiouve que tout le monde a tort et que tout le monde a raison. Mais ce que je sais mieux encore c’est qu’en discutant on s’anime ; qu’en s’animant, on s’emporte; qu’en s’emportant, on n’a plus conscience de ce qu’on inange ; qu’en ne sachant plus ce qu’on mange,
on ne s’entend plus sur ce qu’on boit; qu’en méconnaissant ce qu’on boit, on digère contre les règles posées par l’Ecole de Salerne ; qu’en digé
rant de travers, on se donne une gastrite; qu’avec une gastrite, on peut gagner des lésions à l’épi
gastre ; qu’en étant malade de la sorte, on prend la vie en horreur, ce qui est évidemment contraire à tous les principes, puisque, au bout du compte, l’homme a été inventé pour vivre.
— Mais enfin, cher Z *, si vous entendiez traiter une grande question, là, blanche, verte ou tricolore, peu importe, par les hommes les plus éloquents de notre pays ?
— Ça ne vaudrait pas pour moi une aile de faisan bien cuit à la broche.
— Et vous résistez aux théories sociales? — Je ne puis pas les digérer.


— Mais ces lois de l’autre jour ! 11 nous faut une Constitution, que diable !


— Qu’on en fasse une si l’on veut ; pour moi, je ne veux pas nuire à la mienne.


Impossible de tirer de lui autre chose.


Z*** est un mauvais citoyen, d’accord ; il est peut-être aussi le plus heureux des habitants de Paris.
Il jouira, dit-il, de sa constitution jusqu’à cent ans.


Un mot, en passant, sur la Société des artistes français.


Il parait que la chose va mal. Le projet de M. Ph. de Chennevières est déjà déraciné ou peu s’en faut. Des peintres en renom qui ont été élus au palais de l’Industrie pour s’occuper des statuts constitutifs, les plus marquants ont donné leur dé


mission. Non-seulement ils se sont retirés, mais encore ils ont désavoué l’œuvre, dont ils préten


dent ne pas bien saisir l’opportunité. — Vous allez voir qu’il en sera de cette affaire comme du Musée des copies.
L’un de ceux qui ont décliné l’honneur de faire partie du comité exposait très-naïvement les mo
tifs qui l’ont poussé à écrire aux journaux qu’il entendait bien ne rien être dans cette nouveauté.
— Je veux bien, disait-il, que mon atelier ne soit pas un sanctuaire ; l’endroit n’en doit pas moins être inviolable. Pourquoi permettre qu’on vienne sans cesse m’y déranger ? Levé, chaque jour, au chant du coq, je m’assieds devant mon chevalet. J’attaque un paysage, une vue de Barbison. Je m’arrête à peigner comme il faut un arbre, un jeune chêne dont la tête est quelque peu emmêlée. Il faut nuancer les verts, détacher les feuilles, faire filtrer la lumière avec aisance. Un mal du diable à se donner. Au plus beau mo
ment, on frappe. Qui peut être là? J’ai pourtant bien donné ordre de ne laisser monter personne,
ni un paresseux, ni un importun, ni surtout un amateur. Les trois coups recommencent à se faire entendre. — Qui est-ce donc?— Monsieur, on
vous demande pour tout de suite. — Où ça? — A la Société des artistes français. — Pourquoi faire? — Pour rédiger les statuts. — Je n’ai pas le temps. — Monsieur, tous vos confrères l’ont bien. — Qu’ils fassent sans moi; je ne le trou
verai pas mauvais. — Impossible, monsieur.
Comme vous êtes une des notabilités de l’art contemporain, on ne veut rien décider que vous ne soyiez présent. — Bon gré, mal gré, il faut bien obéir.
lin honneur! c’e-t un honneur ! Je descends l’escalier quatre à quatre, décontenancé, ennuyé, ennuyeux. A vingt minutes de là, me voilà au milieu des confrères.
Je ne vous dirai pas le grimoire qu’on débat. Je n’en sais rien puisque, par bonheur, ce n’est pas encore arrivé, mais ce que j’atteste c’est que continuer à peigner mon arbre de la forêt de Fontainebleu m’aurait bien plus amusé. Quoi qu’il en soit, c’est une journée de perdue. Puis
qu’on en donne une par semaine, il y en a donc cinquante-deux à dépenser, chaque année, de la même façon. Ajoutez les cas extraordinaires, la réunion annuelle, les litiges à arranger, les visites à faire, les obsèques des défunts à régler, cela fait bien encore cinquante-deux. Total : cent quatre jours. Sur une somme de trois cent soixante-cinq, le contingent ne laisse pas d’avoir son importance. Si encore, ces sacrifices faits,
on jouissait au moins de l’approbation de ceux dont on a soigné les intérêts ! Passe encore ; mais les grands se moquent de vous, les moyens vous envient, les petits vous déchirent. On s’en moque, dira-t-on. Mais attendez ! avril arrive, on veut voi - un lever de soleil. Pas possible. Le co
mité vous retient à la patte par un fil invisible.
Juin arrive. On veut aller étudier un effet de lune sur la mer de Normandie. Du tout. Les affaires de la Société avant les prédilections personnelles. J’ai prévu que la compagnie en préparation de
vait être ce que je vous dis là; j’ai dit que je retirais mon pinceau du jeu et je ne m’en dédirai pas.


