brillante, prenait l’engagement de se changer en féerie. On n’a jamais vu, en effet, pas même au Généraliffe, au temps des rois maures, un éblouissement comparable à celui-ci. Des glaces par
tout, des girandoles partout; les dorures que vous savez se reflétant en cent endroits. Ajoutez-v l’orchestre de Strauss, d’abord; bientôt après un public d’élite. Le premier quadrille avait bien
l’air de se produire au milieu d’un conte de fées.
On a calculé que huit mille personnes étaient entrées. Pas une loque, bien entendu, rien que de riches costumes. Toute l’ambition des temps où nous sommes est qu’on fasse voir qu’on est riche ou qu’on parvienne à le paraître. L’or, la soie, le velours, les plumes, la dentelle, les dia
mants couraient par troupes pressées. Il y avait même un trop grand assaisonnement de joaille
rie. Mais que voulez-vous? il ne fallait pas non plus que le public jurât avec les murs si profon
dément dorés de l’endroit. Jamais on n’aura vu tant de joyaux accumulés en une salle; le shah de Perse, orné de son aigrette, n’aurait produit qu’un très-mince effet.
Vous pensez bien que ce n’était pas un bal pour danser, mais un bal à aller voir. La consigne était de regarder. On a bien plus joué des yeux que des jambes. Les ministres occu
paient les loges, les princes et les princesses d’Orléans aussi. Il y avait de même, à ces places privilégiées, de gros banquiers, car, à l’heure où nous voilà, la tinance, comme à l’époque de Law, tend à être à la tête de tout. Dans l’enceinte, tous les clubs élégants défdaient l’un après l’autre, à la manière de bataillons qu’on passe en re
vue. MM. les attachés d’amhassade, si forts sur l’art de mettre sa cravate, se montraient aussi. Les célébrités du perron de Tortoni arrivaient à la suite. Cependant ces masses fashionables ne représentaient toujours que « le côté des hom
mes ». Or, ce que le gros du public avait surtout en vue en allant à ce bal paré et masqué, c’était « le côté des femmes ».
Un Dangeau du reportage avait écrit, la veille, trois lignes dont la foule s’était vivement éprise.
« Pour celte fois, les femmes du monde, rom» pant avec leurs habitudes, viendront, soit pa» rées, soit masquées. » Promesses qui, comme tant d’autres, devait finir en fumée. Premier point, on voyait plus de cavaliers que de dames, suivant l’usage invariable de ces cohues. Second point, si l’on en excepte une vingtaine de do
minos, noirs ou bleus, qui se dissimulaient à tout instant dans les groupes, on ne rencontrait par là que des femmes venues de tous les mondes, hormis du vrai monde. 11 n’en était pas moins fort curieux de voir les naïfs, crédules aux re
porters, Diogènes en habit habillé, courant un peu partout à la recherche de la femme du monde annoncée. Ils appelaient cet oiseau rare, et le merle blanc ne se décidait pas à apparaître.
Femme du monde, où étais-tu donc? Pardieu,
elle était au coin du feu, en famille, occupée à boire une tasse de thé ou à lire le roman nou
veau. Il n’y avait pas à la demander aux galops d’alentour.
En ce moment, tout est fini. Nous voilà en carême. Le carnaval est mort sans avoir vécu. On a publié une longue liste de prédicateurs qui,
du haut de la chaire de vérité, vont, pendant quarante jours, recommander la pénitence. Ca


chez les masques, serrez les loups de velours.


Toutefois ce régime de mortification sera nuancé encore de quelques joies mondaines; par exem
ple, tout se met déjà à la musique. Oratorios,
concerts, matinées, soirées, l’harmonie va neiger sur Paris.
C’est pourquoi je prends la liberté de vous recommander un merveilleux recueil, les Chants pyrénéens, trente-six airs béarnais, douze airs
basques, deux airs des Pyrénées-Orientales, — le tout recueilli, chanté et publié par Pascal Lamazou, avec accompagnement de piano par Auber, Alard, Félicien David, Gounod, Jules Cohen,
Henri Reber et dix autres célébrités du genre. Un très-beau dessin de Gustave Doré orne le


frontispice de cette œuvre. — Théophile Gautier raffolait de ce recueil.


