HIYOTOKO


NOUVELLE JAPONAISE
( Suite )
Les constructeurs de routes japonaises en jugent d’une façon toute différente. Pour eux, la largeur de la route dépend avant tout des acci
dents de terrain; quant aux cours d’eau qui vien
draient à la couper, ils ne s’en inquiètent guère, laissant aux voyageurs, qui y sont plus directement intéressés, le soin de se tirer de cette difficulté.
Or Hiyotoko était précisément témoin en ce moment des efforts des voyageurs pour arriver à suivre leur route à travers une rivière où les in
génieurs avaient négligé de jeter un pont. La scène ne laissait pas d’être pittoresque. Les voya
geurs, un instant entassés sur les deux rives par l’obstacle où ils venaient se heurter l’un après l’autre, prenaient bientôt leur parti. Les cavaliers
poussaient tout simplement leurs montures à l’eau, prenant soin seulement de relever et de
croiser leurs pieds sur le cou de l’animal, pour éviter de les tremper dans le courant. Parmi les piétons, les uns dénouaient leurs chaussures, les enfermaient avec le paquet de hardes sus
pendues à l’extrémité de leur bâton de voyage, et s’enfonçaient résolument dans l’eau qui, à certaines places, s’élevait jusqu’à leurs épaules. Ar
rivés sur la rive opposée, ils frappaient alterna
tivement le sol de leurs pieds nus, pour secouer une partie de l’eau dont leurs vêtements étaient trempés, remettaient leurs sandales et reprenaient gaiement leur route.
D’autres, plus riches ou moins hardis, acceptaient les offres des passeurs qui, vêtus d’une ceinture, coiffés d’un mouchoir à carreaux, éta
laient complaisamment devant les voyageurs leurs membres tatoués, et sollicitaient la faveur de servir de montures. Celui qui réussissait à se faire agréer se mettait à quatre pattes sur le sol ; l’homme ou la femme qui l’avait engagé s’établissait à califourchon sur sa nuque, et le pas
seur, se relevant lestement, s’élançait dans l’eau avec son fardeau.
D’autres enfin, ceux-ci tout à fait opulents, arrivés en congo ou en norimon, se faisaient passer sur l’autre bord par les coulies qui les avaient amenés et qu’on faisait aider, à cause de la force du courant, par deux des quatre passeurs.
Le tout formait un pêle-mêle curieux de gens, de chevaux, de litières, pataugeant côte à côte ou en sens contraire, riant, pestant, se heurtant,
s’éclaboussant à qui mieux mieux, roulant parfois dans l’eau, à la grande joie de cette cohue.
XIII
lliyotoko, sans prendre le temps de se demander ce quelle pouvait attendre de tous ces in
connus affairés, ni s’il lui serait utile de passer le gué ou de se diriger en sens contraire, Hiyo
toko, poussée par le besoin instinctif de trouver enfin à qui parler, descendit précipitamment le coteau et atteignit bientôt la grande route.
En ce moment, un élégant norimon passait, porté sur les épaules de quatre coulies demi-nus. Tous quatre se retournèrent vers la jeune fille, en même temps qu’une tête de grande dame se penchait curieusement par la portière. Les pieds nus d’IIiyotoko, ses vêtements déchirés et mis en désordre par les accidents du chemin, le crépon
rouge qui nouait ses cheveux, complètement froissé et dérangé par le repos de la nuit, suffi
saient sans doute pour expliquer la surprise des passants.
En voyant le sourire à la fois étonné et moqueur que lui adressa la noble inconnue, Hiyo
toko rougit et n’osa ouvrir la bouche. Elle eût du reste été embarrassée pour formuler une ques
tion, ne sachant exactement ce qu’elle voulait ni ce qu’elle devait dire.
Le norimon passa, se dirigeant vers le gué ; la jeune fille le suivit à pas lents et de loin, sentant
croître sa honte et son embarras à mesure qu’elle approchait du bord de la rivière.
Tout à coup une demi-douzaine de passeurs se précipitèrent vers elle, sollicitant à grands cris l’honneur de la transporter sur l’autre rive. Tous
s’étaient jetés-à quatre pattes devant elle, tendant le cou pour l’inviter à s’asseoir.
— Pour un itzibou, criait l’un.
— Pour un tempo, hurlait un autre.