L’Académie des sciences vient de donner son approbation à un projet qui, s’il se réalise,


deviendra le plus grand fait de ce siècle. Il s’agit du tunnel sous-marin qui doit relier la France à l’Angleterre. II y a un peu plus d’un an, s’il vous en souvient, j’ai eu à par ler de ce rêve prodi
gieux de savants et de capitalistes. Renseigné par M. Bergeron, un des intrépides ingénieurs qui ont épousé cette entreprise sans pareille, je no
tais ce rêve comme étant en voie de devenir une réalité. Mais aussitôt on venait à moi, en haussant les épaules. « — Ce que vous nous dites là,
» monsieur, m’écrivait un de nos abonnés, ce » n’est qu’un conte bleu, fait tout au plus pour » endormir les enfants. » J’ajoute qu’il y en avait plus d’un qui pensait de même sans prendre la peine de le dire.
A la dernière séance de l’Académie des sciences, le projet du tunnel sous-marin n’a causé, Dieu merci ! aucun mouvement d’incrédulité. 11 est vrai qu’il se présentait sous le couvert d’un bien haut patronage. L’homme qui, perçant l’isthme de Suez, a réuni un jour les deux mers qui baignent l’Egypte était ià pour lui servir de répon
dant; M. Ferdinand de Lesseps, éparpillant les plans, les éludes, les rapports sur le bureau, ajoutait à tous ces documents l’autorité de sa convic
tion personnelle. Les savants du palais Mazarin ne sont ni des rêveurs ni des enthousiastes, ca
pables de se laisser prendre à la glu de la poésie.
Ils voient les choses telles qu’elles sont Ils ont donc adhéré à ce projet prodigieux. Conclusion :
encore un petit bout de temps, et le miracle sera organisé. On pourra aller en chemin de fer de Douvres à Calais et de Calais à Douvres.
Vous savez la perte si regrettable que l’art français vient de faire.
Millet, l’ami, l’élève de Théodore Rousseau est mort, la semaine dernière, dans cette forêt de Fontainebleau dont il savait si bien rendre avec son pinceau les changeants aspects.
L’excellent paysagiste avait eu quatorze enfants ; il lui en est resté neuf, ce qui est encore un joli chiffre.
Très-bon et très-honnête père de famille, le peintre des Moissonneurs prenait, bien entendu, ses devoirs au sérieux.
Cependant sa situation n’excluait pas quelques accès de gaieté sur l’abondance de sa progéniture.
Un jour X***, le marchand de tableaux, allait le voir à sa petite maison de Barbison et parais
sait ébahi de trouver un artiste au milieu d’une postérité si nombreuse.
— Ah ! je comprends, dit Millet avec un légei accent de mélancolie, vous vous étonnez, mon cher. Au fait, avec tant de stalues autour de moi, j’ai plutôt l’air d’un sculpteur que d’un peintre.
Revenons aux Torlonia, dont je vous disais un mot dans mon dernier Courrier. L’incom
parable galerie de cette maison, aujourd’hui mise en vente, donne un certain intérêt d’actualité à toute sorte de détails historiques.
Les Torlonia ont toujours beaucoup aimé la France.
Un journaliste, mort il y a quinze jours, Crétineau-Joiy, racontait qu’étant allé, en 182P, pas
ser l’hiver à Rome, l’ancien commissionnaire de la piazza di Spagna, devenu prince, l’avait in
vité, un soir, à venir assister dans son palais à une fête musicale et littéraire.
— Venez-y, venez-y, lui disait-il de la manière la plus pressante, j’ai un poète, un débutant à vous présenter.
— Un débutant en poésie ! Et comment l’appelez-vous, prince?
— Louis, roi de Bavière. Et il disait vrai.
Le soir, le monarque bavarois s’estima fort heureux d’être offert à la protection du critique français par un Romain qui, avant d’avoir eu des millions, vivait en portant des lettres.
Philibert Audebrand.