— Il y a là-dedans, disait-il, un tableau vivant et poétique de la civilisation méridionale au moyen âge. Que de mélodies exquises depuis la Chanson béarnaise, de Gaston Phœbus, arrangée à une ou deux voix par Auber, jusqu’aux airs basques Izar Ederra (le bel astre, l’étoile) du célèbre chanteur Garat, que la reine Marie-Antoinette ai
mait tant à entendre, et Chorinoak Kayulan (petit oiseau dans la cage), véritable chef-d’œuvre, encadré de perles fines par Félicien David.
Sur la fin de la semaine passée, on s’é­ tait porté en foule à l’hôtel Drouot, à la vente Chintreuil. Le peintre des brumes et des rosées
aura obtenu beaucoup de succès, — après sa mort ; c’est pour lui comme pour le Tasse. En deux jours de vacation, ce qu’il a laissé a rapporté près de 140 000 francs. On a fait cette re
marque qu’un de ses plus beaux paysages, le dernier qui ait été refusé par le jury, a été de la
part des enchérisseurs l’objet d’un empressement marqué. — 140000 francs, et la moitié de cette somme aurait pu sauver ce lutteur quand Béran
ger indiquait ses tableaux aux riches dédaigneux qui les accueillent si bien aujourd’hui ! — Mais pas de déclamations sur les misères de la vie d’artiste; — ne disons pas toujours la même chose, quoiqu’il y ait toujours la même chose à dire.
Et les tombeaux ?
Hélas ! il faut bien se résoudre à le dire, il y a aujourd’hui une question des tombeaux !
— Tomheau de Frédéric Soulié à restaurer ; Clésinger vient de l’achever.
— Tombeau d’Auber; — on ne peut se décider à le terminer.
— Tombeau de Théophile Gautier; — il est encore sur le métier.
Pythagore, vous le savez, disait aux Crotoniates : « Les tombeaux honorifiques sont une dette que vous contractez envers vos grands hommes. » Nous autres, nous nous faisons bien tirer l’o­ reille avant d’acquitter cette dette-là. Mais cepen
dant celui des contemporains illustres auquel on aura le plus marchandé les honneurs d’outre
tombe aura été Lamartine, tant encensé de son vivant. Deux monuments avaient été votés, il y a six ans, à ce grand poëte qui a été aussi un grand citoyen. C’est tout au plus et à grand’peine si
une mince statue a été érigée, l’an dernier, sur la place d’une bourgade de la Bourgogne. L’autre souvenir votit viendra quand il pourra.
Au reste, Lamartine n’aura pas été gâté, sous ce rapport des honneurs rendus, même lorsqu’il était de ce monde.
Lisez à ce sujet la curieuse et très-véridique histoire qui suit.
On était en 1847.
Lamartine venait de publier l Histoire des Girondins. Tout Paris lisait ce livre. Toute l’Europe battait des mains.
Un jeune peintre, déjà en vogue à cause d’un récent tableau, mais déjà aussi à l’affût de tout ce qui peut mettre une rallonge à un succès, se prit à part et se dit :
— Ce serait une bonne affaire que d’avoir à faire le portrait du poëte-historien.
Sous un prétexte quelconque, il alla faire une visite au célèbre écrivain, et rapporta le soir, dans son atelier, un croquis de ses traits.
Très-peu de temps après un orage subit éclate sur le continent; c’est d’abord à Rome, sous la
main de Pie IX. — « Courage, saint père !_ » lui criait un de nos hommes d’Etat; c’est ensuite en
Sicile; c’est aussi en Suisse; c’est bientôt en
France. Lamartine devient alors, sinon le chef nominal, du moins le président réel du gouvernement provisoire.


Aussitôt le peintre de se frotter les mains.