— Pour un széni, offrait un troisième.
— Pour rien, insistait un quatrième, en tournant impudemment sur la jeune fille son regard oblique.
Hiyotoko ahurie regardait autour d’elle comme si, retenue prisonnière, elle eût cherché une issue pour s’enfuir.
— Allons, allons, dit un des passeurs en se relevant et saisissant la pauvrette par le bras droit; viens avec moi, je ne te demande rien.
— Ni moi, dit un autre en la prenant par le bras gauche.
— Ni moi, ni moi, ni moi, crièrent-ils tous ensemble, en cherchant à l’entraîner en sens contraire.
Hiyotoko épouvantée poussait des cris de détresse. Les voyageurs s’arrêtaient, ceux-ci sur la route, ceux-là au bord de l’eau, d’autres au milieu de la rivière, regardaient cette scène et pous
saient de grands éclats de rire, encourageant les passeurs par des cris d’approbation. Déjà un cercle s’était formé autour du groupe, comme on fait autour des lutteurs célèbres du pays. Hiyotoko criait, priait, se débattait et allait enfin suc
comber sous les efforts d’un des passeurs qui,
plus hardi que les autres, l’avait saisie par la
taille et l’emportait triomphant, lorsqu’un nouvel acteur entra tout à coup en scène.
A trente pas de l’endroit où Hiyotoko se défendait vainement contre cette indigne attaque,
sur un tertre peu élevé qui dominait le cours de la rivière, était arrêté un norimon. Aux premiers cris poussés par la jeune fille, une tête sortit par la portière, tête singulière en vérité. Coiffée d’un immense chapeau d’écorce de bambou_ en forme de vase renversé, elle se terminait inférieure
ment par une barbiche noire comme du jais, qui se perdait sous les plis d’une chemise d indienne déboutonnée,mais loigneusementempesée.
— Oh ! oh ! du sexe ! s’écria l’inconnu... Ah ! les sauvages, poursuivit-il, quand il se fut rendu compte de la scène qu’il avait sous les yeux.
Et sans réfléchir davantage aux conséquences possibles de son action, il enfonça plutôt qu’il n’ouvrit la portière du norimon, s’élança en cou
rant, tomba comme une bombe sur le cercle des spectateurs, en renversa une demi-douzaine, pé
nétra par la brèche, saisit par la queue nationale le passeur qui entraînait Hiyotoko, et le tirant brusquement à lui, le contraignit à lâcher prise.
— Ah! triple Japonais! criait-il, tu maltraites les dames, toi! Grosse brute maquillée! Grand mulet de renfort ! Stupide cheval de rivière !...
A chaque invective, il secouait vivement la queue du patient; à la dernière injure, il donna une secousse si violente que le malheureux Japo
nais tomba lourdement assis. On se regardait, on chuchotait dans la galerie. Le mot de barbare commençait à circuler.
Tout à coup un des assistants, plus robuste ou plus hardi que les autres, s’avança, levant en l’air ses deux poings serrés et montrant deux formidables rangées de dents blanches. Mais comme l’étranger, imitant par raillerie le geste du Japonais, serrait les dents comme lui et comme lui levait ses deux poings formidables, l’audacieux tourna prestement les talons et s’enfonça dans les rangs des spectateurs.
L’inconnu se retourna alors vers la jeune fille qu’il venait de délivrer, et qui était tombée à genoux au milieu du cercle.
— Tiens! tiens! s’écria-t-il, mademoiselle Tsjoo! Quel bon vent vous amène dans ces pa
rages, assez éloignés ce me semble de la maison du papa?
Peyremal. (La suite prochainement. )


LES THEATRES


Gymnase : Mademoiselle Duparc, comédie en quatre actes de M. Denayrouse.
A la première représentation, la comédie de M. Denayrouse a obtenu un plein succès. J’applaudis pour ma part, plus que tout autre, à cette réussite et, puis
que ce début d’un jeune auteur nous promet dans l’avenir un véritable talent, je ne marchanderai à M. Denayrouse ni l’éloge ni le blâme. La critique ne peut laisser passer légèrement cette comédie; en raison même de sa valeur le drame de M. Denayrouse a droit à tous les éloges, mais aussi à toutes les vé
rités. Je sens là un esprit jeune et vaillant et il me semble qu’il a plus à gagner par la lutte que par la
fortune facile : la discussion que je veux entreprendre avec cette œuvre intéressante montre assez l’estime que j’en fais.