— Voilà qui va bien, dit-il ; c’est le cas de faire
le portrait du poëte, et le portrait en pied, bien entendu. Quel honneur ce sera! Je n’ose pas
dire : quel profit ! Voyons, mettons-nous vite à l’œuvre.
Il avait à peine disposé la toile, les couleurs et le pinceau que l’auteur de Y Histoire des Giron
dins n’était plus au pouvoir. Le premier coup de fusil des journées de juin l’en avait fait descendre.
— Il est clair que je rêvais, se dit alors l’artiste, quand je décidais qu’il fallait un portrait en pied pour cette idole aux pieds d’argile. Je ne ferai plus qu’un buste, vu de face. Cela suffira.
Michel Montaigne l’a écrit : le propre des démocraties est la mobilité. — On venait de nommer la Législative en remplacement de la Constituante. — Lamartine n’était pas réélu.
— Pardieu, reprit le peintre, j’étais bien bon de songer à faire un portrait de face. L’homme n’est plus rien : il ne mérite qu’un portrait de trois quarts.
Très-peu de temps après eut lieu le coup d’E­ tat du 2 décembre, et, par suite le second em
pire. Lamartine avait dû se retirer à Saint-Point; il ne s’occupait plus de politique ; il était rede
venu seulement un homme de lettres glorieux, mais pauvre, surtout pauvre.
— Mon Dieu, s’écria le peintre, ce serait agir en dupe que vouloir s’obstiner à cette œuvre. Le portrait de ce rêveur ne sera pas achevé. Qu’il reste donc au clou dans l’atelier !
Le poëte a connu toute cette histoire, qu’il racontait en souriant. C’était sous forme de moralité qu’il ajoutait, en s’adressant au comte d’Orsay, son ami :
—Etonnez-vous donc maintenant que je vous répète le même mot : « Plus je vois les hommes, plus j’aime les chiens ! »
Achille Ricourt vient de mourir.
Il y a quelques mois, à Passy, le jour des obsèques de Jules Janin, les yeux se portaient avec un empressement cordial sur ce vieillard à tête blanche qui a tant contribué à vivifier le mouve
ment artistique de 1830. En dépit de l’âge, il avait encore bon pied, bon œil; sa parole était vive, dégagée, abondante en traits d’esprit nul
lement apprêtés. Ses amis l’entouraient en se disant :
— Il vivra encore longtemps.
Achille Ricourt est mort presque sans maladie, presque par hasard, sans se douter qu’il fût si près du grand départ.
On sait tous les services qu’il a rendus à l’art, au théâtre, aux lettres, au bon ton. C’est lui qui,
en 1831, avait fondé Y Artiste auquel il faisait écrire Eugène Delacroix et Paul Delaroche en regard de Gustave Planche et de George Sand.
C’est lui qui a deviné M1Ie Rachel et qui en a fait la plus grande tragédienne de ce siècle. Il avait aussi aidé aux débuts de François Ponsard,
en contraignant l’Odéon à jouer Lucrèce. Il avait créé l’école lyrique.
Ricourt était pauvre, mais nul ne pouvait s’en douter, tant il savait se montrer digne dans les relations de la vie.
Depuis une dizaine d’années, cet homme, toujours joyeux, devenait pourtant un peu amer. Le spectacle du monde actuel l’avait désenchanté.
Il trouvait les peintres nouveaux trop grossiers dans leurs façons, trop amoureux d’argent en faisant leurs œuvres. Quant aux gens de lettres
du jour, une répartie tombée de ses lèvres fera comprendre ce qu’il en pensait.
Un réaliste critiquait devant lui les poëtes de la génération de 1830, « lesquels n écrivaient, disait-il, qu’avec des plumes d’oie ».
— Il est vrai, répondit Ricourt, en 1830 ils écrivaient avec des plumes d’oie et ils en faisaient des plumes d’aigle. Ceux d’aujourd’hui écrivent avec des plumes de fer et ils en font des plumes de dindon.
Philibert Audebrand.