Qu’est-ce que Mademoiselle Duparc ? Une jeune fille pauvre. Le roman de sa vie a commencé dans la misère, s’est continué dans ces drames ordinaires qui escortent toujours les existences vouées au malheur. M11 Duparc, accueillie au début dans une famille hon
nête, a été aimée par le fils de la maison ; les parënts
se sont refusés à consentir à une mésalliance et le jeune homme s’est tué de désespoir; cette jeune tille a vingt ans, et déjà se dresse derrière elle le souvenir d’un malheur et d’un crime. La maison de M‘“ de Meursolles s’est ouverte ensuite pour elle. Elle a été d’abord l’institutrice de l’enfant de la comtesse. Toute la tendresse, tous les soins, tout le dévouement qu’on peut attendre d’une femme, Mlle Duparc l’a prouigué auprès du lit de son élève malade L’enfant n’est plus, mais la reconnaissance de la comtesse a fait àM Duparc une place au foyer domestique. Quelque géné
reuse que soit l’hospitalité de Mme de Meursolles, la position de Mlle Duparc, mal définie entre l’intimité et la domesticité, est toujours subalterne. Cette âme de jeune fille avait à se décider dans la vie. Mlle Duparc a-t-elle accepté avec résignation une situation difficile ou bien son cœur hautain s’est-il aigri aux bles
sures cuisantes de son orgueil. Qui est-elle enfin?Une soumise ou une révoltée? on ne sait; et c’est là un des défauts de la pièce. Ce personnage qui voit des aspirations du bien, pour obéir aux suggestions du mal, hésite et se dessine vaguement. Comme il man
que de franchise, il manque aussi d’intérêt. J’en dirais autant de la comtesse de Meursolles; celle-là est une âme noble, élevée, faite de toutes les forces du bien, prête à tous les sacrifices et à tous les pardons, et pourtant ce caractère ne se formule pas avec netteté, il s’enveloppe de je ne sais quels sentiments religieux, introduits la pour la thèse, qui conseillent a la comtesse des tolérances impossibles et coupables. Chré
tien ! soit. Mais le chrétien qui absout est aussi celui qui condamne, et si la loi de Dieu ordonne la charité elle commande aussi la justice. Et puis, la passion humaine, celle qui se réclame de son droit et de son devoir, ne se laisse pas arrêter à un faux cas de con
science. Voyez la Princesse Georges, dont M 1 de Meursolles est un peu sœur en religion de théâtre,
elle est chrétienne, c’est vrai : mais si on lui prend son mari, elle se révolte et elle a raison.
Ce rapprochement vous dit assez que M. de Meursolles est amoureux de M“* Duparc. Une nuit le comte a pénétré dans l’appartement de Clotilde. La comtesse l’a vu entrer. Que faire? A quel parti se résoudre? Faut-il rompre avec éclat, faut-il tout supporter en silence et reconquérir le comte à force de patience et de longanimité? Ce secret que nous découvre la comtesse et cette question quelle se pose font la matière d’un premier acte très-ferme, très-net, très
remarquable dans sa clarté et dans sa concision. Il a une réelle valeur cet acte et il dénote chez son auteur un véritable sentiment dramatique.
Au second acte, le drame qu’on pressentait au début de la pièce s’engage vigoureusement. Un incident le fait éclater. Au milieu d’une fête, dans cette so
ciété nombreuse qui entoure la comtesse, un étourdi qui connaît le premier amour de Clotilde et qui croit que cet amour a été une faute, rappelle tout bas a M11 Duparc ce passé douloureux, et Clotilde, indignée de cette parole cruelle, s’adresse hautement devant tous à la comtesse:—Madame, dit-elle, monsieur vient de m’insulter, ici, chez vous. Il dit que j ai eu un amant; si vous ne le croyez pas, chassez-le, si vous le croyez, chassez-moi !
La scène” est inattendue, violente, mais elle se sauve par son audace même. Mise en demeure d agir, la comtesse qui veut cacher la faute de son mari lait res
pecter MUe Duparc et prie le jeune homme de se retirer. Ce qu’il fait en demandant au comte s’il ratifie,